Le Manifeste communiste,170 ans plus tard

Aucun texte écrit au milieu du XIX è siècle n’a tenu la route jusqu’aujourd’hui aussi bien que le Manifeste Communiste de 1848. (…) Marx et Engels étaient-ils des prophètes inspirés ? Des magiciens capables de lire dans une boule de cristal ? Des êtres exceptionnels pour leur intuition ? Non. Ils avaient seulement mieux compris que quiconque, en leur temps et pour notre temps encore, l’essentiel de ce qui définit et caractérise le capitalisme. 

 

 

 

 

 

 

 

 

1.

 

 Lues aujourd’hui des phrases entières du texte répondent à la réalité contemporaine mieux encore qu’en 1848. A partir de prémices encore à peine visibles à l’époque, Marx et Engels tiraient des conclusions que le déploiement de 170 ans d’histoire allait pleinement conforter. J’en donnerai dans cet article plus loin des exemples fulgurants.

Marx et Engels étaient-ils des prophètes inspirés ? des magiciens capables de lire dans une boule de cristal ? des êtres exceptionnels pour leur intuition ? Non. Ils avaient seulement mieux compris que quiconque, en leur temps et pour notre temps encore, l’essentiel de ce qui définit et caractérise le capitalisme. Marx a consacré toute sa vie pour approfondir cette analyse par le double examen de la nouvelle économie (à partir de l’exemple de l’Angleterre) et de la nouvelle politique (à partir de l’exemple de la France).

 

J’ai écrit à ce sujet dans « Le centenaire de la révolution d’octobre 1917 », chapitre trois « Lire le Capital, lire les capitalismes historiques » :

 

« L’ouvrage majeur de Marx – Le Capital – nous propose une analyse scientifique rigoureuse de ce que le mode de production et la société capitalistes sont, par opposition à ce qu’étaient les sociétés antérieures. Le livre 1 nous plonge au cœur du problème. Il nous éclaire immédiatement sur ce que signifie la généralisation de l’échange marchand entre des propriétaires privés (et cette caractéristique est propre au monde moderne du capitalisme, même si des échanges marchands avaient existé avant lui) : l’émergence et la dominance de la valeur et du travail social abstrait. A partir de là Marx nous fait comprendre comment la vente par le prolétaire de sa force de travail à « l’homme aux écus » assure la production d’une plus-value dont s’empare le capitaliste, et qui à son tour constitue la condition de l’accumulation du capital. Cette dominance de la valeur ne commande pas seulement la reproduction du système économique du capitalisme ; elle commande tous les aspects de la vie sociale et politique moderne. L’aliénation marchande permet alors de saisir le mécanisme idéologique par lequel s’affirme la cohérence d’ensemble de la reproduction sociale. »

 

L’instrument intellectuel et politique, qualifié par la suite de « marxisme », s’est révélé être le meilleur pour prévoir d’une manière correcte dans sa ligne générale l’évolution historique de la réalité capitaliste. Aucune des tentatives de penser hors du marxisme – et souvent contre lui – n’est parvenu à des résultats comparables. L’erreur de la pensée bourgeoise, en particulier de sa « science économique » (qualifiée par Marx avec raison de « vulgaire ») est magistrale. Parce qu’elle est incapable de comprendre ce qu’est le capitalisme dans sa réalité essentielle, cette pensée aliénée n’est pas davantage capable de savoir où vont les sociétés capitalistes. L’avenir sera-t-il forgé par des révolutions socialistes qui mettront un terme à la domination du capital ? Ou bien le capitalisme parviendra à prolonger ses jours, ouvrant alors la voie à la décadence de la société ? La pensée bourgeoise ignore cette question, posée dans le Manifeste.

En effet on lit dans le Manifeste page 7 (1) :

 

« une guerre qui finissait toujours par une transformation révolutionnaire de la société ou par la destruction des deux classes en lutte. »

 

Cette phrase avait retenu mon attention depuis longtemps.

C’est à partir d’elle que je suis parvenu progressivement à formuler une lecture du mouvement de l’histoire axée sur le concept de développement inégal (la transformation est amorcée plus aisément dans les périphéries d’un système en voie de dépassement que dans ses centres) et sur les deux modes de réponse au défi : la voie révolutionnaire et celle de la décadence.

