La Vallée de la mort : comment la coalition saoudienne a créé un véritable cauchemar pour les migrants africains au Yémen

Ahmed AbdulKareem relate le récit glaçant de Hermala et de milliers d’autres migrants africains. Rêvant d’une vie meilleure en Arabie saoudite, ils ont entrepris de voyager à travers le Yémen pour gagner la riche pétromonarchie. Mais le rêve a viré au cauchemar sous les bombes US que largue la coalition saoudienne. Une autre facette de cette terrible guerre qui ravage le pays le plus pauvre de la région… (IGA)


YÉMEN-FRONTIÈRE SAOUDIENNE — Dans l’espoir d’une vie meilleure, Hermala, 32 ans, a quitté Jimma, un district agricole pauvre dans la région d’Oromia en Éthiopie, et s’est mis en route pour l’Arabie saoudite. Il a affronté des dangers indicibles tout au long de son voyage, y compris la mort en mer, la torture et les mauvais traitements en poursuivant ce qui finirait par rester un rêve non réalisé.

Au cours de la guerre de près de cinq ans au Yémen, les bombes et les obus américains aux mains de la coalition dirigée par les Saoudiens n’ont pas seulement dévasté les vies de nombreux Yéménites mais ont anéanti les rêves des migrants de la Corne de l’Afrique qui ont été bloqués dans le cauchemar du Yémen depuis 2015, lorsque la guerre a débuté.

Au départ, Hermala espérait émigrer aux États-Unis, mais étant donné la série de nouvelles mesures anti-immigrants prises par l’administration Trump, il a choisi de tenter sa chance dans un voyage dangereux qui l’obligerait à arpenter des montagnes, des ravins, des jungles, des marais et la mer. Sa destination finale, espérait-il, serait le Royaume d’Arabie saoudite riche en pétrole en passant par le Yémen ravagé par la guerre.

Une combinaison de facteurs a conduit des centaines de milliers de gens comme Hermala à traverser certains des terrains les plus inhospitaliers sur terre dans l’espoir de traverser la mer pour atteindre le Yémen en guerre et finalement l’Arabie saoudite après que les États-Unis et l’Europe ont fermé leurs portes aux migrants et aux réfugiés.

En novembre dernier, Hermala a parcouru plus de 1000 kilomètres depuis chez lui en empruntant l’une des routes maritimes de migration mixte les plus fréquentées au monde. D’abord en bus puis à pied, sautant par-dessus la frontière à Djibouti, il a affronté des montagnes, des tempêtes de sable et des températures brûlantes, survivant avec des morceaux de pain et de l’eau sale.

Après avoir payé ses passeurs, Hermala, avec un groupe de sept autres migrants, a finalement rejoint la côte sud du Yémen dans un voyage qui a duré entre 12 et 20 heures à travers le turbulent détroit de Bab al-Mandab sur une barque de bois gravement surchargée. Ils ont cependant eu beaucoup de chance.

Le voyage de la Corne de l’Afrique à la côte du Yémen par le golfe d’Aden ou la mer Rouge est périlleux. Les migrants et les réfugiés affrontent des situations difficiles car les passeurs les obligent parfois à nager sur plusieurs kilomètres pour éviter d’être capturés par les autorités saoudiennes ou parce que les bateaux surchargés sont incapables de traverser les vagues agitées.

Un autre réfugié du groupe de Hermala a dit à MintPress en mauvais arabe que 45 des 150 passagers du bateau sur lequel il était avaient été tués lorsque leurs passeurs les ont obligés à entrer dans l’eau après que leur embarcation surchargée a rencontré les eaux tumultueuses au large de la côte d’Aden.

En juillet dernier, 15 Éthiopiens sont morts après qu’un bateau, au large des côtes yéménite, est tombé en panne et les a abandonnés en mer. Dans un camp de réfugiés à Sana’a, les survivants d’un autre accident ont raconté à MintPress que certains migrants avec qui ils voyageaient sont morts de faim et de soif, tandis que d’autres se sont noyés après l’attaque des embarcations sur lesquelles ils se trouvaient. L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU) contrôlent les eaux côtières du Yémen et y envoient d’importantes patrouilles.

