L’Otan, un outil pour des intérêts géostratégiques

L’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) a été fondée en 1949. Pour ses partisans, l’intérêt de cette alliance militaire résidait dans la possibilité de dresser un barrage contre l’agressivité d’un système communiste expansionniste qui menaçait de plonger l’Europe de nouveau dans une guerre. La menace de guerre émanant de l’Europe de l’Est a été fortement propagée dans les médias. On y faisait référence au blocus de Berlin, à la guerre de Corée, au renversement de l’insurrection hongroise, au Printemps de Prague, etc. Les déclarations historiques, comme celle de Paul-Henri Spaak et son célèbre « Nous avons peur » lors de la troisième Assemblée générale des Nations Unies (septembre 1948), avaient pour but de mettre l’accent sur la perception d’une réelle menace. Dans ce contexte, la création de l’Otan et la militarisation s’avéraient de première nécessité pour effrayer l’ennemi et disposer d’une réponse militaire en cas de besoin.

 

Une lecture plus approfondie et une analyse des faits donnent néanmoins un récit bien plus nuancé, voire différent. La mise en place de l’Otan n’était pas destinée à la défense militaire contre le bloc de l’Est, mais poursuivait bel et bien un but idéologique, économique et géopolitique. Le ministre américain des Affaires étrangères (1953-1959) John Foster Dulles lui-même, réputé pour sa pugnacité, a déclaré qu’il n’avait « connaissance d’aucun haut fonctionnaire responsable, militaire ou civil, dans ce gouvernement ou dans un autre, qui envisageait la possibilité que l’Union Soviétique n’entame une conquête grâce à une offensive militaire ouverte ».

 

Paul-Henri Spaak n’a d’ailleurs prononcé son tristement célèbre discours que par pur opportunisme politique. Dans un même temps, il est apparu que ni lui ni la majorité de ses collègues ne croyaient en une réelle menace émanant de l’Union Soviétique. Spaak était initialement opposé au Pacte atlantique, car cela aurait renforcé la dichotomie de l’Europe. Selon Spaak, la Belgique, dans son propre intérêt, avait besoin de réparations rapides de la part de l’Allemagne ce qui nécessitait l’aide des Etats-Unis (1).

 
 
 

Le plan Marshall

 
Cette aide est apparue sous les traits du plan Marshall qui ne reflétait pas l’altruisme des Etats-Unis, mais bien une volonté d’atteindre les objectifs économiques et politiques américains. Une première explication réside dans l’inquiétude liée à l’avenir de l’économie américaine. Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis étaient menacés d’une crise économique, conséquence de la baisse du pouvoir d’achat européen. Le vice-ministre américain chargé des Affaires économiques, Will Clayton, a rédigé au printemps 1947 un courrier à l’attention du ministre des Affaires étrangères Marshall : « Nous avons besoin de marchés, de gros marchés où nous pourrions acheter et vendre (2).»
 
De nouveaux marchés furent créés tant dans l’intérêt des entreprises basées États-Unis que des entreprises américaines basées en Allemagne, dont l’activité s’était poursuivie la période nazie. Pour ce faire, un programme colossal de réparation de l’Europe de l’Ouest était nécessaire en vue de redresser le potentiel de production et de consommation. Il existe une seconde explication, directement liée à la première : la crainte que le malaise économique européen n’augmente l’influence de l’Union soviétique et des partis communistes sur les pays isolés, ce qui ferait obstacle aux ambitions capitalistes américaines.
 
L’Allemagne a joué un rôle crucial. Les États-Unis étaient convaincus que le redressement européen ne se ferait correctement que si le système économique allemand était intégré au plan. Les autres pays européens craignaient néanmoins qu’une Allemagne économiquement puissante ne se mue à nouveau en une Allemagne militairement puissante. Les dirigeants des pays alliés – Roosevelt, Churchill, Staline – avaient convenu à Yalta que les gros groupes industriels nazis, principalement ceux de la Ruhr, seraient démantelés. Cela aurait mis des bâtons dans les roues des ?nances du capital américain et de ses entreprises allemandes.
 
Le président Truman (qui avait succédé à feu Roosevelt) a fait tout ce qui était en son pouvoir pour obtenir le contrôle de cette zone — alors située dans la zone d’occupation britannique. Le 1er janvier 1947, les zones américaines et britanniques fusionnent. C’est le premier pas vers une séparation. Et l’Union Soviétique est, du même coup, frappée de plein fouet, elle qui avait tout intérêt à voir une Allemagne unie, neutre et démilitarisée, capable de verser des réparations à Moscou. À cet effet, la région de la Ruhr était d’importance capitale. La séparation unilatérale de l’Allemagne de l’Ouest, à laquelle s’est ensuite ajoutée la zone française, fut suivie de l’installation d’un gouvernement allemand et de l’introduction d’une nouvelle monnaie dans ces zones.
 