J’ai donc écrit sur cette question, dans « Classe et Nation » (2) les phrases suivantes :

 

« En choisissant de faire dériver les lois du matérialisme historique de l’expérience universelle, nous lui avons opposé la thèse d’un mode précapitaliste unique, le mode tributaire, vers lequel tendent toutes les sociétés de classes. L’histoire de l’Occident – la construction romaine antique, sa désagrégation, la constitution de l’Europe féodale, enfin la cristallisation des Etats absolutistes de l’époque mercantiliste – traduit ainsi, dans ses particularités, la même tendance fondamentale qui s’exprime ailleurs dans la construction moins discontinue des Etats tributaires achevés, dont la Chine est l’expression la plus forte. Dans notre thèse, d’une part, le mode esclavagiste n’a pas de statut universel comme le mode tributaire et le mode capitaliste : il est particulier et apparaît en relation étroite avec l’extension de rapports marchands ; d’autre part, le mode féodal est une forme primitive, inachevée, du mode tributaire.

La construction romaine, puis sa désagrégation, apparaissent dans cette hypothèse comme une tentative trop précoce de construction tributaire. Le niveau de développement des forces productives n’exigeait pas une centralisation tributaire à l’échelle de l’empire romain. Cette première tentative avortée allait donc être suivie d’un passage forcé par la phase de l’émiettement féodal, à partir duquel devait se reconstituer une centralisation dans le cadre des monarchies absolutistes de l’Occident. Alors seulement le mode de production en Occident approchera le modèle tributaire achevé. C’est d’ailleurs uniquement à partir de ce stade que le niveau de développement des forces productives en Occident atteindra celui du mode tributaire achevé de la Chine impériale, et cette coïncidence n’est sans doute pas fortuite.

Le retard de l’Occident, qui s’exprime par l’avortement romain et l’émiettement féodal, a constitué en définitive son avantage historique. C’est en effet la combinaison spécifique d’éléments du mode tributaire antique et des modes communautaires barbares qui caractérise le féodalisme et lui a donné sa flexibilité. Celle-ci rend compte de la rapidité avec laquelle l’Europe traverse la phase tributaire achevée, dépassant vite le niveau de développement des forces productives de l’Orient qu’elle venait de rattraper, et débouchant sur le capitalisme. Cette flexibilité et cette rapidité contrastent avec la rigidité et la lenteur relatives de l’évolution dans les modes tributaires achevés de l’Orient. Le cas romain-occidental n’est sans doute pas le seul exemple d’avortement de la construction tributaire. Dans des conditions spécifiques différentes, nous croyons repérer au moins trois autres cas de type : le cas byzantin-arabe-ottoman, le cas indien, le cas mongol. Chaque fois, les tentatives de mise en place de systèmes de centralisation tributaire ont trop largement précédé les exigences du développement des forces productives pour pouvoir s’installer durablement. Sans doute les formes de ces centralisations ont-elles été dans chaque cas des combinaisons spécifiques différentes de moyens étatiques, para féodaux et marchands : dans l’Etat islamique, par exemple, c’est la centralisation marchande qui a joué le rôle décisif ; les avortements successifs sont à mettre en relation avec le contenu de l’idéologie hindouiste, que nous avons opposée au confucianisme ; quant à la centralisation de l’empire de Gengis Khan, elle fut, comme on sait, de très courte durée ».

 

« Le système impérialiste contemporain est, lui aussi, un système de centralisation du surplus, à l’échelle mondiale. Cette centralisation opère sur la base des lois fondamentales du mode capitaliste et dans les conditions de sa domination sur les modes précapitalistes de la périphérie soumise. Nous avons formulé la loi de l’accumulation du capital à l’échelle mondiale comme forme d’expression de la loi de la valeur opérant à cette échelle. Le système impérialiste de centralisation de la valeur se caractérise par l’accélération de l’accumulation et du développement des forces productives au centre du système, tandis qu’à sa périphérie ceux-ci sont handicapés et déformés. Développement et sous-développement sont l’endroit et l’envers de la même médaille….On comprend alors que le développement ultérieur des forces productives à la périphérie doive passer par l’éclatement du système impérialiste de centralisation du surplus. Une phase nécessaire de décentralisation, la construction de la transition socialiste nationale, doit précéder la réunification à un niveau plus élevé de développement que constituerait la société planétaire sans classes. »

 

« Ce sont les hommes qui font leur histoire…… Le concept de praxis est propre à la société, comme expression de la synthèse du déterminisme et de l’intervention humaine. La relation dialectique infrastructure/superstructure lui est également propre et n’a pas de correspondant dans la nature. Cette relation n’est pas unilatérale : la superstructure n’est pas le reflet des exigences de l’infrastructure. S’il en était ainsi, la société serait toujours aliénée et on ne voit pas comment elle pourrait parvenir à se libérer.

