Les enjeux de la bataille pour l’Ukraine

Les Etats-Unis ont montré un intérêt tout particulier pour l’Ukraine à l’occasion des récentes élections qui y ont eu lieu. Est-ce parce qu’il s’agit d’un pays où la démocratie reste à bâtir, comme ils le prétendent eux-mêmes ? Etaient-ils inquiets à l’idée qu’il y ait des fraudes ou que la liberté de la presse soit bafouée ? Ou existe-t-il au contraire pour eux d’autres raisons de se soucier de ce pays situé à la croisée de l’Europe et de la Russie ? Pour le savoir, nous avons consulté les archives divulguées ces dernières années par Wikileaks. La réponse est sans appel : si l’Ukraine attire tant l’attention des USA, c’est avant tout pour des raisons économiques et géostratégiques. Quant à la « démocratie », il ne s’agit que d’un prétexte pour orner leurs objectifs de bonnes intentions.

 
 

 

Pour les Etats-Unis, le contrôle de l'Ukraine répond à trois principaux objectifs : 1) renforcer l'OTAN, 2) lutter contre l'influence croissante de la Russie, 3) s'approprier un marché trop fermé.

 

  1. Renforcer l'OTAN

L'OTAN est une alliance militaire créée en 1949 pour faire face à la « menace soviétique ». L'organisation n'a cependant pas disparu avec la chute de l'URSS. Au contraire, elle n'a cessé de grandir, intégrant peu à peu tous les anciens pays socialistes : Hongrie, Pologne et République Tchèque en 1999, pays baltes et une partie des Balkans en 2004, Albanie et Croatie en 2009. Aujourd'hui, l'OTAN est la plus grosse organisation militaire au monde, regroupant la quasi totalité des pays d'Europe et d'Amérique du Nord. Elle est susceptible d'intervenir partout où les intérêts de ses membres – Etats-Unis en tête – sont menacés (1).

 

Pour les Etats-Unis, l'intégration dans l'OTAN de l'Ukraine – le plus grand pays d'Europe – est un objectif important. Déjà en 1997, le stratège Zbigniew Brzezinski écrivait dans son livre Le grand échiquier : « Entre 2005 et 2010, l'Ukraine doit être prête à des discussions sérieuses avec l'OTAN. Après 2010, le principal noyau de sécurité en Europe consistera en : la France, l'Allemagne, la Pologne et l'Ukraine. »

 

Cette volonté d'intégration de l'Ukraine a par la suite été maintes fois exprimée. En 2007, le Congrès américain a passé un acte par lequel il autorisait « l'aide US pour assister l'Ukraine dans la préparation d'une possible adhésion à l'OTAN. » Juste avant le sommet de Bucharest en 2008, Bush a publiquement déclaré « offrir un "fort soutien" à la demande de l'Ukraine de recevoir de l'OTAN un Plan d'action pour l'adhésion. » Dans le cadre du sommet, de hauts fonctionnaires US ont affirmé « qu'ils espéraient que l'Ukraine recevrait un Plan d'action pour l'adhésion aussitôt que les ministres des affaires étrangères de l'OTAN se rencontreraient. » Enfin, après le sommet, le Sénat américain a passé une résolution exprimant son « fort soutien » à l'idée que « l'Ukraine […] devienne un jour membre de l'OTAN (2) ».

 


  1. Lutter contre la Russie

Dans les années 1990, la Russie était totalement soumise aux Etats-Unis et ne les inquiétait par conséquent pas beaucoup (les entreprises US faisaient à peu près ce qu'elles voulaient dans le pays). Cela a changé avec l'arrivée de Poutine au pouvoir en 2000. Celui-ci s'est efforcé de ramener la Russie au rang de grande puissance en lui garantissant notamment une plus grande indépendance économique. Naturellement, cette nouvelle rivalité a fort déplu aux USA.

 

Ceux-ci ont donc entrepris d'affaiblir Moscou par tous les moyens. Ils s'efforcent notamment de l'empêcher de créer un bloc économique alternatif qui comprendrait l'Ukraine, pays indispensable à au développement de la Russie. Brzezinski écrivait à ce propos dans Le grand échiquier : « Sans l'Ukraine, la Russie n'est plus qu'une grande puissance asiatique. Si la Russie reprend le contrôle de l'Ukraine, de ses 52 millions d'habitants, des richesses de son sous-sol et de son accès à la Mer Noire, elle redeviendra une grande puissance s'étendant sur l'Europe et l'Asie. ». Autrement dit, l'Ukraine doit être sous domination US.