L’Union soviétique réagit en instaurant le blocus de Berlin. La guerre froide devint en Europe une réalité bien tangible.Washington était parvenu à ôter toute mé?ance envers une nouvelle Allemagne forte grâce à une double politique : premièrement, en encourageant la collaboration européenne et en exécutant le plan Marshall grâce à la mise en place d’une nouvelle organisation multilatérale de seize pays, l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) ; deuxièmement, en créant une alliance militaire avec les États-Unis, qui pour les alliés européens devaient se porter garants dans le cas où il faudrait contrer une « résurrection » de la menace militaire allemande.
 
La fonction économique et géopolitique de l’Otan et de la construction militaire permet de comprendre plus clairement le discours du président américain Eisenhower : « Nous savons que nous sommes liés à tous les peuples libres non seulement par une noble idée, mais par un simple besoin. Aucun peuple libre ne peut longtemps se cramponner à un privilège ou rester en sécurité en s’enfermant dans une solitude économique. Malgré toute notre puissance matérielle, nous avons besoin de marchés dans le monde pour les surplus de notre production agricole et industrielle. Nous avons également besoin, pour cette même production agricole et industrielle, de matériaux vitaux et de produits venant de terres lointaines. Cette loi fondamentale d’interdépendance, si manifeste dans le commerce en temps de paix, s’applique en cas de guerre avec une intensité mille fois accrue (3). »
 
Les pays ouest-européens disposant de l’aide Marshall pouvaient se reconstruire et se moderniser à l’abri du bouclier Otan. Ainsi, le capitalisme américain put se développer, dans la mesure où les États-Unis étaient parvenus à obtenir un accès à l’Europe de l’Ouest et un contrôle sur elle.
 
 
Intérêts économiques et armement
 
 
Le milieu des affaires américain vit également dans cette approche une manière d’amplifier la menace soviétique. Le président de la General Electric Corporation se dit ravi des résultats économiques que la situation de guerre avait permis d’obtenir, et plaida en faveur d’une économie de guerre permanente grâce à une alliance constante entre le monde des affaires et les forces armées (4).
 
Truman et son gouvernement firent de leur mieux pour créer une atmosphère de guerre froide. La propagande qui avait instauré un climat de terreur, voire d’hystérie, autour du communisme à la suite de la Seconde Guerre mondiale et pendant la guerre de Corée, donna lieu à d’énormes commandes militaires qui stimulèrent grandement l’économie américaine. Résultat : le gouvernement américain ne recontrait que peu de résistance à la politique de réarmement.
 
Les grandes dépenses relatives à la défense se transformèrent en énormes commandes militaires auprès de l’industrie de l’armement. En 1955, le budget militaire des États-Unis s’élevait à 40 milliards de dollars sur un budget total de 62 milliards. Les armes produisant pour la défense gagnèrent des fortunes. Deux tiers des commandes militaires émanaient directement (et uniquement) des douze plus grosses sociétés, qui n’exécutaient que les commandes militaires du gouvernement.
 
Cela allait tellement loin que, dans son discours d’adieu de janvier 1961, le président Eisenhower mit en garde contre le pouvoir d’un complexe militaro-industriel. Bien qu’admettant que les États-Unis étaient dans l’obligation de mettre sur pied une industrie de guerre permanente, il déclara : « […] nous devons donc nous garder de toute influence injustifiée, qu’elle ait ou non été sollicitée, exercée par le complexe militaro-industriel (5) ».
 
À partir de 1955, l’Allemagne devint membre de l’Otan, ce qui signifiait le début de l’institutionnalisation de la guerre froide. Neuf jours plus tard, l’Union soviétique réagissait avec la création du Pacte de Varsovie en accord avec les pays communistes est-européens.
 
Un an plus tard, le Conseil de l’Atlantique Nord, le plus haut organe décisionnel de l’Otan, adopta une décision approuvant un rapport d’expertise contenant des recommandations pour une collaboration politique, économique et culturelle. Dans un renvoi clair aux économies communistes, ce rapport faisait mention de « politiques qui, dans des conditions de coexistence concurrentielle, prouvent la supériorité d’institutions libres pour le développement du bien-être et le progrès économique (6) ».
 
En outre, la résolution proposait, de manière implicite, l’élargissement du terrain d’application du Traité à la planète entière, car l’influence et les intérêts des membres de l’Otan pourraient être compromis en dehors de la zone. De plus, cette décision conférait oficiellement à l’Otan une mission économique, à savoir appuyer le marché libre.
 
La Commission trilatérale fut fondée en 1973 à l’initiative de David Rockefeller. Son objectif était de donner un coup de pouce à l’antisoviétisme et de parvenir à une collaboration solide entre les États-Unis, l’Europe et le Japon. Grâce à un capitalisme tricontinental, la Commission voulait, à travers une internationalisation et un élargissement du capitalisme, mettre un frein à la menace idéologique, politique et économique du communisme et des mouvements révolutionnaires dans le tiers monde.
 