C’est pourquoi nous proposons de distinguer deux types qualitativement différents de transition d’un mode à un autre. Lorsque le passage se fait dans l’inconscience, ou par la conscience aliénée, c’est-à-dire lorsque l’idéologie qui agit les classes ne permet pas de maîtriser le processus du changement, celui-ci apparaît comme opérant d’une manière analogue à un changement naturel, l’idéologie faisant partie de cette nature. A ce type de passage nous réservons l’expression de « modèle de décadence ». En revanche, si l’idéologie parvient à donner la dimension totale et réelle du changement voulu, et alors seulement, on peut parler de révolution. »

 

La pensée bourgeoise doit ignorer la question pour penser le capitalisme comme un système rationnel pour tous les temps à venir, pour penser « la fin de l’histoire ».

 

2.

 

Marx et Engels, au contraire, suggèrent fortement – dès l’époque du Manifeste – que le capitalisme ne constitue qu’une brève parenthèse dans l’histoire de l’humanité. Pourtant le mode de production capitaliste n’avait alors guère dépassé les frontières de l’Angleterre, de la Belgique et d’une petite région du nord de la France et de l’ouest de la Westphalie prussienne. Ailleurs dans toute l’Europe rien de comparable. Néanmoins Marx imaginait déjà que se produiraient rapidement des révolutions socialistes. Cette attente transpire dans chaque ligne écrite dans le Manifeste.

Marx ne savait pas bien sûr par quel pays s’amorcerait la révolution. L’Angleterre, le seul pays déjà avancé dans le capitalisme? Non. Marx ne le pensait possible que lorsque le prolétariat anglais se serait affranchi de son alignement sur le soutien à la colonisation de l’Irlande. La France, pays moins avancé au plan de son développement capitaliste, mais en avance au plan de la maturité politique de son peuple, léguée par sa grande révolution ? Peut-être. La Commune de 1871 a confirmé son intuition. Pour la même raison Engels attendait beaucoup de l’Allemagne « arriérée » : la révolution prolétarienne et la révolution bourgeoise pourraient se télescoper. Le Manifeste écrit à ce propos, page 54 :

 

« C’est vers l’Allemagne surtout que se tourne l’attention des communistes, parce que l’Allemagne se trouve à la veille d’une révolution bourgeoise, et parce qu’elle accomplira cette révolution dans des conditions plus avancées de la civilisation européenne et avec un prolétariat infiniment plus développé que l’Angleterre et la France n’en possédaient au XVIII è siècle, et que, par conséquent la révolution bourgeoise allemande ne saurait être que le court prélude d’une révolution prolétarienne ».

 

Cela n’a pas eu lieu : l’unification sous la houlette de la Prusse réactionnaire, la médiocrité politique des bourgeoisies allemandes et leur couardise ont permis que le nationalisme triomphe et marginalise la révolte populaire. Marx tourne son regard vers la fin de sa vie en direction de la Russie, dont il attend qu’elle s’engage à son tour dans une voie révolutionnaire, comme en témoigne sa correspondance avec Vera Zassoulitch.

Marx avait donc bien eu l’intuition que la transformation révolutionnaire pourrait être amorcée à partir des périphéries du système –les « maillons faibles » dans la langue ultérieure de Lénine. Néanmoins Marx en son temps n’en a pas tiré toutes les conclusions qui s’imposaient. Il a fallu attendre que l’histoire ait avancé dans le XX è siècle pour, qu’avec Lénine et Mao, les communistes deviennent capables d’imaginer une stratégie nouvelle qualifiée de « construction du socialisme dans un seul pays ». Une expression inappropriée à laquelle je préfère la longue périphrase : des avancées inégales sur la longue route de la transition socialiste, localisées dans des pays que la stratégie de l’impérialisme dominant combat et isole.

Le débat concernant ce problème relatif à la longue transition socialiste historique vers le communisme et à la portée universelle de ce mouvement soulève une série de questions relatives à la transformation du prolétariat de classe en soi en classe pour soi, aux formes et effets de la mondialisation capitaliste, à la place de la paysannerie dans la longue transition, à la diversité des expressions de la pensée anti capitaliste, questions que j’aborde dans les développements qui suivent.

 

3.

 

Marx, plus que quiconque, avait compris que le capitalisme avait vocation à la conquête du monde. Il l’écrit à une époque où celle-ci était encore loin d’être achevée et fait remonter cette vocation à ses origines, la découverte de l’Amérique qui inaugure la transition des trois siècles mercantilistes au capitalisme achevé.

Il écrit dans le Manifeste, page 11 :

 

« la grande industrie a créé le marché mondial, préparé par la découverte de l’Amérique », « par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays ».

 

Marx se félicite de cette mondialisation, phénomène nouveau dans l’histoire de l’humanité. Ce dont témoignent de nombreux passages du Manifeste.