 

C'est également sous cette perspective qu'il faut comprendre l'intégration de l'Ukraine dans l'OTAN. On lit ainsi dans un Rapport au Congrès américain faisant le bilan du Sommet de l'OTAN à Bucharest en 2008 : « Ceux qui considèrent la Russie comme une menace potentielle pour la sécurité de l'Europe voient dans l'adhésion future de l'Ukraine à l'OTAN une garantie contre les possibles tentatives de la Russie de faire renaître son "empire" (3). »

 

 

  1. S'approprier un marché trop fermé

Après la chute de l'URSS, l'Ukraine est passée d'une économie largement planifiée par l'Etat à une économie de marché. La plupart de ses entreprises, fermes et terres agricoles ont été privatisées. Les enjeux économiques de la privatisation étaient énormes puisque l'Ukraine – le plus grand pays d'Europe – était à la fois industrialisée et considérée comme le grenier à blé de l'URSS. De plus, elle possédait une main d'oeuvre qualifiée et bon marché. Cela a naturellement attiré la convoitise de nombreux investisseurs étrangers.

 

Toutefois, comme le montrent les archives révélées par Wikileaks, le climat d'investissement n'a pas répondu aux attentes pour différentes raisons : lois trop strictes, corruption, concurrence des « oligarques » locaux… Aussi les Etats-Unis ont-ils ambitionné d'apporter toute une série de réformes pour favoriser leur implantation économique dans le pays. Cela a réussi dans certains cas et échoué dans d'autres. Aussi le marché ukrainien reste-t-il aujourd'hui pour eux un enjeu considérable.

 

Parmi les entraves à leurs activités financières et commerciales en Ukraine, les Etats-Unis signalaient notamment en 2006 :

  • L'interdiction pour des banques et compagnies d'assurances étrangères d'implanter des filiales dans le pays.

  • Certains mécanismes de régulation et des procédures de certification jugés « pénibles et inutiles ».

  • Le manque de transparence en matière de privatisation des biens publics.

  • Les restrictions sur les importations de viande étasunienne (4).

 

Pour améliorer le climat d'investissement dans le pays, l'ambassadeur US suggérait entre autres en 2010 que l'Ukraine doive :

  • Se plier aux injonctions du FMI et de réduire les dépenses de l'Etat.

  • Déréguler son marché et modifier son système de taxation.

  • Lutter activement contre la corruption.

  • Réformer son système bancaire.

  • Réformer son secteur agricole pour en augmenter la production (5).

 

 

Les USA ne peuvent-ils pas être un facteur de progrès pour l'Ukraine ?

 

Nous avons vu que les Etats-Unis ont de sérieuses raisons, économiques et géostratégiques, de s'intéresser à l'Ukraine. En ce qui concerne la démocratie et les droits de l'homme, en revanche, ils ne formulent aucune recommandation concrète dans les documents que nous avons consultés. Ces deux termes sont totalement absents des câbles confidentiels de l'ambassadeur US à Kiev. Dans les Rapports au Congrès américain, on trouve parfois le mot « démocratie », mais vidé de tout contenu. En fait, « démocratie » et « droits de l'homme » semblent essentiellement servir aux USA d'outils de communication destinés à masquer par de belles intentions leurs objectifs politico-économiques.

 

Une question demeure cependant. Quand bien même les Etats-Unis ne chercheraient qu'à servir leurs propres intérêts en Ukraine, cela ne pourrait-il pas être bénéfique à la société ukrainienne ? Les entreprises investissant dans le pays ne créeront-elles pas de l'emploi ? Ne développeront-elles pas des infrastructures ? En fin de compte, la population ne verra-t-elle pas son niveau de vie augmenter, ce qui lui permettra de davantage s'impliquer au niveau politique et de réclamer des droits égaux à ceux dont jouissent les citoyens des pays occidentaux ? Malheureusement non.

