La révolution russe de 1917 a voulu établir pour toujours le règne égalitaire de l’espèce humaine

Un échec, la révolution d’Octobre ? À contre-courant de nombreux manuels d’histoire et des médias mainstream, Alain Badiou suggère le contraire. Dans une réflexion inspirante, le philosophe replace les événements de 1917 dans l’histoire de ce bipède sans plume qu’on appelle l’homme. L’aventure cosmique de l’espèce humaine est très courte au regard du phénomène de l’existence d’êtres vivants qui se compte en centaine de millions d’années. La révolution d’Octobre peut dès lors apparaître comme l’incarnation de la possibilité de la victoire, l’humanité pouvant se réconcilier avec elle-même. La révolution d’Octobre nous rappelle aussi que le capitalisme dominateur est déjà, et pour toujours, une chose du passé. (IGA)    


 

Il est toujours impressionnant de voir, dans le temps court d’une vie humaine, un événement historique vieillir, prendre des rides, se ratatiner, et puis mourir. Mourir, pour un événement historique, c’est quand l’humanité presque toute entière vous oublie. C’est quand, au lieu d’éclairer et d’orienter la vie d’une masse de gens, l’événement ne figure plus que dans des manuels d’histoire spécialisés, et encore. L’événement mort gît dans la poussière des archives.

Eh bien, je peux dire que, dans ma vie personnelle, j’ai vu sinon mourir, du moins agoniser, la Révolution d’Octobre 1917. Vous me direz : vous n’êtes pas si jeune, après tout, et en plus vous êtes né vingt ans après ladite révolution. Elle a donc quand même eu une belle vie ! D’ailleurs, on parle partout de son centenaire.

Je répondrai ceci : pratiquement partout, ce centenaire masquera et manquera ce dont il était question dans cette révolution, la raison pour laquelle elle a enthousiasmé pendant au moins soixante ans des millions de gens, de l’Europe à l’Amérique Latine, de la Grèce à la Chine, de l’Afrique du Sud à l’Indonésie. Et aussi bien la raison pour laquelle, pendant le même temps, elle a terrorisé et contraint à des reculades importantes, partout dans la monde, la petite poignée de nos maîtres réels, l’oligarchie des propriétaires de Capitaux.

Il est vrai que pour rendre possible la mort d’un événement révolutionnaire dans la mémoire des hommes, il faut en changer le réel, en faire une fable sanguinaire et sinistre. La mort d’une révolution s’obtient par une calomnie savante. En parler, en organiser le centenaire, oui ! Mais à condition de s’être donné de savants moyens de conclure : plus jamais ça !

Je veux rappeler ici que ce fut déjà le cas de la Révolution française. Les héros de cette révolution, Robespierre, Saint Just, Couthon, furent présentés pendant des décennies comme des tyrans, des gens aigris et ambitieux, des assassins costumés. Même Michelet, un partisan affiché de la Révolution française, a voulu faire de Robespierre une figure de dictateur.

Notons au passage qu’il a fait là une invention dont il aurait dû déposer le brevet, car elle a fait fortune. Aujourd’hui, le seul mot de « dictateur » est un couperet qui remplace toute discussion. Qui sont Lénine, Mao, Castro, et même Chavez au Venezuela, ou Aristide à Haïti ? Des dictateurs. La question est réglée.

En fait, c’est avec toute une génération d’historiens communistes, en tête desquels Albert Mathiez, que la Révolution française a, littéralement, été ressuscitée, dans sa portée égalitaire et universelle, à partir des années vingt du dernier siècle. C’est donc grâce à la révolution russe de 1917 qu’on a pensé de façon à nouveau vivante et militante le moment fondamental de la révolution française, celui qui portait l’avenir, à savoir la Convention montagnarde entre 1792 et 1794.