Page 10 par exemple on lit ;

 

« partout où elle a conquis le pouvoir, elle (cad la bourgeoisie) a foulé aux pieds les relations féodales patriarcales et idylliques … »

 

Et page 13 :

 

« la bourgeoisie a soumis la campagne à la ville… et, par-là, elle a préservé une grande partie de la population de l’abrutissement de la vie des champs… de même qu’elle a subordonné les campagnes à la ville, les nations barbares et demi-civilisées aux nations civilisées, elle a subordonné les pays agricoles aux pays industriels, l’Orient à l’Occident… ».

 

Les choses sont claires : Marx n’a jamais été un passéiste, regrettant le bon vieux temps. Il a toujours exprimé des points de vue modernistes, au point de paraître euro-centrique.

Est-il allé trop loin à cet égard. L’abrutissement du travail rural n’a-t-il pas été remplacé par un travail urbain non moins abrutissant pour les prolétaires ? Marx d’ailleurs n’ignore pas la misère urbaine qui a accompagné l’expansion capitaliste.

Le Marx du Manifeste a-t-il mesuré à sa juste mesure les conséquences politiques de la destruction des paysanneries, en Europe même et, a fortiori dans les pays colonisés ? Je reviens donc sur ces questions en rapport étroit avec le caractère inégal du déploiement mondialisé du capitalisme.

Marx et Engels, dans le Manifeste, ignorent encore que le déploiement mondialisé du capitalisme n’est pas celui qu’ils imaginaient, homogénéisant, c’est-à-dire donnant à l’Orient conquis sa chance, lui permettant de sortir de l’impasse dans laquelle son histoire l’aurait enfermé et de devenir, à l’image des pays de l’Occident, des nations « civilisées », c’est à dire industrielles. Quelques textes ultérieurs de Marx concernant la colonisation de l’Inde en confortent la vision.

Mais Marx a changé d’avis par la suite. Ses allusions, plus que des développements argumentés systématiques, sur les effets destructeurs de la conquête coloniale en témoignent. Marx prend graduellement conscience de ce que j’appelle le « développement inégal », la construction systématique du contraste centres dominants/périphéries dominées, et, par là-même l’impossibilité de « rattraper » dans le cadre de la mondialisation capitaliste, de ce fait impérialiste par nature, et par les moyens du capitalisme.

Car s’il était possible de « rattraper » dans la mondialisation capitaliste, aucune force politique, sociale et idéologique ne pourrait s’y opposer avec succès.

Le Marx du Manifeste pense encore que « l’ouverture commerciale » a eu raison de la Chine.

Le Manifeste le dit dans les termes qui suivent, page 12 :

 

« le bon marché de ses produits est la grosse artillerie qui bât en brèche toutes les murailles de Chine et fait capituler les barbares les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers ».

 

Nous savons qu’il n’en a pas été ainsi : ce sont les canons de la marine britannique qui ont eu raison de la concurrence des produits chinois. Nous savons que ce n’est pas parce qu’elle était plus avancée dans son industrie que l’Angleterre est parvenue à dominer l’Inde ; mais que, au contrainte c’est la domination de l’Inde qui a donné à la Grande Bretagne sa position hégémonique dans le système capitaliste du XIXème siècle.

Mais le Marx plus âgé a su sortir de l’eurocentrisme de sa jeunesse. Marx savait changer d’avis, à la lumière de l’évolution du monde.

En 1848 Marx et Engels imaginaient donc la probabilité forte d’une ou de plusieurs révolutions socialistes dans l’Europe de leur époque, confirmant par là-même que le capitalisme ne constitue qu’une brève parenthèse dans l’histoire. Les faits leur ont donné rapidement raison. Mais si la Commune de Paris (1871) a bien été la première révolution socialiste, elle a été également la dernière accomplie dans un pays capitaliste développé.

Avec la constitution de la Seconde Internationale Engels ne perd pas l’espoir d’une nouvelle avancée révolutionnaire, en Allemagne en particulier. L’histoire lui a donné tort. Pourtant la trahison de la Seconde Internationale en 1914 n’aurait pas dû surprendre. Au-delà de leur dérive réformiste, l’alignement des partis ouvriers de toute l’Europe de l’époque sur les politiques d’expansion impérialiste et colonialiste de leurs bourgeoisies indiquait qu’il n’y avait plus grand-chose à attendre des partis de la Seconde Internationale.

La ligne de front de la transformation du monde allait se déplacer vers l’Est, en Russie en 1917 puis en Chine. Marx ne l’avait certainement pas « prédit », mais ses écrits tardifs laissent entendre qu’il n’en aurait probablement pas été surpris, du moins en ce qui concerne la Russie.