Malgré la guerre en cours et l’intensification de la crise humanitaire, les quatre dernières années ont enregistré un pic dans le nombre d’arrivées au Yémen de réfugiés et de migrants en provenance d’Afrique de l’Est. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a dit que presque 90 000 Africains de l’Est, dont 90% d’Éthiopiens, sont arrivés au Yémen depuis avril dernier. Pourtant, plus de 150 000 migrants sont arrivés au Yémen en 2018, soit une augmentation de 50% par rapport à l’année précédente.

Selon l’OIM, entre janvier et août 2019, 97 069 migrants sont arrivés au Yémen. Parmi eux, plus de 13% étaient des enfants, dont 66% n’étaient pas accompagnés. En tout, près de 70 000 personnes, pour la plupart des Éthiopiens et des Somaliens, sont arrivés par les mers Rouge et d’Arabie depuis 2015 lorsque la guerre a commencé, selon des sources du Département de l’immigration et des passeports du Yémen.

 

Un voyage en enfer

Dans le sud-est du Yémen, une région sous le contrôle total des forces saoudiennes et émiraties, les migrants sont confrontés à des risques extrêmes et à de graves violations des droits de l’homme, comprenant la torture, l’extorsion et les violences sexuelles et physiques. Trois Éthiopiens terrés dans un célèbre camp au nord du Yémen ont raconté leurs histoires à MintPress. Après être arrivés presque au bout de leurs dangereux voyages pour le Yémen, ils ont été physiquement attaqués à Aden par des trafiquants qui espéraient extorquer une rançon en argent aux membres de leur famille en Éthiopie.

« Ma famille a vendu sa terre pour payer la rançon », a dit un des hommes à MintPress. Un autre réfugié qui voyageait dans le groupe de Hermala a raconté comment « au camp de Lahj, les soldats m’ont battu et m’ont accroché au mur lorsque j’ai refusé de téléphoner à mes proches. Ils me disaient d’appeler, mais j’ai refusé, alors ils m’ont frappé sur la tête avec un bâton et elle était enflée et saignait. » La cicatrice à sa tête était encore visible.

Des rapports de Human Rights Watch et d’autres groupes confirment que les migrants sont régulièrement torturés et maltraités par les trafiquants et les fonctionnaires dans le sud-est du Yémen. La coalition emmenée par l’Arabie saoudite et ses alliés ont torturé, violé et exécuté des migrants et des requérants d’asile de la Corne de l’Afrique dans les centres de détention des villes portuaires d’Aden et Lahj, selon des rapports de Human Rights Watch.

La guerre elle-même amène ses propres dangers pour les migrants. En janvier, au moins 30 migrants se sont noyés lorsque les navires de la coalition saoudienne patrouillant les côtes yéménites ont ouvert le feu sur leur bateau, le faisant chavirer. En mars 2017, un hélicoptère de la coalition a ouvert le feu sur une embarcation transportant plus de 140 migrants, tuant 42 ressortissants somaliens au cours de ce que Human Rights Watch a appelé « probablement un crime de guerre ». Le 30 mars 2015, au moins 40 réfugiés ont été tués et 200 blessés lorsqu’un avion de chasse a visé le camp de réfugiés d’al-Mazraq. Pourtant, les milliers de migrants qui meurent au Yémen restent inconnus, leurs tombes peu profondes bordent les pistes parcourues par leurs compatriotes qui cherchent encore une vie meilleure sur une terre étrangère.

 

Al-Raghwah: la vallée de la mort

Après un voyage de trois jours, Hermala et trois de ses compagnons ont finalement réussi à échapper aux griffes des trafiquants à Aden mais pour être détenus dans un camp de fortune pour réfugiés dirigé par la coalition saoudienne. Ils ont pu finalement s’enfuir de nouveau, en passant du sud du Yémen au nord vers la frontière saoudienne, certains marchant en sandales éculées et d’autres pieds nus, sous la chaleur du soleil du désert.