Comme quoi une vraie Révolution est toujours aussi la résurrection de celles qui l’ont précédée : la Révolution russe a ressuscité et la Commune de Paris de 1871, et la Convention robespierriste, et même la révolte des esclaves noirs à Haïti avec Toussaint-Louverture, et même, remontant jusqu’au 16° siècle, l’insurrection des paysans en Allemagne sous le direction de Thomas Münzer, et même, remontant jusqu’à l’Empire romain, le grand soulèvement des gladiateurs et des esclaves sous la direction de Spartacus.

Spartacus, Thomas Münzer, Robespierre, Saint-Just, Toussaint-Louverture, Varlin Lissagaray et les ouvriers en armes de la Commune : autant de « dictateurs », n’est-ce pas, calomniés et oubliés, dont les dictateurs Lénine, Trotsky, ou Mao Tse Toung ont refait ce qu’ils étaient : des héros de l’émancipation populaire, des ponctuations de l’immense histoire qui oriente l’humanité vers le gouvernement collectif d’elle-même.

Aujourd’hui, c’est-à-dire depuis trente ou quarante ans, depuis la fin de la Révolution culturelle en Chine, ou encore depuis la mort de Mao en 1976, on a organisé la mort systématique de toute cette immense histoire. Le désir même d’y revenir est taxé d’impossible. On nous raconte tous les jours que renverser nos maîtres et organiser un devenir égalitaire mondial est une utopie criminelle et un sombre désir de dictature sanglante. Une armée d’intellectuels serviles s’est spécialisée, notamment hélas dans notre pays, la France, dans la calomnie contre-révolutionnaire et la défense acharnée de la domination capitaliste et impériale. Les chiens de garde de l’inégalité et de l’oppression des gens démunis, des pauvres, du prolétariat nomade, sont aux commandes partout. Ils ont inventé le mot « totalitaire » pour caractériser tous les régimes politiques animés par l’idée égalitaire.

Remarquons au passage que la Révolution russe de 1917 a été tout ce qu’on veut sauf totalitaire. Elle a connu de très nombreuses tendances, surmonté des contradictions nouvelles, rassemblé et uni des gens extrêmement différents, des grands intellectuels, des ouvriers des usines, des paysans du fin fond de la Toundra. Elle a traversé, au moins pendant douze ans, entre 1917 et 1929, des guerres civiles impitoyables et des discussions politiques passionnées. Elle a été l’exposition, non pas du tout d’une Totalité totalitaire, mais d’un extraordinaire désordre actif, traversé cependant par la lumière d’une idée.

La révolution russe de 1917, sous les mots « dictature » et « totalitaire », ne pouvait qu’être méconnue et oubliée.

Pour comprendre quoi que ce soit à cette révolution, il faut donc oublier absolument tout ce qui se raconte là-dessus. Il faut revenir vers la très longue histoire des hommes, il faut montrer comment et pourquoi la révolution russe de 1917 en ellemême, dans sa simple existence, est un monument à la gloire de l’humanité à venir.

C’est pourquoi je voudrais commencer par un court récit de l’immense histoire de notre espèce, l’histoire de la bête humaine, l’histoire de cet animal étrange et dangereux, génial et effrayant, qu’on appelle l’homme, et que les philosophes grecs appelaient : le bipède sans plume. Pourquoi le « bipède sans plumes » ? Parce que tous les gros animaux terrestres sont quadrupèdes, mais l’homme est bipède. Et tous les oiseaux sont bipèdes, mais ils ont tous de plumes, et l’homme n’en a pas. Donc, seul l’homme est un bipède sans plume. La révolution russe d’Octobre 17 a en tout cas été faite par une masse importante de bipèdes sans plumes.

Que dire de cette espèce animale, à laquelle nous appartenons tous, en dehors du fait historiquement peu éclairant qu’elle est composée de bipèdes sans plumes ?

Notons d’abord que c’est une espèce en réalité très récente, du point de vue de l’histoire générale de la vie sur notre petite et insignifiante planète. Pas plus en tout cas que deux cent mille ans, en comptant large, alors que le phénomène de l’existence d’êtres vivants se compte, lui, en centaine de millions d’années.