Les membres de cette élite venaient des plus hauts milieux politiques et économiques des trois continents. Ce courant de pensée eut littéralement le vent en poupe lorsque son membre fondateur, le président Jimmy Carter, nomma Zbigniew Brzezinski comme conseiller en sécurité. Brzezinski avait déjà été sollicité par Rockefeller pour aider à la fondation de la Commission trilatérale. Il œuvrait à la normalisation des relations avec la République populaire de Chine, ce qui lui permettait, dans un même temps, de défier l’Union soviétique en fournissant du matériel militaire aux moudjahidines d’Afghanistan dans leur conflit avec le gouvernement lié à Moscou, qui avait sollicité le soutien militaire de l’Union soviétique.
 
 
La politique américaine à l’intérieur et à l’extérieur de l’Otan prenait surtout forme selon les lignes tracées par Brzezinski. Plus tard, il exposera sa stratégie dans son ouvrage Le Grand Échiquier (voir plus loin). En Europe, la présence américaine devait rester consolidée en tête de pont des intérêts géostratégiques et économiques américains. La Russie devait être mise hors jeu, ce qui fut le cas grâce au soutien des États-Unis à l’opposition afghane, qui causa des dommages considérables à l’Union soviétique. L’éclatement de l’URSS au début des années 90 ouvrit la voie au « Grand Jeu » (Great Game) autour des richesses en pétrole et en gaz de la région d’Asie centrale. L’Afghanistan jouera un rôle crucial dans son développement ultérieur.
 
 
Fin de la guerre froide
 
 
Le 3 décembre 1989, au cours d’une rencontre historique au sommet à Malte entre le président des États-Unis Georges Bush et le leader soviétique Mikhaïl Gorbatchev, les deux dirigeants renvoyèrent la guerre froide aux annales de l’Histoire. Dans les médias et le monde politique, on avait l’intime conviction que la ?n de la guerre froide scellerait également le sort des pactes militaires. Avec la désintégration du Pacte de Varsovie à la mi-1991, l’éclatement de l’Union soviétique et la réuni?cation de l’Allemagne, les raisons d’être of?cielles les plus importantes de l’Otan disparurent rapidement. Avant sa dissolution, le Pacte de Varsovie avait proposé encore un « nouveau système de sécurité européen », composé des anciennes alliances militaires rivales. D’autres se prirent à rêver d’une place de choix pour l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), dont tous les anciens États membres rivaux faisaient partie. Il s’agissait d’une organisation politique plutôt que militaire et, en outre, l’OSCE avait le statut d’organisation de sécurité régionale, comme stipulé dans la Charte des Nations Unies. Les États-Unis craignaient néanmoins la dissolution de l’Otan, qui aurait signi?é la perte de tout contrôle politico-militaire, et donc économique, sur l’Europe. Pour compenser cela, ils entreprirent des tentatives acharnées pour reformer l’Otan en mettant sur pied, sous leur égide, des structures de collaboration  (partenariat pour la paix) avec les anciens pays du bloc de l’Est, ou simplement en englobant les anciens pays du Pacte de Varsovie au sein de l’Otan.Bien que les chefs d’État aient confirmé la ?n de la guerre froide au premier sommet de l’Otan à Londres (juillet 1990), il n’était plus question d’une dissolution de l’Organisation, mais bien d’une réforme.
 
La menace soviétique supposée n’était pas tout à fait écartée, disait-on explicitement. Mais cela ne s’est néanmoins pas avéré très convaincant. Dans les cercles atlantiques, on utilisait donc aussi l’argument de nouvelles menaces auxquelles devrait se préparer l’Otan : « L’élimination des régimes oppresseurs permet l’expression de griefs politiques, économiques et ethniques longtemps refoulés », selon le représentant permanent de l’Otan à l’époque, sir Michael Alexander (7).
 
Il fit également mention de menaces émanant « du Sud et du Moyen-Orient ».Bien que l’apparition de nouvelles menaces en conséquence de la dissolution du système politique est-européen n’était pas tout à fait dénuée de fondement, d’autres motifs incitaient à conserver l’Otan. Cet intérêt sera formulé quelques années après la chute du mur (juin 1995) dans une publication du Pentagone traitant des stratégies de sécurité pour l’Europe et l’Otan.
 
Le document avançait des arguments politiques, économiques et culturels révélant les raisons pour lesquelles l’Europe restait d’une importance capitale pour les États-Unis, même après la chute du mur de Berlin. « Il est dans l’intérêt des États-Unis de voir une Europe démocratique, unie, stable et prospère, ouverte au commerce et aux opportunités d’investissement, et soutenant une coopération politique, économique et militaire avec les États-Unis, en Europe et dans d’autres régions importantes du monde (8). »
 
Dans cette stratégie de sécurité, le Pentagone attirait l’attention sur les avantages économiques que tireraient les États-Unis d’une collaboration avec l’Europe. « Ces relations génèrent des emplois pour les travailleurs américains, des produits de qualité pour les consommateurs américains et des investissements et des béné?ces pour les entrepreneurs américains (9). »
 
Le document donnait également un éclairage sur les raisons pour lesquelles les États-Unis n’étaient pas totalement défavorables à une politique de sécurité propre à l’Europe : non seulement elle réduirait les coûts de la défense américaine, mais elle augmenterait également la « sécurité des intérêts économiques vitaux ».
 