Par contre Marx pensait, pour ce qui est de la Chine, que c’était une révolution bourgeoise qui était à l’ordre du jour. Au lendemain de l’intervention des puissances européennes en réponse à la révolte des Boxers, il rappelle que la prochaine fois que les armées européennes tenteront d’entrer en Chine elles seront stupéfaites par le panneau frontière sur lequel ils liront : « attention, vous entrez dans la République bourgeoise de Chine ! ».

Le Kuo Min Tang de la révolution de 1911, celui de Sun Yat Sen, avait bien, comme Marx l’avait imaginé, proclamé la République (bourgeoise) de Chine. Mais celle-ci n’est parvenue ni à vaincre les forces de l’ancien régime dont les seigneurs de la guerre ont reconquis le terrain, ni à faire reculer la domination des puissances impérialistes, du Japon en particulier.

La dérive du KMT de Tchang Kai-chek confortait le point de vue de Lénine et de Mao : il n’y a plus de place pour d‘authentiques révolutions bourgeoises, notre époque est celle de révolutions socialistes. Tout comme le Février russe de 1917 n’avait pas d’avenir, incapable qu’il était de triompher de l’ancien régime, et que de ce fait Octobre s’imposait, la révolution chinoise de 1911 appelait celle des communistes maoistes, seule capable de répondre aux attentes de libération simultanément nationale et sociale.

C’est donc la Russie, le « maillon faible » du système, qui amorce la seconde révolution socialiste. Mais celle-ci n’est pas soutenue, mais combattue par le mouvement ouvrier européen. Rosa Luxembourg utilise à l’endroit de la dérive des mouvements ouvriers européens des termes violents. Elle parle de « carence », de « l’incapacité du prolétariat allemand à remplir sa mission historique », de « trahison » (3).

J’ai pour ma part proposé une analyse de ce recul historique des classes ouvrières de l’Occident développé, abandonnant leur traditions révolutionnaires du XIX è siècle, en plaçant l’accent sur les effets dévastateurs du caractère impérialiste de l’expansion mondiale du capitalisme et des bénéfices que l’ensemble des sociétés concernées (et non seulement leurs bourgeoisies) tirent de leurs positions dominantes. J’ai donc considéré nécessaire, dans la lecture de la portée universelle de la Révolution d’Octobre 1917, de consacrer un chapitre entier (4) à l’analyse des développements qui ont conduit les classes ouvrières européennes à renoncer à leur mission historique, pour reprendre les termes de Rosa Luxemburg. J’y renvoie le lecteur.

 

4.

 

Les avancées révolutionnaires sur la longue route de la transition socialiste au communisme vont donc s’accomplir exclusivement dans des sociétés de la périphérie du système mondial, précisément dans les pays où une avant-garde aura compris qu’il n’est pas possible de « rattraper » en s’inscrivant dans la mondialisation capitaliste, et que par conséquent il faut « faire autre chose », c’est-à-dire avancer dans une transition de nature socialiste. Lénine et Mao ont exprimé cette conviction en proclamant que notre époque n’est plus celle des révolutions bourgeoises mais qu’elle est désormais celle des révolutions socialistes.

Cette conclusion en appelle une autre : les transitions socialistes s’accompliront nécessairement « dans un seul pays », qui de surcroît demeurera fatalement « isolé » par la contre-attaque de l’impérialisme mondial. Il n’y a pas d’alternative ; il n’y aura pas de « révolution mondiale ». Mais alors les nations et les Etats engagés sur cette voie seront confrontés à un double défi : répondre à la guerre permanente (chaude ou froide) conduite par les puissances impérialistes, associer des majorités paysannes aux avancées dans la voie nouvelle du socialisme. Ni le Manifeste, ni même Marx et Engels par la suite n’avaient été en position de dire quelque chose sur ces questions. Il appartenait au marxisme vivant de le faire à leur place.

 

Ces réflexions me conduisent à remettre à leur place les considérations développées par Marx et Engels dans le Manifeste concernant les paysans. Marx se situe dans son époque qui est encore celle de la révolution bourgeoise inachevée en Europe même. A cet endroit on lit dans le Manifeste, page 18 :

 

« durant cette phase les prolétaires ne combattent pas encore leurs propres ennemis, mais les ennemis de leurs ennemis, c’est-à-dire les restes de la monarchie absolue, les propriétaires fonciers…toute victoire emportée dans ces conditions est une victoire de la bourgeoisie ».

 

Lorsque la révolution bourgeoise a donné la terre aux paysans – cas de la France en particulier – la paysannerie dans sa grande majorité se range désormais dans le camp des défenseurs du caractère sacré de la propriété privée et devient l’adversaire du prolétariat.