Quelles sont les caractéristiques les plus générales de cette espèce récente ? Le critère biologique, comme vous savez, d’une espèce, et entre autres de notre espèce, c’est que l’accouplement d’un mâle et d’une femelle de ladite espèce peut être fécond. Or ceci se vérifie pour l’espèce humaine, à coup sûr fréquemment, et ce, quelle que soient la couleur, l’origine géographique, la taille, les pensées, l’organisation sociale des partenaires. C’est le premier point.

Par ailleurs, c’est le second point, la durée de la vie humaine, autre critère matériel, ne semble pas pour le moment pouvoir dépasser 130 ans, en comptant large. Tout ça, vous le savez. Mais ça nous permet déjà deux remarques certes très simples, qui, je crois, restent cependant fondamentales, y compris pour situer clairement la révolution russe d’Octobre 1917.

La première c’est que l’aventure cosmique, si l’on peut dire, de l’espèce humaine, de la bête humaine, est en réalité courte. C’est une chose difficile à se représenter parce que deux cent mille ans c’est déjà quelque chose qui se perd pour nous dans de vastes brumes, surtout au regard des malheureux cent ans et quelques qui bornent avec rigueur notre aventure personnelle. Néanmoins il faut quand même se souvenir de cette platitude : au regard de l’histoire générale de la vie, le temps d’existence de l’espèce « homo sapiens » — nous nous appelons comme ça, c’est assez prétentieux –, est une aventure spécifique très courte. On peut donc soutenir que peut- être nous ne faisons que commencer, que nous sommes peut-être au tout début de cette aventure spécifique. Ceci pour fixer une échelle quant aux choses qui peuvent se raconter et se penser quant au devenir collectif de l’humanité. Les dinosaures, par, exemple, n’étaient pas très sympathiques, du moins selon nos critères, mais ils ont existé à une échelle proprement immense au regard de notre espèce. On la compte non pas en milliers d’années, mais en centaines de millions. L’humanité telle que nous la connaissons peut se représenter elle-même comme une sorte de maigre début.

Début de quoi ? Vous savez que les participants à la révolution française ont bel et bien pensé, eux, qu’ils étaient un commencement absolu. La preuve : ils ont changé le calendrier. Et dans le nouveau calendrier, l’an I était l’année de la création révolutionnaire de la République française. Pour eux, la République, la liberté, la fraternité, l’égalité, c’était un nouveau début de l’espèce humaine, après des millénaires de despotisme et de malheur pour les vies populaires. Et c’était un commencement, non pas seulement pour la France et les français, mais bel et bien pour l’humanité toute entière. Du reste, pour les révolutionnaires de 1793, l’humanité et la France, ce n’était pas très différent. Dans la constitution de 1793, on affirme par exemple qui quiconque dans le monde s’occupe d’un orphelin ou prend en charge un vieillard doit être considéré comme un citoyen de la République. Vous avez déjà cette conviction qu’avec la Révolution, l’humanité change, qu’elle n’a plus la même définition.

Et la révolution russe ? Eh bien elle a aussi pensé qu’elle commençait une nouvelle étape pour l’espèce humaine, l’étape communiste, l’étape dans laquelle l’humanité totale, au-delà des pays et des nations, s’organiserait elle-même pour décider en commun de ce qui a pour elle une valeur commune. « Communisme », c’est l’affirmation que ce qui est commun à tous les hommes doit être l’objet incessant de la pensée, de l’action, de l’organisation.

Voilà pour notre première remarque : l’espèce humaine, peut-être, ne fait que commencer à être elle-même. Et peut-être sous le mot de « révolution », et notamment de « révolution de 1917 », il faut entendre : commencement, ou re-commencement, de l’histoire de l’espèce humaine.

La deuxième remarque, c’est qu’il existe un niveau matériel incontestable, de caractère biologique, celui de la reproduction de l’espèce, de la sexuation, de la naissance, où il est en quelque sorte prouvé que nous sommes tous les mêmes. Tous les mêmes, peut-être, à ce seul niveau. Mais à ce niveau qui existe et qui est matériellement assigné. Et puis il y a la question de la mort, qui survient dans des paramètres temporels à peu près fixes.