La chute du mur contribua à conférer une dimension supplémentaire aux « vieux » ressorts géostratégiques. Une grande partie de l’Europe centrale et occidentale s’était détachée de la zone d’inuence soviétique. L’ Union Soviétique a été officiellement dissoute le 25 décembre 1991. Le terrain était donc libre pour de nouveaux joueurs. L’Otan sauta sur cette opportunité. Les considérations économiques jouèrent ici un rôle crucial.
 
Les ministres de l’Otan déclarèrent ainsi à Copenhague en juin 1991 : « Nous continuerons, par tous les moyens disponibles, d’apporter notre soutien aux réformes entreprises dans les États d’Europe centrale et orientale… ainsi qu’aux efforts de ces pays pour instaurer des économies modernes, compétitives et fondées sur les lois du marché (10). »
 
À Rome, en novembre 1991, cette volonté se fit sentir plus encore dans la déclaration sur les « développements en Union soviétique » : « Les Alliés sont fermement convaincus que le changement politique doit s’accompagner de la liberté économique et du passage à l’économie de marché. Nous soutenons l’instauration de politiques économiques qui favorisent le développement des échanges et la coopération entre les républiques et, partant, la croissance et la stabilité 11. »
 
Il va de soi que les États-Unis réservaient une place de choix à l’Otan dans ce processus. Il ne s’agissait pas simplement d’établir une alliance qui leur fournirait un point d’ancrage en Europe, mais également de mettre sur pied une coalition au sein de laquelle Washington aurait occupé, dans un même temps, une place dominante. L’Allemagne, qui, avec la Pologne, la Hongrie et la République tchèque, se révélera être un moteur lors de la première phase d’élargissement de l’Otan, endossa son costume d’opportuniste.
 
Il est vrai que Berlin se montrait soucieux de la possible instabilité à la frontière orientale, mais la politique économique de l’Est (Ostpolitik), supposée donner un nouveau souffle à la Deutsche Wirtschaft, l’économie allemande, n’était pas moins importante à ses yeux. Cet objectif pouvant tout aussi bien être atteint grâce à l’Union européenne, l’Allemagne décida de jouer sur les deux tableaux et se retrouva dans des coalitions changeantes.
 
 
L’Otan dépasse les frontières
 
 
 
Le Traité de l’Otan, comme il fut conclu en 1949, prévoyait des restrictions importantes dans le domaine de la liberté d’action territoriale. L’article 6, qui réglait l’application de la réaction collective à une offensive contre un État membre de l’Otan (article 5), fut soumis, durant la guerre froide, à une interprétation restrictive, de telle sorte que les missions hors zone étaient purement et simplement exclues.
 
Le but sous-jacent était d’éviter que l’Otan ne soit impliquée dans la lutte contre la décolonisation de certains pays membres et que l’attention reste en priorité portée sur l’Europe. À cela venait s’ajouter le passé belliqueux de l’Allemagne qui rendait d’autant plus sensible toute opération extérieure à l’Otan. Le ministre de la Défense ouest-allemand de l’époque, Manfred Wörner, écrit en 1983 qu’il « n’était pas envisageable pour son pays de déployer ses troupes hors du territoire de l’Otan12 ». La chute du mur et surtout la crise en Yougoslavie feront changer les choses.
 
Avec la disparition du Pacte de Varsovie et l’éclatement de l’Union soviétique, tout l’« environnement stratégique » évolua. L’alliance transatlantique se vit confrontée à un dilemme existentiel, souvent repris de manière imagée sous l’expression « out of area or out of business » (extension ou dissolution) (13). L’Otan répliqua pour la première fois à sa menace existentielle en élargissant ses compétences dans un nouveau concept stratégique (NSC) adopté au sommet de Rome les 7 et 8 novembre 1991 (14).
 
L’argument avancé était la transformation en cours en Europe centrale et occidentale qui entraînait des dificultés économiques, sociales et politiques, des tensions ethniques et des conflits territoriaux pouvant avoir un impact sur la sécurité de la zone Otan européenne. L’éclatement de la Yougoslavie — auquel certains pays occidentaux ne sont pas totalement étrangers — tombait à pic pour soutenir cet argument. Mais l’attention se portait également à l’extérieur des frontières européennes, plus précisément sur la région méditerranéenne et sur le Moyen-Orient. Ce nouveau concept stratégique marquait le début d’une mutation progressive de l’alliance, passant du statut de puissance défensive collective au statut de forces d’intervention. Initialement, l’accent était toujours porté sur les menaces à la sécurité, auxquelles il fallait pouvoir réagir. Les membres de l’Otan devaient pouvoir exiger la gestion des conflits hors zone, si ces derniers menaçaient la stabilité de la zone Otan.
 
 
Le deuxième concept stratégique
 
 
Les guerres balkaniques justifiaient parfaitement l’utilisation de la rhétorique de l’environnement de sécurité instable afin de conférer à l’Otan un rôle international plus important. Alors que les bombardements faisaient toujours rage en Yougoslavie, les pays membres de l’Otan se rendirent à Washington en avril 1999 pour célébrer le 50e anniversaire de l’alliance. Avec une rhétorique tout orwellienne, ils exprimèrent leur dévotion au droit international, alors que la guerre au Kosovo avait été entamée sans qu’aucune demande de mandat n’ait été faite auprès du Conseil de sécurité des Nations Unies.
 
À Washington, la nouvelle mission de l’Otan devait être approuvée dans un nouveau concept stratégique (NSC), qui se verrait réajusté moins de dix ans plus tard : la gestion des crises hors du territoire du Traité, l’identité défensive européenne, la collaboration avec les pays d’Europe de l’Est et plus particulièrement avec la Russie.
 
La veille du sommet de Washington (1999), le secrétaire général de l’Otan, Javier Solana, expliqua clairement l’enjeu de la rencontre : « Le Kosovo a clairement démontré la nécessité de soutenir la diplomatie à l’aide des forces armées (15). » Le principe selon lequel l’Otan ne devait plus s’en tenir à des tâches purement défensives fut validé au début des années 90 et largement testé en Bosnie.
 
Les bombardements de l’OTAN sur les positions serbes autour de Sarajévo ont selon la lecture des faits à Evere, forcé les parties belligérantes vers la table de négociations à Dayton aux États-Unis. La question était de savoir sur quelle base légale cela pouvait être mis en œuvre. En janvier 1994, les chefs de gouvernement de l’Otan expliquaient que le maintien de la paix ainsi que les autres opérations devraient se dérouler sous « l’autorité du Conseil de sécurité des Nations Unies16 ». Les États-Unis ne voyaient cependant plus la nécessité d’agir avec l’approbation formelle du Conseil de sécurité des Nations Unies.
 
Au cours de l’été 1993, l’ambassade des États-Unis présenta un mémorandum interne à ses alliés au quartier général de l’Otan à Bruxelles intitulé « With the UN, whenever possible, without it when necessary » (« Avec les Nations-Unies quand c’est possible, sans elles quand c’est nécessaire »).
 
Le document arrivait quelques mois après la désastreuse opération en Somalie, qui a convaincu les États-Unis de regarder d’un œil critique les opérations militaires menées par les Nations Unies. Cet aspect constituait l’argument de base en faveur de la guerre au Kosovo : l’Otan ne pouvait pas se contenter d’actions militaires sous mandat des Nations Unies, mais devait être prête à agir sans l’approbation du Conseil de sécurité si nécessaire (17) ; ce qui fut le cas lors des bombardement de Belgrade en mars 1999.Washington ne voulait plus dépendre du consentement de la Russie et de la Chine, qui disposaient également d’un droit de veto au Conseil de sécurité, pour mener ses opérations hors zone.
 
Comme toujours, les Britanniques étaient du même avis. Un porte-parole du gouvernement britannique, lors d’un débat au Parlement, l’expliqua comme suit : « […] toutes les opérations de l’Otan doivent disposer d’une base légale suffisante dans le droit international… ce qui n’implique pas nécessairement une décision du Conseil de sécurité des Nations Unies (18) ».
 
Dans la déclaration du sommet de l’Otan (avril 1999) commémorant son 50e anniversaire à Washington, les chefs d’État expliquèrent de façon obscure qu’il fallait respecter les objectifs et les principes de la Charte des Nations Unies et non agir « sous le couvert du Conseil de sécurité » comme le faisait la France.
 
La signification en était déjà claire dans les années 90, mais également dans les années qui suivirent. Tant l’Otan que certains pays membres plus puissants prirent, au milieu de la décennie, l’habitude d’agir sans le consentement du Conseil de sécurité. Après la Bosnie et le Kosovo, il y a eu la guerre en Afghanistan, qui a été vendue comme défense contre une offensive (et qui ne nécessitait donc pas de mandat des Nations Unies), et l’offensive anglo-américaine contre l’Irak. La plus grosse opération militaire dans l’histoire de l’Otan fera suite à l’invasion de l’Afghanistan. 
 
 
Vers une Otan mondiale
 
 
Il est vrai que l’acceptation officielle des ordres contraires à l’article 5 (missions hors zone) lors du sommet de Washington était dans la continuité logique de la mutation progressive de l’Otan en une organisation militaire mondiale, mais qui se limitait jusque-là à consolider « la paix et la stabilité dans cette région (euro-Atlantique)19 ». Le deuxième NSC semblait indiquer vaguement que la zone opérationnelle de l’Otan recouvrait une étendue limitée. En ne s’exprimant pas explicitement, les dirigeants de l’Otan laissaient le champ libre à l’interprétation. Il s’agissait en effet là d’une entorse « légale » au consensus entre les États-Unis et la plupart des pays d’Europe.
 
Les États-Unis voyaient en l’Otan un instrument leur permettant de mieux défendre leurs intérêts stratégiques mondiaux. La stratégie militaire nationale des États-Unis en 1997 faisait référence à un « engagement mondial » : « Comme l’Amérique prend des engagements mondiaux, même en temps de paix, de nombreuses troupes américaines se trouvent outre-mer ou sont parées à s’y déployer. C’est là que se trouvent beaucoup de nos intérêts. »
 
Les troupes américaines devaient veiller avant tout à « notre accès aux infrastructures importantes20 ». Les troupes faisaient office de modèle pour les « militaires des démocraties émergentes » et contribuaient à la « stabilité, à la continuité et à la flexibilité, assurant la protection des intérêts américains. Ces valeurs étaient cruciales pour le développement démocratique et économique ». Les intérêts en question se regroupaient en trois catégories : les intérêts vitaux, importants et humanitaires. Les « intérêts importants » influaient « sur notre bien-être et sur la qualité du monde dans lequel nous évoluons ».
 
La mise en place de nos troupes armées « peut s’avérer très utile pour protéger ces intérêts ». On retrouve également ce raisonnement dans l’ouvrage classique Le grand échiquier, rédigé par l’influent conseiller national en sécurité de l’époque, Zbigniew Brzezinski. Dans cet ouvrage, il met en lumière les objectifs de base des États-Unis, en particulier leur volonté de devenir la seule, mais également la dernière, puissance mondiale.
 
Dans cette optique, l’Eurasie (comme il la nomme) constitue un terrain d’opérations crucial dans la course au pouvoir pour la domination mondiale. Ce gigantesque territoire s’étend, selon Brzezinski, de Lisbonne à Vladivostok. Il abrite trois quarts de la population et renferme 75 % des ressources énergétiques mondiales.
 
Ces dernières années l’ OTAN a investi dans le renforcement des alliances sur les flancs méridionales et orientales de cette zone euro-asiatique avec le Japon et l’Australie, les partenaires essentiels pour contrôler le Pacifique, et avec Israël qui reste l’allié principal de l’Occident au Moyen Orient.
 
 
Afghanistan
 
 
Une discussion sur l’article 5 émergea progressivement, dans laquelle l’objectif primordial originel de l’alliance militaire était formulé comme suit : une offensive armée à l’encontre de l’un des membres de l’Otan équivaudrait à une offensive envers tous les membres, à laquelle répondraient de concert les alliés et les parties agressées, de manière violente si nécessaire. Il est rapidement apparu que ce principe contribuerait à estomper la frontière entre « défense du territoire » et « missions militaires hors zone ».
 
Cela se matérialisa au travers de la réponse aux attentats terroristes du 11 septembre 2001. Bien qu’ en réalité les États-Unis aient initialement lancé l’offensive contre l’Afghanistan indépendamment de l’alliance militaire, ils veillèrent immédiatement à ce que l’Otan réagisse sur base de l’application « créative » de l’article 5.
 
De cette manière, les États-Unis et les alliés purent entamer un conflit externe un mois plus tard sans demander l’approbation du Conseil de sécurité des Nations Unies, car la Charte admet la violence lorsqu’il s’agit de se défendre contre une attaque armée. Peu importe que les attentats aient été perpétrés par une organisation (Al Qaida) et non par le régime taliban afghan.
 
En réalité, l’appropriation du gaz naturel du Turkménistan constituait la principale motivation de l’offensive, car pour ce faire, le contrôle de l’Afghanistan était indispensable. Le projet énergétique prit finalement forme grâce à l’oléoduc trans-Afghanistan TAPI (Turkménistan, Afghanistan, Pakistan, Inde) pour lequel un accord fut conclu en avril 2008 (21). Jusqu’à ce jour le projet TAPI ne peut être en mis en œuvre en raison de la guerre en Afghanistan.
 
La « défense contre une offensive » prit clairement la forme d’une guerre d’occupation de longue durée à la suite de laquelle le régime fut renversé et remplacé par un gouvernement pro-occidental. C’est lorsque l’Otan prit le commandement des forces militaires de la FIAS (22) en 2003 que l’on fit pour la première fois référence à une réelle opération hors zone, loin du territoire euro-atlantique : un grand pas vers une Otan mondiale.
 
L’opération en Afghanistan et l’expérience qui y fut acquise devaient être déterminantes pour poursuivre le processus de transformation de l’Otan vers une alliance mondiale en préambule au sommet de Lisbonne en novembre 2010, où un troisième concept stratégique serait approuvé. Au cours de l’un des séminaires préparatoires, le secrétaire général de l’Otan, Rasmussen, déclara qu’il n’était plus suffisant de disposer « des soldats, des tanks et du matériel militaire le long des frontières ». Au lieu de cela, les membres de l’Otan devaient « s’attaquer aux menaces à la source (23) ».
 
Au cours d’un autre séminaire, à Varsovie, Rasmussen déclara que « la signification de la défense territoriale était en train de changer », et que « si nous voulions éradiquer le terrorisme, nous devrions le faire à la source. Et c’est ce que nous faisons en Afghanistan (24) ».
 
Cette source fut abordée lors d’une assemblée organisée le 1er octobre 2009 par l’Otan et le Lloyd’s de Londres à destination d’un public trié sur le volet issu de la « communauté de sécurité et de commerce (25) ».
 
Cette assemblée fut présentée par Lord Levene comme suit : « Notre monde sophistiqué, industrialisé et complexe a été assailli par bon nombre de menaces mortelles ». Ensuite, Rasmussen énuméra toute une série de menaces — du changement climatique à la sécheresse, en passant par la famine, la « cybersécurité » et la question énergétique — qui avaient pour caractéristique commune de n’être aucunement de nature militaire.
 
 
La tendance à inclure toute une série de problèmes sociaux et environnementaux dans la sphère militaire allait de pair avec la mondialisation de l’Otan et portait l’Organisation de plus en plus explicitement sur le terrain des Nations Unies. Après dix ans de guerre, la plupart des pays alliés continuent de prôner la stabilité qu’aurait apporté la mission otanienne dans le pays. Ils prétendent vouloir transmettre progressivement les rennes du pouvoir aux les autorités afghanes qui pourront garantir sa sécurité du pays. L’Otan s’octroie également une bonne note dans le domaine des droits de l’homme.
 
Le bilan de dix ans d ‘intervention militaire massive est tout simplement dramatique : insécurité, violence, pauvreté, désespoir et corruption. Un rapport du International Crisis Group intitulé ‘Aide et Conflit en Afghanistan’ fait exactement le même constat. Après une décennie d’assistance sécuritaire massive, d’aide au développement et d’assistance humanitaire la communauté internationale n’a pas réussi à construire un Afghanistan politiquement stable et économiquement viable.
 
La branche internationale d’Al Qaeda n’est pas du tout liée à un pays particulier et ses acteurs principaux n’ont pas résisté à l’invasion américaine. Des cellules Al Qaeda se sont implantées dans d’autres pays. Les Taliban ont rapidement été chassés du pouvoir, mais ont organisé une résistance presqu’immédiate. C’est depuis 2005 que l’influence des Talibans s’est de nouveau accrue. La présence des forces étrangères a permis aux Talibans de faire figure de résistants face à l’envahisseur étranger.
 
A cette époque déjà, un général espagnol n’ hésitait pas à mentionner la nécessité d’un retrait des troupes, mais il se demandait surtout que faire pour que ce retrait ne soit pas perçu comme une défaite. Il craignait surtout qu’une telle perception porte préjudice à l’avenir de l’ OTAN. Dans les faits aujourd’hui plusieurs régions se trouvent sous le contrôle des Talibans ou autres seigneurs de guerre individuels sans aucun lien avec le régime central.
 
Ce gouvernement central, avec le président Karzai en tête d’affiche, est très impopulaire parmi la population qui le considère comme un gouvernement fantoche dirigé par les Etats Unis, et sur lesquels pèsent de graves soupçons de corruption. La formation de l’ armée n’a aucun but apparent mais sert tout de même de pilier aux dirigeants étrangers.
 
La France, les États-Unis, et donc l’ OTAN, proposent de mettre fin à leur opérations en 2013, soit une année plus tôt qu’initialement prévu. Les États-Unis cherchent le moyen de maintenir une présence militaire ‘non combattante’ après le retrait officiel de l’armée. L’ Afghanistan représente en effet un grand intérêt géostratégique.
 
 
 
Les expéditions militaires à l’étranger sous couvert de la défense
 
 
À Lisbonne, il fut décidé que la future Otan ne ferait plus de différence entre les missions de défense classiques et les actions d’intervention à l’étranger, loin des frontières du territoire. Le NSC dit ceci : « L’Alliance peut être concernée par les développements politiques et sécuritaires étrangers, voire les influencer.
 
L’Alliance va se positionner de manière active pour renforcer la sécurité internationale, grâce aux partenariats conclus avec les pays importants et avec d’autres organisations internationales. » Pour ce faire, l’Otan doit « déployer et maintenir des troupes robustes et mobiles pour atteindre les objectifs fixés par l’article 5, comme les actions expéditionnaires de l’Alliance, en y incluant la force de réaction rapide de l’Otan (NATO Response Force) ».
 
Autrement dit, la nouvelle stratégie définira chaque action militaire à l’intérieur ou à l’extérieur du territoire de l’Otan comme une mission menée dans l’intérêt de la sécurité de ses membres. Le NSC mentionne sans détour qu’il peut s’avérer nécessaire de passer à l’action lorsque l’approvisionnement énergétique est menacé. Cette compétence doit être élargie pour « contribuer à la sécurité énergétique, y compris celle de l’infrastructure énergétique essentielle et des régions et lignes de transit… »
 
 
Nouvelle militarisation
 
Conséquence : l’Otan doit disposer d’armées extrêmement mobiles et bien équipées et cela coûte cher. Le ministre étasunien de la Défense, Robert Gates, a, à ce propos, fustigé les membres européens, non enclins à suivre l’exemple américain et à investir plus dans leur système militaire. Les États-Unis prévoient pour 2011 un montant record de 708 milliards destinés aux dépenses militaires.
 
Selon Robert Gates, « La démilitarisation de l’Europe considérée comme une bénédiction au 20e siècle constitue un obstacle à la sécurité et à une paix durable au 21e siècle26. » Dans le NSC, les pays membres de l’Otan s’engagent à « maintenir pleinement les niveaux de dépenses militaires nécessaires ».
 
Le NSC mentionne également que les pays membres s’engagent à ne prendre aucune décision relative au contrôle des armements et au désarmement sans concertation approfondie au sein de l’Otan. Ils ont également promis d’obtenir une capacité maximale de déploiement des troupes et de leurs compétences pour poursuivre les opérations sur le terrain. Cela signifie de facto une érosion de la souveraineté parlementaire pour ces prises de décisions, à la suite de choix budgétaires ou politiques par exemple.

 

Otan nucléaire
L’ OTAN a commencé sa nucléarisation dans les années 1950. Sous le président américain Eisenhower (1953-1961) le choix d’ agrandir la force de frappe nucléaire fut sans réserve. Investir dans le nucléaire s’avérait plus rentable et plus efficace que maintenir d’une grande armée conventionnelle. Les développements technologiques ont engendré de nouvelles doctrines nucléaires. Dans les années 1970 et 1980, le nombre d’ armes nucléaires déployées atteignait des sommets jamais égalés tant pour les Etats-Unis et leurs alliés européens que pour leur ennemi de la guerre froide, l’Union Soviétique. 

Bien que différents membres de l’Otan se disaient réticents à un armement nucléaire américain sur le sol européen, qui n’a plus aucune utilité stratégique dans la mesure où son champ d’action se calque sur l’ancien bloc de l’Ouest, la stratégie nucléaire post-Lisbonne demeura inchangée. Le discours retentissant d’Obama à Prague le 5 avril 2009, dans lequel il plaidait pour un monde sans armement nucléaire, n’a laissé que peu de traces dans le texte ?nal du troisième NSC. À peine fait-il mention d’un engagement facultatif à poursuivre les efforts en vue d’un désarmement.
 
Le NSC mentionne que « l’intimidation basée sur un mélange adapté de capacités nucléaires et conventionnelles reste un élément central de notre stratégie globale ». l’ Article 17 l stipule clairement que l’OTAN restera une alliance nucléaire tant qu’il existera une arme nucléaire. Quant aux engins atomiques entreposés par les États-Unis sur le territoire de certains membres de l’Otan, le NSC n’en fait mention que de manière dérobée : « Les puissances nucléaires stratégiques de l’Alliance, surtout celle des États-Unis, constituent la principale garantie de sécurité pour les pays de l’Alliance ; les puissances nucléaires stratégiques indépendantes du Royaume-Uni et de la France ont, de nature, une fonction dissuasive et contribuent à la dissuasion globale et à la sécurité des alliés. »

Dans les cercles politiques, un consensus préconise que les armes nucléaires non stratégiques ne peuvent être utilisées à des fins militaires. Mais elles seraient encore nécessaires pour concrétiser la certitude politique de la solidarité américaine, chère à plusieurs états d’Europ centrale. Le bouclier devrait produire la preuve alternative de la solidarité américaine dans la défense de l’Europe, mais ne contient apparemment pas suffisamment de garanties pour les pays baltiques ou pour la Pologne ou la République Tchèque. Les armes nucléaires tactiques et le bouclier antimissile, constituent ensemble la base politique au sein de l’ OTAN.

Le bouclier antimissile devient un objectif pour l’Otan

Une autre décision importante dans l’agenda de sommet de Lisbonne (novembre 2010) concernait l’adoption d’un bouclier antimissile dans la stratégie de l’Otan. Les États-Unis ont, à ce sujet, fait lourdement pression. Dans l’International Herald Tribune (15 novembre), l’ambassadeur américain de l’Otan, Ivo Daalder, soulignait l’importance de l’adoption d’un bouclier antimissile comme compétence de l’Otan. En outre, selon Daalder, il ne s’agit que d’une petite dépense supplémentaire de 200 millions de dollars, à étaler sur les dix années à venir. Bien que l’Europe ne soit que peu   encliné à investir dans ce projet inutile et bien que, comme nous l’avons vu en République tchèque, lors de précédents programmes de construction d’un radar antimissiles, la majorité de la population européenne ne soit probablement pas enthousiaste, tous les gouvernements — y compris le gouvernement belge — ont retourné leur veste. L’Otan va maintenant « développer sa capacité à protéger la population et les territoires des attaques de missiles balistiques, en tant qu’élément central de la défense collective contribuant à la sécurité invisible de l’Alliance ».
En septembre 2009, le président Obama remplaça déjà les plans de son prédécesseur G.W. Bush pour le bouclier en Europe par une adaptation de l’objectif fondamental. Là ou G.W.Bush le voyait comme une composante de la défense continentale des États-Unis, