La France, sponsor des terroristes ? L’Arabie Saoudite et les jihadistes d’al-Nosra (5/10)

L’Arabie saoudite finance des groupes terroristes. Les preuves sont évidentes. Et pourtant, le gouvernement français qui affirme être entré en guerre après les attentats de Paris continue à entretenir des relations privilégiées avec la monarchie pétrolière. Ses liens avec la rébellion syrienne posent également question. Y aurait-il, pour le gouvernement français, de bons et de mauvais terroristes?


 

L’euro-député Vert Philippe Lamberts rappelle que « l’Arabie Saoudite est le premier vivier du salafisme wahhabite et à ce titre porte une responsabilité cruciale dans l’enracinement de cette forme de l’islam mortifère[1] ». En effet, pour atteindre ses ambitions de puissance régionale hégémonique et étendre son influence politico-économique, l’Arabie Saoudite n’hésite pas à créer, former, financer et armer des groupes terroristes.

Ainsi, plusieurs témoignages attestent du financement de réseaux jihadistes par d’influents saoudiens, y compris au sein de la famille régnante. Zacarias Moussaoui, impliqué dans la préparation des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, a affirmé sous serment dans un document daté d’octobre 2014 « qu’al-Qaïda recevait des dons de la part de membres de la famille royale saoudienne[2] ». Il a également avoué « qu’il avait rencontré un diplomate saoudien en vue de préparer une attaque contre le président des États-Unis [et qu’]il a également conspiré pour mettre une bombe à l’ambassade des États-Unis à Londres en 1999.[3] » Dans le même document, il accuse plusieurs membres de la famille royale saoudienne d’avoir financé al-Qaïda : le prince Turki al-Fayçal (directeur des services secrets saoudiens de 1979 à 2001 puis ambassadeur aux États-Unis de 2005 à 2007), le prince Bandar Ben Sultan[4] (ambassadeur aux États-Unis de 1983 à 2005 puis directeur des services secrets  de 2012 à 2014), et le prince al-Walid Ben Talal (homme d’affaires saoudien multi-milliardaire). Difficile de vérifier ces allégations, car les 28 pages du rapport sur les attentats de 11 septembre qui explorent les liens entre l’Arabie saoudite et al-Qaïda ont été classifiées[5]. L’ex-sénateur états-unien Bob Graham affirme d’ailleurs que ce document de 28 pages « montre la participation directe du gouvernement saoudien dans le financement [des attentats] du 11 Septembre. […] Nous avons montré que quoi qu’ils [les Saoudiens] fassent, il y aurait impunité. Ils ont donc continué à soutenir al-Qaïda, puis plus récemment dans l’appui économique et idéologique à l’État islamique. C’est notre refus de regarder en face la vérité qui a créé la nouvelle vague d’extrémisme qui a frappé Paris[6] ».

Sean Carter, un des avocats des victimes du 11 septembre, affirme quant à lui que « des organismes de bienfaisance établis par le gouvernement du Royaume [saoudien] pour propager l’idéologie radicale wahhabite ont servi de sources majeures de financement et de soutien logistique à al-Qaïda, pendant toute la décennie qui a mené au 11 Septembre[7]».

Le journaliste du New Yorker Seymour Hersch a révélé en 2007 que « les acteurs clés sont les Saoudiens bien sûr, et Bandar [Ben Sultan] qui ont conclu une sorte d’accord privé avec la Maison Blanche, Dick Cheney et Elliott Abrams. L’idée est d’avoir un soutien financier de l’Arabie Saoudite pour soutenir divers groupes sunnites extrémistes du Jihad[8] ». Selon l’auteur Bahar Kimyongür, « c’est ainsi que Bandar Bush alimente les clivages confessionnels au Liban et en Syrie, comme l’ont fait ses mentors anglo-saxons en Irak[9] ». Il cite un diplomate européen en poste à Beyrouth : « cette irakisation de la scène libanaise correspond parfaitement à la politique dite « d’instabilité constructive » que les néo-conservateurs américains tentent d’appliquer à l’ensemble des Proche et Moyen Orient[10] ».