On peut donc dire, sans risque d’être démentis, qu’il y a une identité de l’humanité comme telle. Et en fin de compte, cette identité de l’humanité comme telle, il ne faut jamais, je dis bien « jamais », en oublier l’existence, quelles que puissent être naturellement les différences innombrables, que par ailleurs nous allons explorer, concernant les nations, les sexes, les cultures, les engagements historiques, etc. Il y a néanmoins une sorte de socle indubitable qui constitue l’identité de l’humanité comme telle. Quand les révolutionnaires chantaient, y compris en Russie, bien sûr, que 6 « l’Internationale sera le genre humain », ils disaient qu’en effet le genre humain est fondamentalement unique. Marx l’avait déjà dit : les prolétaires, les ouvriers, les paysans, qui composent la majorité de l’humanité, partagent un sort commun, et doivent avoir, par-dessus toutes les frontières, une pensée et une action communes. Il le disait brutalement : « les prolétaires n’ont pas de patrie ». Comprenons : leur patrie est l’humanité.

Ils doivent bien comprendre ça, tous ces jeunes qui partent du Mali, ou de la Somalie, ou du Bangladesh, ou d’ailleurs ; qui veulent traverser les mers pour aller vivre là où ils pensent qu’on peut vivre, ce qu’ils ne peuvent plus faire dans leur pays ; qui risquent cent fois la mort ; qui doivent payer des passeurs brigands ; qui traversent trois, ou dix pays différents, la Libye, l’Italie, le Suisse, ou la Slovénie, l’Allemagne ou la Hongrie ; qui apprennent trois ou quatre langues, qui font trois ou quatre ou dix métiers. Oui, eux, ils sont le prolétariat nomade, et tout pays est leur patrie. Ils sont le cœur du monde humain d’aujourd’hui, ils savent exister partout où l’être humain existe. Ils sont la preuve que l’humanité est une, est commune.

J’ajouterais un autre argument communiste. Il existe des preuves que la capacité intellectuelle de l’humanité est elle aussi invariable en tant que capacité.

Bien sûr il y a eu à ce jour, dans l’histoire de l’humanité, il y a entre 15.000 et 5000 ans, une révolution fondamentale, de loin la plus importante dans toute l’histoire de la bête humaine. On l’appelle la révolution néolithique. En un temps qui se compte en quelques millénaires, l’humanité, qui existait telle que nous la connaissons depuis bien plus de 100.000 ans, a inventé l’agriculture sédentaire, le stockage des céréales dans la poterie, donc la possibilité de disposer d’un surplus de nourriture, donc l’existence d’une classe de gens nourris par ce surplus et dispensés de leur participation directe aux tâches productives, donc l’existence de l’Etat, renforcée par celle des armes métalliques, donc aussi l’écriture destinée primitivement à dénombrer les producteurs de bétail et à prélever les impôts. Et dans ce contexte la conservation, la transmission et le progrès des techniques de toute nature se sont trouvés très vivement stimulés. On a vu apparaître de grandes villes, et aussi un puissant commerce internationale, par terre et par mer.

Au regard de ce changement, qui a eu lieu il y a quelques millénaires, tout autre changement est en vérité secondaire pour l’instant, parce que, d’une certaine manière, nous restons encore dans les paramètres qui ont été institués à cette époque. Notamment l’existence de classes dominantes et oisives, l’existence d’un Etat autoritaire, l’existence d’armées professionnelles, l’existence de guerres entre nations, tout ça nous situant bien au-delà des petits groupes de chasseurs-cueilleurs qui représentaient l’humanité antérieurement. Nous sommes encore à l’intérieur de ces paramètres. Nous sommes des néolithiques.