 

Tout d'abord, il faut rappeler que ce ne sont pas les patrons qui créent la richesse de leurs employés, mais les employés qui, par leur travail, créent celle de leurs patrons. Or, pour que la richesse des patrons augmente, ceux-ci ont besoin que les salaires soient les plus bas possible. C'est pour cela qu'ils sont attirés par l'Ukraine – où la main d'œuvre est qualifiée et bon marché – en non parce qu'ils ont envie de développer le pays. En occident, le relatif niveau de prospérité qu'ont atteint les populations n'est pas le résultat d'un « climat d'investissement favorable », mais celui de luttes sociales souvent longues et laborieuses.

 

Ensuite, il faut bien souligner que, ce que veulent les Etats-Unis dans un pays comme l'Ukraine, c'est développer un climat d'investissement favorable à leurs entreprises, et à elles seules. Or, l'essentiel des bénéfices engendrés par ces entreprises partant dans la poche d'actionnaires étrangers, peu d'argent est réinvesti dans les pays où elles sont implantées. Aussi, loin d'enrichir ces derniers, elles ne font au contraire que les appauvrir. Certains objecteront qu'elles sont tenues de payer des taxes, mais ce serait oublier ce que les Etats-Unis considèrent comme un « climat d'investissement favorable ».

 

Enfin, je voudrais terminer en citant deux extraits de documents d'archive qui montrent clairement que le but des USA en Ukraine n'est ni de rendre le pays plus prospère, ni plus démocratique.

 

Le premier extrait concerne Viktor Iouchtchenko. Président de l'Ukraine entre 2005 et 2010, Iouchtchenko a été porté au pouvoir avec le soutien ouvert des USA au cours de la « Révolution orange ». Après la révolution, un rapport faisant le bilan des événements a été présenté au Congrès américain. D'une manière générale, ce rapport était enthousiaste quant à Iouchtchenko, en qui les Etats-Unis voyaient l'homme qui allait enfin mettre l'Ukraine sur le chemin de l'intégration euro-atlantique. Néanmoins, un point posait problème. On lisait en effet dans le rapport : « Des observateurs occidentaux sont inquiets du fait que le gouvernement semble focalisé sur l'idée d'augmenter les taxes afin d'accroître les dépenses sociales comme promis pendant la campagne, plutôt que de mettre en place des réformes destinées à attirer plus d'investissement étranger. En effet, de telles mesures, entreprises sans avoir consulté les investisseurs et dans les mains de bureaucrates corrompus, pourraient selon eux décourager l'investissement dans la période actuelle (6). » En d'autres termes, si les USA ont soutenu Iouchtchenko, c'est pour qu'il serve les intérêts des investisseurs étrangers et non celui du peuple ukrainien. Peu importe ce qu'il a promis durant sa campagne, augmenter les dépenses sociales n'est pas ce qu'on attend de lui..

 

Le deuxième extrait concerne Ioula Timochenko. Egérie de la Révolution orange puis Première ministre, elle est comme Iouchtchenko un personnage clé du mouvement pro-occidental en Ukraine. Un câble diplomatique de 2010 relate à son propos une conversation entre l'ambassadeur étasunien et un certain Viktor Pynzenyk, ancien Ministre des finances. Ce dernier, présenté par l'ambassadeur comme un « économiste respecté », avait quitté le gouvernement en 2009 suite au refus de Timochenko de saisir l'« opportunité de réformes qu'offrait la crise économique ». Au cours de son entretien avec l'ambassadeur US, Pynzenyk a proposé une série de réformes selon lui indispensables. Parmi celles-ci, citons :

  • L'augmentation de l'âge de la retraite de deux ans à trois ans.

  • La suppression des prépensions.

  • La limitation des pensions pour les retraités qui travaillent.

  • Le triplement du prix du gaz pour les ménages.

  • L'augmentation des prix de l'électricité de 40%.

  • L'annulation de la Résolution gouvernementale exigeant le consentement des syndicats pour augmenter les prix du gaz.

  • L'annulation de la Disposition législative interdisant aux fournisseurs communaux de couper les approvisionnements ou de donner des amendes aux consommateurs en cas de non-paiement des services communaux.

  • La privatisation de toutes les mines de charbon.

  • L'augmentation des prix des transports, l'annulation de tous les avantages.

  • L'abolition des aides gouvernementales pour les naissances, les repas gratuits et les livres scolaires (il est écrit : « les familles doivent payer »).

  • L'annulation des exonérations de TVA sur les produits pharmaceutiques.

  • L'augmentation des taxes sur l'essence et l'augmentation de 50% des impôts sur les véhicules.

  • Le payement des allocations de chômage après un minimum de six mois de travail seulement.

  • Le payement des allocations de congé de maladie à partir du troisième jour de congé seulement.

  • La non-augmentation du minimum vital (en introduisant cependant des possibilités de paiement supplémentaires pour les nécessiteux.)

 

L'ambassadeur US note au sujet de ces propositions : « Pynzenyk n'est pas un oligarque, mais un professeur d'économie, l'un des rares que nous ayons trouvé dans les hautes sphères de gouvernement en Ukraine. Il est regrettable que la réticence de Mme Timochenko à prendre ces décisions difficiles ait coûté cher au pays, non seulement en termes de déficits, d'augmentation de la dette publique et de baisse du PIB, mais aussi en ce sens qu'elle a écarté d'intelligents réformateurs tels que Pynzenyk (7). »

 

Encore une fois, nous voyons que le sort du peuple ukrainien compte bien peu aux yeux des responsables US.

 

 

Conclusion

 

Si les Etats-Unis s'intéressent à l'Ukraine, ce n'est pas parce que les droits de l'homme n'y sont pas respectés, parce que la presse n'y est pas libre ou parce que la démocratie y fait défaut. Si les Etats-Unis s'intéressent à l'Ukraine, c'est avant tout pour des raisons économiques et géostratégiques, en l'occurrence : renforcer l'OTAN, lutter contre la Russie et s'approprier davantage un marché trop fermé. Comme nous avons essayé de le montrer, leur présence dans la région ne sera en aucun cas un facteur de progrès pour l'Ukraine et sa population, dont ils se fichent complètement. Aussi, si l'on veut comprendre pourquoi, lors des récentes élections, le camp Timochenko a reçu un tel appui de la part des pays occidentaux, ne faut-il pas raisonner en termes de démocratie ou de droits de l'homme. Cherchez qui promettait l'intégration à l'OTAN, l'éloignement d'avec la Russie et la création d'un « climat d'investissement favorable », et vous trouverez le candidat soutenu par l'Occident.

 


Notes

(1) Sur le rôle de l'OTAN, voir notamment Michel Collon, Libye, OTAN et médiamensonges, Investig'Action/Couleur livres, Bruxelles/Charleroi, 2011.

(2) « Ukraine : Current Issues and U.S. Policy », Rapport au Congrès américain RL33460, 10/09/2008, pp. 14-17 (archive Wikileaks).

(3) « Enlargement Issues at NATO's Bucharest Summit », Rapport au Congrès américain RL34415, 18/04/2008, p. 23 (archive Wikileaks).

(4) « Permanent Normal Trade Relations (PNTR) Status for Ukraine ans US-Ukrainian Economic Ties », Rapport au Congrès américain RS22114, 30/03/2006, pp. 4-5 (archive Wikileaks).

(5) Câble diplomatique 10KYIV275, provenant de l'ambassade US à Kiev, classé par l'ambassadeur John F. Tefft, 23/02/2010, not. paragraphes 15 et 19 (archive Wikileaks).

(6) « Ukraine's Orange Revolution and US Policy », Rapport au Congrès américain RL32845, 01/07/2005, p. 3 (archive Wikileaks).

(7) Câble diplomatique 10KYIV278, provenant de l'ambassade US à Kiev, classé par l'ambassadeur John F. Tefft, 24/02/2010, paragraphes 8 et 9 en particulier (archive Wikileaks).

 

Source : investigaction.net

 

Retrouvez l'ensemble de notre dossier « Ukraine élections 2012  »

 

  

Les opinions exprimées dans les articles publiés sur le site d’Investig’Action n’engagent que le ou les auteurs. Les articles publiés par Investig’Action et dont la source indiquée est « Investig’Action » peuvent être reproduits en mentionnant la source avec un lien hypertexte renvoyant vers le site original. Attention toutefois, les photos ne portant pas la mention CC (creative commons) ne sont pas libres de droit.


Vous avez aimé cet article ?

L’info indépendante a un prix.
Aidez-nous à poursuivre le combat !

Pourquoi faire un don ?

Laisser un commentaire

Qui sommes-nous ?

Ceux qui exploitent les travailleurs et profitent des guerres financent également les grands médias. C’est pourquoi depuis 2004, Investig’Action est engagé dans la bataille de l’info pour un monde de paix et une répartition équitable des richesses.