Dans une perspective historique et géopolitique plus large, le livre La Stratégie du chaos de Mohamed Hassan explique bien comment les États-Unis ont supplanté la Grande-Bretagne au cours de la deuxième moitié du XXème dans le contrôle des hydrocarbures au Moyen-Orient, en particulier en Arabie Saoudite[11].

De surcroît, Alain Chouet (ancien chef du service de renseignement de sécurité de la DGSE) a révélé dans une interview en 2013 que Jabhat al-Nosra (« le front pour la victoire », un groupe salafiste jihadiste syrien affilié à al-Qaïda) avait été créé de toutes pièces par les services spéciaux saoudiens[12]. Or, le groupe Jabhat al-Nosra est placé depuis décembre 2012 sur la liste des organisations terroristes[13] par les États-Unis, et depuis mai 2014 sur la liste de l’ONU des organisations proches d’al-Qaïda[14]. Les combattants de Jabhat al-Nosra     s’illustrent notamment en appliquant dans les territoires qu’ils contrôlent une vision punitive et violente de la Charia : conversions forcées (notamment des druzes), amputations de mains, crucifixions, ou encore exécutions sommaires de femmes pour punir l’adultère[15]. Jabhat al-Nosra s’est rendu coupable de plus de 200 attentats-suicides en Syrie depuis 2011, entraînant la mort de plusieurs milliers de personnes. De plus, le groupe a soutenu les attentats de Paris du 13 novembre 2015, en précisant qu’il aurait préféré être le groupe à l’origine des attaques[16].

Comment ne pas s’insurger de la déclaration du ministre français des affaires étrangères Laurent Fabius en décembre 2012 à propos des « rebelles syriens » proches d’al-Qaïda : « sur le terrain, ils font un bon boulot[17] » ? Des rebelles auxquels « la France a livré des canons, des mitrailleuses, des lance-roquettes et des missiles antichars[18] ». La France reconnaît d’ailleurs qu’une partie des armes qu’elle a fourni à l’Armée Syrienne Libre (ASL) s’est retrouvée entre les mains de groupes jihadistes en Syrie[19], car l’ASL et Jabhat al-Nosra combattent parfois côte-à-côte contre l’armée Syrienne. Par ailleurs, le Commandement des forces américaines au Moyen-Orient (CENTCOM) a reconnu le 4 septembre 2015 que des « rebelles » formés par les États-Unis avaient remis 25 % de leur équipement militaire à Jabhat al-Nosra, incluant des pick-ups et des munitions[20].

            Pourtant, Alain Chouet rappelle que “ce n’est pas en armant des salafistes qu’on trouvera une solution » et dénonce le fait que « depuis deux ans, la France a fourni aux opposants syriens une assistance logistique, technique, des entraînements organisés par les services spéciaux, également britanniques ou américains. […] Dès lors qu’un ministre des Affaires étrangères proclame qu’il va apporter une aide militaire à des étrangers désireux de renverser leur gouvernement, même si les instances internationales s’y opposent, on entre dans une forme nouvelle et dangereuse de l’illégalité internationale[21] ».

Rappelons quand même que la France n’est pas exempte d’intérêts économiques en Syrie. Les montants d’échanges commerciaux entre les deux pays sont relativement modestes : en 2010, la France a importé de Syrie pour 405 millions d’euros de marchandises (dont 285 millions d’euros de pétrole) ; et a exporté vers la Syrie pour 332 millions d’euros[22]. Mais des multinationales françaises ont pris d’importantes parts de marché en Syrie ces dernières décennies, notamment dans l’industrie du pétrole. Ainsi, Total a monté en 1988 une coentreprise pour développer des gisements de pétrole à Deir Ez-Zor dans l’Est syrien[23]. Plus récemment, d’autres groupes français se sont implantés en Syrie : Bel en 2005, Lafarge en 2010, Air liquide en 2011[24].