Cependant, cette révolution ne signifie pas que, du point-de-vue de la capacité intellectuelle, nous soyons supérieurs aux êtres humains d’avant la révolution néolithique. Il faut nous souvenir de l’existence des peintures pariétales comme celles de la grotte Chauvet, qui datent de trente cinq mille ans, époque où très probablement n’existent encore que de petits groupes de chasseurs-cueilleurs, bien antérieurs à la révolution néolithique. La seule existence de ces peintures atteste que la capacité réflexive, contemplative, idéalisante, de la bête humaine, ainsi que sa virtuosité technique sont déjà exactement ce qu’elles sont aujourd’hui.

Ce n’est donc pas seulement au niveau biologique et matériel que l’identité humaine, à travers son aventure, doit être affirmée, mais sans doute aussi au niveau de ce dont elle est intellectuellement capable. Cette unicité fondamentale, ce « Même » biologique et mental, a toujours été l’obstacle fondamental des théories selon lesquelles l’humanité n’est pas la même, théories selon lesquelles il existe des sousespèces fondamentalement différentes, généralement nommées des races. Les racistes, comme vous le savez, ont toujours redouté et proscrit les relations sexuelles, pour ne rien dire du mariage, entre les membres des races qu’ils appelaient supérieures et ceux des races qu’ils déclaraient inférieures. Ils ont fait des lois terribles pour que les Noirs n’aient jamais accès aux femmes blanches, ou les Juifs aux femmes prétendument aryennes. Alors cette obsession repérable dans l’histoire des courants racistes tentait de nier l’évidence, à savoir l’unité primordiale de l’humanité, et s’est d’ailleurs étendue à d’autres différences, comme les différences sociales. On sait très bien qu’in fine une femme de la classe dominante ne devait pas épouser, ni même avoir un lien sexuel, et encore moins des enfants, avec un homme des classes laborieuses. Les 8 maîtres ne devaient pas reproduire l’espèce avec les esclaves, etc. Autrement dit, il y a quand même eu de longues époques où l’affirmation de l’unité de l’espèce constituait un scandale social.

La révolution russe de 1917, dans le sillage de la révolution française, a voulu établir pour toujours le règne égalitaire de l’espèce humaine.

Mais le point sans doute le plus essentiel aujourd’hui porte sur l’organisation sociale dominante. Organisation sociale dominante, à vrai dire d’autant plus dominante, qu’elle s’est emparée aujourd’hui de la totalité de l’aventure humaine, de la totalité de l’espace mondial. Elle s’appelle le capitalisme, c’est son nom propre, et elle organise des formes monstrueuses d’inégalité, et donc d’altérité, à l’intérieur de l’unité de principe de l’espèce humaine, qu’elle peut très bien par ailleurs revendiquer.

Il y a là-dessus des statistiques bien connues, mais que je répète souvent parce qu’il faut les connaître. En réalité, on peut résumer ça en une phrase : une oligarchie mondiale très restreinte laisse aujourd’hui pratiquement en dehors de la possibilité de simple survie, des milliards d’êtres humains, qui errent dans le monde à la recherche d’un lieu où travailler, nourrir une famille, etc.

Alors peut-être que là se joue le fait que l’humanité n’est qu’au tout début de son existence historique. Entendons par là que son organisation dominante, au niveau de la socialité, au niveau de ce qu’est l’humanité pratique, l’humanité réelle, est encore extrêmement faible. Que l’humanité soit encore néolithique signifie ceci : Il n’est pas encore vrai que l’humanité, dans ce qu’elle produit, fait et organise, soit en quelque manière à la hauteur de son unité principielle. Peut-être l’existence historique de l’humanité consiste à expérimenter et à réaliser des figures d’existence collective qui soient à la hauteur du principe de son unité fondamentale. Peut-être sommes-nous simplement dans des étapes tâtonnantes et encore approximatives de ce projet.