Mais le transfert du centre de gravité de la transformation socialiste du monde, émigrant des centres impérialistes dominants aux périphéries dominées modifie radicalement la question paysanne. Des avancées révolutionnaires ne sont alors possibles dans les conditions de sociétés demeurées encore largement paysannes que si les avant-gardes socialistes sont capables de mettre en œuvre des stratégies qui intègrent la paysannerie dans sa grande majorité dans le bloc de combat contre le capitalisme impérialiste.

 

5.

 

Marx et Engels n’ont jamais cru, ni dans leur rédaction du Manifeste, ni par la suite, à la vocation révolutionnaire spontanée du prolétariat. Car « les idées dominantes n’ont jamais été que les idées de la classe dominante » (Le Manifeste, page 34). De ce fait les travailleurs comme les autres souscrivent à l’idéologie de la « compétition », pierre angulaire du fonctionnement de la société capitaliste et, partant, « l’organisation du prolétariat en classe, et par suite en parti politique, est sans cesse détruite par la concurrence que les ouvriers se font entre eux » (Le Manifeste, page 20).

 

La transformation du prolétariat de classe en soi en classe pour soi implique l’intervention active d’une avant-garde communiste : « pratiquement les communistes sont donc la section la plus résolue, la plus avancée de chaque pays, la section qui anime les autres ; théoriquement ils ont sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence nette des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien » (Le Manifeste, page 25).

 

L’affirmation du rôle incontournable de l’avant-garde n’est pas chez Marx un plaidoyer en faveur du « parti unique ». On lit dans le Manifeste, page 25 :

 

« les communistes ne forment pas un parti opposé aux autres partis ouvriers …ils ne proclament pas de principes sectaires sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier ».

 

Et par la suite dans sa conception de ce que devait être une Internationale prolétarienne, Marx a jugé nécessaire d’y intégrer tous les partis et courants de pensée et d’action qui bénéficiaient d’une audience populaire et ouvrière réelle. La Première Internationale comptait dans ses rangs les blanquistes français, les lassaliens allemands, les trade-unionistes anglais, les proudhoniens, les anarchistes bakouniniens. Certes Marx n’a pas ménagé ses critiques, souvent acerbes, à l’endroit de beaucoup de ses partenaires. Et on dira peut-être que la violence de ces débats conflictuels est à l’origine de la brièveté de la vie de cette Internationale. Soit. Cette organisation a néanmoins été la première école de formation des cadres ultérieurs engagés dans le combat contre le capitalisme.. Deux observations connexes à la question du rôle du parti et des communistes.

La première concerne le rapport entre le mouvement communiste et la « nation ».

On lit dans le Manifeste, page 33 :

 

« les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu’ils n’ont pas. Comme le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe maîtresse de la nation, il est encore par-là national lui-même, quoique nullement dans le sens bourgeois », « la lutte du prolétariat contre la bourgeoise, bien qu’elle ne soit pas au fond une lutte nationale, en revêt cependant la forme ».

 

Dans le monde capitaliste « les prolétaires n’ont pas de patrie » parce que dans ce monde la seule fonction du nationalisme est de donner légitimité d’une part à l’exploitation des travailleurs du pays concerné et d’autre part au combat de la bourgeoise contre ses concurrents étrangers et à ses ambitions d’expansion impérialiste.

Mais avec le triomphe éventuel d’une révolution socialiste tout change. Ce que j’ai dit plus haut concernant l’amorce de la transition socialiste dans les sociétés de la périphérie et à propos de la diversité nécessaire des voies empruntés comme de la celle, souhaitable, de l’objectif final du communisme, renforce la portée de ce caractère national des classes travailleuses.

Je citerai donc à ce propos ce que j’ai écrit dans « La souveraineté nationale au service des peuples » (Cetim, Genève, 2017 ; pages 4 et suivantes) :

 

« Le soutien ou le rejet de la souveraineté nationale font l’objet de graves malentendus tant que le contenu de classe de la stratégie dans laquelle ils s’inscrivent n’est pas identifié. Le bloc social dominant dans les sociétés capitalistes conçoit toujours la souveraineté nationale comme un instrument pour promouvoir ses intérêts de classe, à savoir l’exploitation capitaliste du travail domestique et, simultanément, la consolidation de ses positions dans le système mondial. Aujourd’hui, dans le contexte d’un système libéral mondialisé et dominé par les monopoles financiarisés de la « triade » (États-Unis, Europe, Japon), la souveraineté nationale est l’instrument permettant aux classes dirigeantes de maintenir leurs positions compétitives au sein du système. Le gouvernement des États-Unis offre l’exemple le plus clair de cette pratique permanente : la souveraineté y est conçue comme le domaine réservé du capital monopolistique états-unien et, à cette fin, primauté est accordée au droit national des États-Unis sur le droit international. Dans le passé, c’était également la pratique des puissances impérialistes européennes et les principaux États européens continuent de le faire à l’intérieur de l’Union européenne (5).

 

On comprend alors pourquoi le discours national, faisant l’éloge des vertus de la souveraineté tout en cachant les intérêts de classe qu’elle sert, a toujours été inacceptable pour tous ceux qui défendent les classes travailleuses. Pourtant, nous ne devrions pas réduire la défense de la souveraineté à cette modalité, celle du nationalisme bourgeois. Cette défense n’est pas moins décisive pour la protection d’une alternative populaire s’inscrivant sur la longue route du socialisme. Elle constitue même une condition incontournable d’avancées dans cette direction. La raison en est que l’ordre mondial (aussi bien que son sous-ordre européen) ne sera jamais transformé « par en haut », par des décisions collectives des classes dominantes. Le progrès à cet égard est toujours le résultat d’avancées inégales des luttes d’un pays à l’autre. La transformation du système mondial (ou du sous-système européen) est le produit des changements qui s’imposent dans le cadre des différents États, ceux-là modifiant à leur tour les rapports de force internationaux entre ces derniers. L’État national reste l’unique cadre où se déploient les luttes décisives qui, en fin de compte, transforment le monde.

Les peuples des périphéries de ce système, polarisé par nature, ont une longue expérience de ce nationalisme positif et progressiste, qui est anti-impérialiste, qui rejette l’ordre mondial imposé par les centres et est donc potentiellement anticapitaliste. Je dis seulement potentiellement, car ce nationalisme peut être également porteur de l’illusion de pouvoir construire un capitalisme national parvenant à « rattraper » les constructions nationales des centres dominants. Le nationalisme dans les périphéries n’est progressiste qu’à cette condition, de demeurer anti-impérialiste, c’est-à-dire aujourd’hui, d’entrer en confrontation avec l’ordre libéral mondialisé. Tout autre nationalisme acceptant l’ordre libéral mondial (et restant de façade dans ce cas) n’est que l’instrument de classes dirigeantes locales désireuses de participer à l’exploitation de leur peuple et, finalement, d’autres partenaires plus faibles, en agissant comme des pouvoirs sous-impérialistes.

La confusion entre ces deux concepts antinomiques de souveraineté nationale et, partant, le refus de tout « nationalisme » annihilent toute possibilité de sortir de l’ordre libéral mondial. Malheureusement la gauche en Europe – et ailleurs – fait souvent cette confusion. ».

La seconde concerne la segmentation des classes travailleuses, en dépit de la « simplification de la société » associée à l’avancée du capitalisme, rappelée dans le Manifeste page 7 :

 

« cependant, le caractère distinctif de notre époque, est d’avoir simplifié les antagonismes de classes. La société se divise de plus en plus en deux vastes grands camps, en deux classes ennemies : la bourgeoisie et le prolétariat ».

 

Ce double mouvement – de généralisation de la condition prolétarienne et simultanément de segmentation du monde du travail – est aujourd’hui bien plus visible qu’il ne l’était en 1848, alors qu’il se dessinait à peine.

Nous avons assisté au cours des XX è siècle, prolongé jusqu’à nos jours, à une généralisation sans précédent de la condition prolétarienne. Aujourd’hui dans les centres la presque totalité de la population est réduite au statut de salariés vendeurs de leur force de travail. Et dans les périphéries les paysans sont intégrés comme ils ne l’avaient jamais été dans des réseaux commerciaux qui ont annihilé leur statut de producteurs indépendants pour en faire des sous-traitants dominés, réduits de facto au statut de vendeurs de leur force de travail.

Ce mouvement est de surcroît associé à celui de la paupérisation. « Le travailleur tombe dans la paupérisation et la paupérisation s’accroît plus rapidement que la population et la richesse » (page 23). Cette thèse de la paupérisation, reprise et amplifiée dans Le Capital, a fait l’objet de critiques sarcastiques des économistes vulgaires. Et pourtant, à l’échelle du système capitaliste mondial, la seule échelle qui donne son sens plein à l’analyse de la réalité, la paupérisation en question est considérablement plus visible et réelle que Marx ne l’avait imaginée.

Néanmoins, et parallèlement, les pouvoirs capitaliste sont parvenus à affaiblir le danger que représentait la prolétarisation généralisée par la mise en œuvre de stratégies systématiques de segmentation du monde du travail à tous les niveaux, du national à l’international.