Les dangers qu’affrontent Hermala et les autres réfugiés voyageant au nord sont nombreux. Les routes des migrants convergent à Saada, où des combats entre la résistance yéménite et les forces armées saoudiennes sont fréquents et où des centaines de gens sont régulièrement tués dans des frappes aériennes saoudiennes aveugles. À Sadaa, on peut souvent voir de longues files de migrants en train de marcher tandis que des frappes aériennes ont lieu tout près. Sans protection, ils n’ont pas d’endroit où chercher un répit.

Bien qu’ils souffrent eux-mêmes de famine, les habitants locaux fournissent aux réfugiés de l’eau propre et de la nourriture lorsque c’est possible. Dans un mélange éclectique de mauvais anglais et d’arabe, les réfugiés qui ont parlé à MintPress ont dit : « Les Yéménites sont hospitaliers, ils ne nous en veulent pas de traverser leurs régions ou d’y rester. » D’autres ont raconté comment les habitants leur donnaient de la nourriture et des vêtements et leur indiquaient « le bon chemin pour l’Arabie saoudite ». Le Yémen a longtemps été un pays d’accueil pour les réfugiés ; en effet, c’est le seul pays de la péninsule Arabique qui est signataire de la Convention sur les réfugiés et de son protocole.

Après avoir traversé le paysage rural et montagneux du Yémen, Hermala et 30 compagnons réfugiés éthiopiens ont finalement atteint le district al-Raghwah, un point de transit vers le Royaume saoudien riche en pétrole près de Saada. Mais pour Hermala, dont les cheveux frisés et le visage rond le faisaient aimer de tous ceux qu’il rencontrait – même de ses trafiquants –al-Raghwah a été la dernière étape de son voyage.

Il y a environ une semaine, les corps de Hermala et de trois de ses compagnons de voyage éthiopiens ont été découverts après que des bombes, fournies par les États-Unis et larguées par des avions saoudiens, eurent abruptement mis fin à leur voyage au nord. Il y a moins d’un mois, des dizaines de compatriotes de Hermala ont été tués au même endroit, lorsque les troupes saoudiennes ont lourdement bombardé un marché très fréquenté.

L’attaque a eu lieu près d’une semaine après que dix réfugiés africains ont été tués et 35 blessés lorsque des gardes-frontière saoudiens ont lancé des obus de mortier sur un point de rassemblement animé pour les réfugiés africains à la frontière saoudo-yéménite. Les migrants décrivent cette zone comme la vallée de la mort car l’odeur de la poudre à canon et des cadavres flotte souvent dans l’air.

Presque chaque jour, des migrants qui ont réussi à traverser les continents, à éviter la mort en mer, la maladie et la faim, succombent à la mort grâce à un approvisionnement apparemment infini en armes fournies à la coalition saoudienne par les États-Unis.

La zone frontalière d’al-Raghwah au Yémen, située dans le district Munabbih de Saada, est parsemée de camps habités par des milliers de migrants venus d’Éthiopie et de Somalie qui espèrent franchir la frontière pour gagner la riche Arabie saoudite.

La plupart des zones frontalières yéménites avec l’Arabie saoudite ont été réduites à des champs de bataille en flammes, où les forces armées saoudiennes combattent la résistance yéménite conduite par les Houthis. Pour la plupart, cependant, ces feux n’ont pas atteint al-Raghwah. Al-Raghwah est peuplée presque exclusivement par des réfugiés éthiopiens et somalis qui, pour la plupart, gèrent la myriade de camps de réfugiés de la zone. La coalition dirigée par les Saoudiens a longtemps décrit la région comme une zone de contrebande connue, mais ne l’a que récemment identifiée comme une zone militaire active.

Il n’y a pas de grâce, même pour les migrants qui sont morts. Il n’y a pas assez de tombes pour les morts dont les corps se décomposent, contaminant les réserves de nourriture et d’eau. Les corps des migrants tués par les gardes-frontières saoudiens alors qu’ils tentaient de franchir la frontière sont rarement déplacés, et servent d’avertissement morbides pour les autres qui osent tenter la même chose.