Sartre a dit une fois que si l’humanité s’avérait incapable de réaliser le communisme, — c’est l’époque où on utilisait ce mot innocemment, si je puis dire, — alors on pourrait dire, après sa disparition, qu’elle n’a pas eu beaucoup plus d’intérêt ou d’importance que les fourmis. On voit bien ce qu’il voulait dire – l’économie hiérarchique collective des fourmis est connue comme un modèle d’organisation despotique – ; il voulait dire que si on surplombe l’histoire de l’humanité avec l’idée que l’humanité devrait et pourrait produire une organisation sociale à la hauteur de son unité fondamentale, c’est-à-dire produire une affirmation consciente d’elle-même comme espèce unifiée, alors l’échec total de cette entreprise renverrait l’humanité à une figure animale parmi les autres, à une figure animale qui continue à être sous la loi de la lutte pour la survie, de la concurrence des individus et de la victoire des plus forts.

Disons-le autrement. On peut penser qu’il est certain qu’il doit y avoir, qu’il faut qu’il y ait, dans les siècles en cours, ou s’il le faut les millénaires en cours, et à une échelle que nous ne pouvons pas déterminer, une seconde révolution après la révolution néolithique. Une révolution qui serait, par son importance, à la hauteur de la révolution néolithique, mais qui, dans l’ordre propre de l’organisation immanente de la société, restituerait l’unité primordiale de l’humanité. La révolution néolithique a doté l’humanité de moyens de transmission, d’existence, de conflits et de connaissances sans précédent, mais elle n’a pas supprimé, bien loin de là, à certains égards elle a aggravé, l’existence des inégalités, des hiérarchies, et des figures de violence et de pouvoir qu’elle a portées à une échelle sans précédent. Cette seconde révolution — nous la définissons ici de manière très générale, nous sommes à un niveau pré- politique si je puis dire — restituerait à l’unité de l’humanité, cette unité indubitable, le pouvoir sur son propre destin. L’unité de l’humanité cesserait d’être seulement un fait pour devenir en quelque manière une norme, l’humanité ayant à affirmer et à réaliser sa propre humanité, au lieu, tout au contraire, de la faire exister dans la figure des différences, des inégalités, et des fragmentations de tous ordres, nationales, religieuses, linguistiques, etc. La deuxième révolution liquiderait le motif, en réalité criminel au regard de l’unité de l’humanité, de l’inégalité des richesses et des modes de vie.

On peut dire que depuis la Révolution française de 1792-94, les tentatives en direction d’une égalité réelle n’ont pas manqué, sous divers noms, démocratie, socialisme, communisme. On peut aussi considérer que la victoire temporaire actuelle d’une oligarchie capitaliste mondiale est un échec de ces tentatives, mais on peut penser que cet échec est provisoire et ne prouve rien, si on se situe naturellement à l’échelle de l’existence de l’unité de l’humanité comme telle. Un tel problème ne relève pas de la prochaine élection – rien n’en relève d’ailleurs – il est à échelle des 10 siècles. Et au fond sur ce point il n’y aurait rien d’autre à dire que « nous avons échoué, alors continuons le combat. »

Cependant, et ce point nous amène à considérer de près la révolution russe d’Octobre 17, il y a échec et échec. Ma thèse est alors la suivante : la révolution russe a montré, pour la première fois dans l’Histoire, qu’il était possible de réussir. On peut toujours dire qu’au long cours, au bout de quelques dizaines d’années, elle a échoué. Mais elle a incarné, et doit incarner dans notre mémoire, sinon la victoire, du moins la possibilité de la victoire. Disons que la révolution russe a montré la possibilité de la possibilité d’une humanité réconciliée avec elle-même.

Mais de quelle victoire s’agit-il exactement ?

Ce n’est que très tardivement, il y a au plus quelques siècles, que vint, au cœur de la discussion politique, la question du fondement économique des Etats. On a alors pu soutenir, voire démontrer, que derrière la forme de l’Etat (pouvoir personnel ou démocratie) pouvait parfaitement se loger la même organisation sociale oppressive et discriminatoire, dans laquelle les décisions étatiques les plus importantes concernent invariablement la protection de la propriété privée sans limite assignable, sa transmission familiale, et en définitive le maintien, tenu pour naturel et inévitable, d’inégalités proprement monstrueuses.