 

6.

 

La section III du Manifeste, intitulée « Littérature socialiste et communiste » pourrait paraître à un lecteur contemporain véritablement appartenir au passé.

Marx et Engels nous offrent en effet des commentaires concernant des sujets et des écrits qui appartiennent à leur époque. Dépassés, oubliés, ces sujets sont désormais l’objet de la seule recherche des archivistes du passé.

Cependant je suis frappé par les analogies persistantes avec des mouvements et des discours plus tardifs, voire contemporains. Marx dénonce les « réformistes » de tous poils, qui n’ont rien compris à la logique du déploiement capitaliste. Ont-ils disparu de la scène ? Marx dénonce les menteurs qui dénoncent les méfaits du capitalisme, mais néanmoins, comme le Manifeste le dit page 39 « dans la lutte politique, ils prennent donc une part achevée à toutes les mesures violentes contre la classe ouvrière ». Les fascistes du XXème siècle et d’aujourd’hui, les mouvements passéistes prétendus religieux (les Frères Musulmans, les fanatiques de l’hindouisme ou du bouddhisme) sont-ils différents ?.

Cela étant les critiques des concurrents du marxisme, de leurs idéologies et des milieux sociaux dont ils sont les porte-paroles n’impliquent pas, ni chez Marx, ni pour nous, que le mouvement anti capitaliste authentique ne soit pas nécessairement divers dans ses sources d’inspiration. Je renvoie le lecteur sur ce sujet à ce que j’ai écrit récemment, dans la perspective de la reconstruction d’une Internationale, condition de l’efficacité des luttes et de leur vocation à faire renaître une vision internationaliste de l’avenir. (6)

 

7.

 

Je conclurais par les mots qui suivent ma lecture du Manifeste :

Le Manifeste est d’une part un hymne à la gloire de la modernité capitaliste, du dynamisme qu’elle inspire, sans pareil dans la longue histoire de la civilisation. Mais il est en même temps le chant du cygne de ce système dont le mouvement propre n’est autre que de générer le chaos, comme Marx l’a toujours compris et rappelé. La raison historique du capitalisme n’est autre que celle d’avoir réuni dans un temps bref toutes les conditions, matérielles, politiques, idéologiques et morales qui imposent son dépassement.

J’ai toujours partagé ce point de vue que je crois être celui de Marx, depuis le Manifeste jusqu’aux premiers temps de la Seconde Internationale vécus par Engels. Les analyses que j’ai proposées, concernant la longue maturation du capitalisme – dix siècles – et les contributions des différentes régions du monde à cette maturation (la Chine, l’Orient islamique, les villes italiennes puis enfin l’Europe Atlantique), son apogée courte (le XIX è siècle), enfin son long déclin qui se manifeste par les deux longues crises systémiques (la première de 1890 à 1945, la seconde à partir de 1975 jusqu’à ce jour) ont l’ambition d’approfondir ce qui chez Marx n’était qu’une intuition. (7)

Cette vision de la place du capitalisme dans l’histoire a été abandonnée par les courants « réformistes » au sein du marxisme de la Seconde Internationale puis en dehors du marxisme. On lui a substitué une vision selon laquelle le capitalisme n’aura accompli sa tâche que lorsqu’il sera parvenu à homogénéiser la Planète sur le modèle de ses centres développés. En persistant dans cette voie sans issue parce que le déploiement mondialisé du capitalisme est par nature polarisant, on substitue à la transformation du monde par la voie révolutionnaire la soumission aux vicissitudes mortelles d’une décadence de la civilisation.

 

Notes :

1) La citation et toutes les autres proviennent de l’édition du Temps des Cerises, traduction de Laura Lafargue, 1995

2) Conclusion, Révolution ou décadence, pages 238 et suivantes 

3)  Rosa Luxemburg, La révolution russe ; ed l’Aube, Paris 2017, pages 10 et 59

4) le chapitre deux de mon livre « Le centenaire de la Révolution d’Octobre 1917 », intitulé « Révolutions et contre-révolutions de 1917 à 2107 ; Delga 2017

5) J’ai discuté de cette question spécifique de l’Europe dans L’implosion du capitalisme contemporain, chapitre 4

6) Ref : Unité et diversité des mouvements populaires au socialisme ; in, Egypte, nassérisme et communisme ; les Indes Savantes, 2014 ; Note non publiée, 2017, L’indispensable reconstruction de l’Internationale des travailleurs et des peuples.

7) Ref ; L’implosion du capitalisme contemporain ; Delga 2012

 

Source : Investig’Action

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