Mais revenons à l’Arabie Saoudite. Un article du Huffington Post a dressé une liste de « 10 raisons de s’opposer à la monarchie saoudienne ». L’article affirme que « les saoudiens financent le terrorisme dans le monde entier », et rappelle que « sur les 19 pirates de l’air fanatiques qui ont mené les attaques du 11 septembre [2001], 15 étaient saoudiens[25] ». Un câble diplomatique fuité par Wikileaks révèle que la secrétaire d’État Hillary Clinton elle-même considère que « les donateurs en Arabie Saoudite constituent la plus importante source de financement des groupes terroristes sunnites à travers le monde. […] L’Arabie saoudite reste une base essentielle d’appui financier pour al-Qaïda, les talibans, Lashkar e-Tayyiba et d’autres groupes terroristes y compris le Hamas, qui soulèvent probablement des millions de dollars chaque année à partir de sources saoudiennes, souvent pendant le Hajj[26] et le Ramadan[27]“. Enfin, l’article souligne que « de nombreux experts, dont l’auteur du Rapport de la Commission sur le 11 septembre Bob Graham, pensent que l’État Islamique en Irak et au Levant est un produit d’idéaux saoudiens, d’argent saoudien et de soutien organisationnel saoudien[28] ».

Non content de financer le terrorisme jihadiste international, le gouvernement saoudien se distingue de surcroît par un goût prononcé pour la torture, les amputations, les exécutions d’enfants[29], les décapitations, les crucifixions, la restriction de la liberté d’expression, les atteintes aux droits de l’Homme et la soumission des femmes à des règles infamantes. A tel point que l’alliance sacrée (basée sur un anti-communisme farouche) datant des années 1970 entre l’administration de Nixon et la dynastie des Saoud pourrait même être remise en cause, comme le réclame par exemple le collectif états-unien Code Pink.

L’ONG Amnesty International a fait de Raif Badawi un cas emblématique des restrictions des libertés en Arabie Saoudite. Ce blogueur saoudien a été condamné le 7 mai 2014 par le tribunal pénal de Djedda à 10 ans de prison, 1000 coups de fouet, 226.000 euros d’amende et une interdiction de voyager pendant 10 ans, pour avoir créé le forum de discussion en ligne « Free Saudi Liberals »[30]. Le rapport annuel 2014/2015 d’Amnesty International sur l’Arabie Saoudite fait mention d’arrestations arbitraires, d’utilisation de la torture, d’atteintes à la liberté d’expression, d’association et de réunion, de discriminations envers la minorité chiite, de discriminations envers les femmes, de discriminations envers les migrants, et de condamnations « dans le cadre de procès inéquitables »[31].

Le dernier exemple en date est l’exécution le 2 janvier 2016 de 47 personnes, dont le cheikh saoudien chiite Nimr Baqr al-Nimr qui critiquait l’autoritarisme du régime saoudien[32]. Son neveu, Ali Mohammed Baqr al-Nimr, est menacé de subir le même sort prochainement, pour avoir participé en 2011 (il avait alors 17 ans) à une manifestation pacifique contre le régime saoudien[33]. Cela alors que ses aveux ont été obtenus sous la torture, selon l’ONG Reprieve[34]. La sentence prononcée contre ce jeune homme aujourd’hui âgé de 21 ans est la mort par décapitation, puis le crucifiement et l’exposition de son corps au public jusqu’au pourrissement de ses chairs, selon la juridiction en cours en Arabie Saoudite. En 2015, 153 personnes ont été exécutées dans le pays[35].

 

Source: Investig’Action

Notes:

[1]              . Philippe LAMBERTS, « Attentats de Paris » , Philippelamberts.eu (sur son blog de député européen), 16 novembre 2015.

[2]              . Eugénie BASTIE, « Financement d’al-Qaida : un témoignage accable l’Arabie saoudite », Lefigaro.fr, 5 février 2015. & Shane SCOTT, « Moussaoui Calls Saudi Princes Patrons of Al Qaeda »,Nytimes.com, 3 février 2015.

[3]              . Idem.

[4]              . Surnommé « Bandar Bush » pour sa proximité avec George H. W. Bush et George W. Bush.

[5]              . Michel COLOMES, « L’Arabie saoudite a-t-elle financé le 11 Septembre ? », Lepoint.fr, 4 février 2015.

[6]              . Laure MANDEVILLE, « 11 Septembre : ces 28 pages qui menacent l’axe Washington-Riyad », Lefigaro.fr, 2 février 2015.

[7]              . Idem.

[8]      . Seymour HERSCH, interviewé par CNN le 27 mai 2007, cité in Bahar KIMYONGÜR, Syriana, la conquête continue, Investig’Action, 2011, p. 130-131.

[9]      . Bahar KIMYONGÜR, Syriana, la conquête continue, Investig’Action, 2011, p. 131.

[10]            . Ibidem.

[11]     . Pour le cas particulier de l’Arabie Saoudite : HASSAN Mohamed, COLLON Michel et LALIEU Grégoire, La Stratégie du chaos, impérialisme et Islam, Investig’Action, 2011, pp. 123-169

[12]            . Interview d’Alain CHOUET par Thinkerview le 16 mai 2013. URL : https://www.youtube.com/watch?v=0PbXQ97FTHc (2min40-3min50)

[13]         . Lauren WILLIAMS, « Pourquoi le Front al-Nosra représente le juste milieu pour de nombreux Syriens », Middleeasteye.net, 30 avril 2015.

[14]            . « Security Council Committee pursuant to resolutions 1267 (1999) and 1989 (2011) concerning Al-Qaida and associated individuals and entities QDe.137 AL-NUSRAH FRONT FOR THE PEOPLE OF THE LEVANT », 14 mai 2014.

[15]            . Idem.

[16]            . Alex MACDONALD« Le Front al-Nosra soutient les attentats de Paris, malgré son opposition avec l’État islamique », Middleeasteye.net, 18 novembre 2015.

[17]            . Isabelle MANDRAUD & Gilles PARIS, « Pression militaire et succès diplomatique pour les rebelles syriens », Lemonde.fr, 13 décembre 2012. & Interview de Laurent FABIUS en décembre 2012, TV5 Monde, 1min34, URL : https://www.youtube.com/watch?v=GyYd7FEMQog.

[18]            . « France delivered weapons to Syria rebels, book reveals », Dailymail.co.uk, 6 mai 2015.

[19]            . “Daesh – Autopsie d’un monstre“, France Inter, 20 novembre 2015, URL : https://www.youtube.com/watch?v=36YQKjBckcs

[20]            . « Syrie: Des rebelles formés par les Américains remettent des munitions à Al-Qaïda », 20minutes.fr, 26 septembre 2015. & Euronews : https://www.youtube.com/watch?v=DT_qMVGOduQ

[21]            . Alain CHOUET , « Ce n’est pas en armant des salafistes qu’on trouvera une solution », Lepoint.fr, 16 mars 2013.

[22]            . Hubert BONIN, « La Syrie, compagne de route des intérêts français », Lemonde.fr, 14 février 2014.

[23]            . Idem.

[24]            . Idem.

[25]            . Medea BENJAMIN, « 10 Reasons to Oppose the Saudi Monarchy », Huffingtonpost.com, 24 septembre 2015.

[26]            . Pèlerinage aux lieux-saints de La Mecque.

[27]            . « US embassy cables: Hillary Clinton says Saudi Arabia ‘a critical source of terrorist funding’ », Theguardian.com, 5 décembre 2010.

[28]            . Medea BENJAMIN, idem.

[29]            . « Stop Execution of Three Saudi Youths! », Codepink.org.

[30]            . « #JESUISRAIF », Amnesty.fr, 29 octobre 2015.

[31]            . « Le rapport Arabie saoudite 2014/2015 », Amnesty.org.

[32]            . Benjamin BARTHE, « Al-Nimr, l’exécution qui cristallise la colère entre l’Iran et l’Arabie saoudite », Lemonde.fr, 3 janvier 2016.

[33]            . PERRIN Jean-Pierre, « Ali Mohammed al-Nimr bientôt décapité au nom de la guerre sunnites-chiites », Liberation.fr, 23 septembre 2015.

[34]            . « Fears that Saudi Arabia is set to ‘crucify’ juvenile prisoner », Reprieve.org.uk, 15 septembre 2015.

[35]            . « Arabie saoudite : nouvelle exécution capitale, déjà la 48ème cette année », Leparisien.fr, 4 janvier 2016.

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