Dans notre pays, qui est un pays privilégié, et qui se vante de sa démocratie, nous savons que moins de 10% de la population possède un patrimoine supérieur à 50% du patrimoine total ! Nous savons aussi que plus de la moitié de la population ne possède en réalité rien du tout. Si on passe à l’échelle du monde entier, les choses sont pires : quelques centaines de personnes possèdent un patrimoine égal à celui de trois milliards d’autres. Et plus de deux milliards d’êtres humains ne possèdent rien du tout.

Quand cette question de la propriété privée et des inégalités monstrueuses qu’elle entraine est devenue plus claire, il y a eu des tentatives révolutionnaire d’un tout autre ordre que celles qui ne mettaient en jeu que la forme du pouvoir politique. Ces tentatives visaient à changer le monde social tout entier. Elles visaient à instaurer une égalité réelle. Elles voulaient voir arriver à la direction de la société les ouvriers et les paysans, les pauvres, les démunis, les méprisés. Le chant de ces insurrections s’appelait l’Internationale. Il disait : « nous ne sommes rien, soyons tout ». Il disait : « le monde doit changer de base ». Tout le XIX° siècle a été marqué par les échecs, souvent sanglants, des tentatives ainsi orientées. La Commune de Paris, avec ses trente mille morts sur le pavé de Paris, reste le plus glorieux de ces désastres. Elle avait inventé, sous le nom de « Commune », un pouvoir égalitaire. Mais au bout de quelques semaines, l’armée du pouvoir central réactionnaire entra dans Paris et en dépit d’une résistance acharnée dans les quartiers populaires de la ville, massacra sans merci les ouvriers révoltés et emprisonna et déporta des milliers de révoltés. L’échec continuait sa ronde funèbre.

Il est temps alors de rappeler ceci : quand la révolution russe dura plus longtemps, d’un seul jour, que la Commune de Paris, le principal dirigeant de cette révolution, Lénine, dansa sur la neige. Il avait conscience que, quelques soient les terribles difficultés à venir, la malédiction des échecs était levée !

Que s’était-il passé ?

D’abord, nous avions, dès les années 1914-1915, un important affaiblissement de l’Etat central despotique russe, engagé imprudemment dans la grande guerre de 14-18. En février 1917, une révolution, classiquement démocratique renverse cet Etat. Il n’y rien là de nouveau : de grands pays comme la France, l’Angleterre, l’Allemagne, avaient déjà mis en place des régimes parlementaires, avec élection des gouvernants. En un sens, la situation russe, avec le despotisme du Tsar et le pouvoir aristocratique des propriétaires fonciers, était retardataire. Mais cette révolution démocratique n’arrête pas le mouvement. Il y a en Russie, depuis des années, des groupes intellectuels révolutionnaires très actifs, qui voient plus loin que la simple imitation des démocraties de l’Ouest. Il y a une jeune classe ouvrière en formation, très portée à la révolte et sans encadrement syndical conservateur. Il y a une énorme masse de paysans extrêmement pauvres et opprimés. Il y a, à cause de la guerre, des centaines de milliers de soldats et de marins en armes, qui détestent cette guerre, dont ils pensent avec raison qu’elle sert surtout les intérêts impérialistes de la France et de l’Angleterre contre les ambitions non moins impérialistes des allemandes. Il y a enfin un parti révolutionnaire solide, vivant, et très lié aux ouvriers. Ce parti s’appelle le parti bolchevique. Il est à la fois très vif dans les discussions, et cependant plus discipliné et actif que toutes les autres. A sa tête, nous trouvons des gens comme un Lénine et un Trotski combinant une forte culture marxiste et une longue expérience militante hantée par les leçons de la Commune de Paris. Il a enfin, et surtout, des organisations populaires locales, qui se sont créées partout, dans les grandes villes, dans les usines, et qui l’ont fait dans le mouvement de la première révolution, mais avec leurs objectifs propres, qui reviennent finalement à demander que le pouvoir, que les décisions, soient confiées à ces assemblées, et non à un gouvernement lointain et timoré, qui continue à protéger le vieux monde russe. Elles s’appellent, ces organisations, les soviets. La combinaison de la force disciplinée du parti bolchevik et des assemblées de démocratie de masse que sont les soviets constitue la clef de la deuxième révolution, à l’automne 1917.