À al-Raghwah, tout le monde a une histoire tragique à raconter. La dopamine est apparemment moins fournie que la nourriture et l’eau. Une jeune fille remarquable, dont le sourire ne semble jamais quitter son visage cendreux, semble cependant faire exception à la sinistre réalité d’al-Raghwah. Elle travaillait comme infirmière en Éthiopie et a quitté sa famille dans l’espoir de trouver du travail en Arabie saoudite pour pouvoir soutenir sa sœur et son vieux père. Elle passe maintenant son temps courir des patients malades aux blessés dans le camp, utilisant ses compétences et ses ressources très limitées pour aider qui elle peut.  

Elle parle un arabe approximatif, la plupart des autres réfugiés dans le camp ne le savent pas du tout et elle dit à MintPress que « rien [dans le camp] ne me fait plus peur à part le sifflement du vol des avions de chasse et le bruit des bombes quand elles frappent le sol ». Elle a expliqué comment elle hurle et se couche par terre chaque fois qu’elle entend un avion. « Cet endroit devient terrifiant. »

À al-Raghwah, de nombreux migrants souffrent de graves problèmes de santé physique et mentale résultant de leurs expériences pendant leurs voyages, le temps qu’ils ont passé dans les camps de détention dans le sud du Yémen et leur peur d’être tués ou, pire, de rentrer chez eux les mains vides.

Malgré les milliers de migrants à al-Raghwah, il n’y pas de dispensaire ni de système d’assainissement, et les épidémies se répandent. Quelque part, trois à cinq personnes meurent chaque jour du choléra, de la malaria ou d’autres maladies. 

 

La destination finale

Profitant de l’obscurité, de nombreux migrants tentent de se faufiler en Arabie saoudite à partir du site proche d’al-Thabit. Au lever du soleil, des cadavres jonchent les points de passage. Seuls quelques chanceux entrent dans le Royaume pour gagner leur vie comme domestiques ou ouvriers.

Une migrante blessée a déclaré à MintPress que les gardes-frontières saoudiens lui ont tiré dessus sans avertissement alors qu’elle tentait de franchir la frontière à al-Zamah, à trois kilomètres d’al-Raghwah. Elle a décrit la scène à la frontière : « Les avions de guerre ne quittaient pas le ciel, des bombes tombaient en permanence, il n’y avait pas d’endroit où se mettre à l’abri. Il y avait tellement de morts à la frontière qu’on marchait sur les cadavres. »

Edris, Nebiyu et Dina, tous migrants éthiopiens, ont déclaré qu’un hélicoptère Apache leur a tiré dessus alors qu’ils marchaient dans al-Thabit. « Tout le monde s’est dispersé. Les gens qui fuyaient se faisaient tirer dessus, beaucoup ont été tués ou blessés », a raconté Edris. Son ami a reçu une balle dans la tête et a été tué, ils l’ont laissé par terre et se sont enfuis.

Pour sa part, l’Organisation internationale des migrations a fait part de son inquiétude par rapport à la mort de migrants dans la zone.

Certains migrants, incapables de franchir la frontière et peu désireux d’affronter le traitement inhumain dans les camps de réfugiés ou les centres de détention, commencent à rentrer chez eux. Le Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU (UNHCR) et l’OIM ont annoncé que 5 087 réfugiés somalis ont quitté le Yémen pour retourner chez eux depuis 2017. 

Martin Manteaw, le vice-représentant de l’UNHCR au Yémen, a déclaré que « certains réfugiés choisissent maintenant de retourner chez eux et il est important pour l’UNHCR de continuer à aider ceux qui souhaitent rentrer volontairement à le faire dans la dignité et la sécurité ».

Les amis de Hermala, toujours pris dans le cauchemar d’al-Raghwah, n’ont pas encore passé la frontière ni n’envisagent de rentrer chez eux. Leur désespoir les pousse à risquer leur vie, peu importe les chances.

 

Photo Associated Press, conception graphique Claudio Cabrerra pour MintPress News

Ahmed AbdulKareem est un journaliste yéménite. Il couvre la guerre au Yémen pour MintPress News et pour des médias locaux yéménites.

 

Source originale: Mintpress

Traduit de l’anglais par DG pour Investig’Action

Source: Investig’Action

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