Ce qui est à cette date unique dans l’histoire de l’humanité est la transformation d’une révolution qui vise seulement à changer le régime politique, à changer la forme de l’Etat, en une révolution tout à fait différente, qui vise à changer l’organisation de la société toute entière, en brisant l’oligarchie économique et en confiant la production, aussi bien industrielle qu’agricole, non plus à la propriété privée de quelques-uns, mais à la gestion décidée par tous ceux qui travaillent.

Ce projet, qui va devenir une chose réelle dans la tempête terrible de la révolution, russe, la prise du pouvoir, la guerre civile, le blocus, l’intervention étrangère, il faut voir qu’il a été voulu et organisé. L’idée générale de tout cela a pu vaincre parce qu’elle était présente, de façon consciente et volontaire, dans la majorité du parti bolchevique bien sûr, mais à partir de la fin de l’été 1917, dans la majorité des soviets, et notamment du plus important d’entre eux, le soviet de la capitale, Petrograd.

Un exemple saisissant est contenu, dès le printemps 1917, dans le programme général que Lénine fait circuler dans le parti, pour qu’il anime les discussions partout dans le pays. Toutes les composantes de ce programme, de cet ensemble de décisions possibles, sont orientée vers l’idée d’une révolution complète et globale de tout ce qui existait en fait depuis le néolithique. (cf les thèses d’avril)

Sur ces bases, et à travers de gigantesque épreuves liées à la situation particulière de la Russie, il y a, à partir d’octobre 17, la première victoire, dans toute l’histoire de l’humanité, d’une révolution post-néolithique. A savoir d’une révolution fondant un pouvoir dont le but affiché est un total bouleversement des fondements millénaires de toute société se prétendant « moderne » : à savoir la dictature cachée de ceux qui possèdent les agencements financiers de la production et des échanges. Une révolution qui ouvre à la fondation d’une nouvelle modernité. Et le nom commun de cette nouveauté absolue a été — et à mon avis demeure – « communisme ». C’est sous ce nom que des millions de gens dans le monde, des gens de toutes sortes, depuis les masses populaires ouvrières et paysannes jusqu’aux intellectuels et aux artistes, l’ont reconnue et saluée avec un enthousiasme à la mesure de revanche qu’elle constituait après les accablants échecs du siècle précédent. Maintenant, a pu déclarer Lénine, est venue l’époque des révolutions victorieuses.

Certes, on peut considérer qu’à partir du début des années trente ; à partir singulièrement, en 1929, sous la direction implacable de Staline, du premier plan quinquennal, on passe de « tout le pouvoir aux soviets » à « tout le pouvoir à la fusion complète du Parti communiste et de l’Etat, et donc à la disparition du pouvoir des soviets.

Mais quels qu’aient été ces avatars de cette aventure inouïe, et quelle que soit la situation présente de reprise en main mondiale par les cliques néolithiques contemporaines, nous pouvons savoir que la possibilité de la victoire d’un monde postnéolithique est possible. Qu’en tel monde peut exister, et donc doit exister. Et que par conséquent, la domination actuelle du capitalisme global n’est jamais qu’un retour en arrière sans intérêt ni avenir. La révolution communiste d’octobre 1917 demeure ce à partir de quoi nous savons qu’à l’échelle temporelle du devenir de l’humanité, et en dépit des apparences passagères, le capitalisme dominateur est déjà, et pour toujours, une chose du passé.

 

SOURCE: Association d’Education Populaire

Discours prononcé par Alain Badiou lors d’une conférence sur le centenaire de la révolution d’Octobre

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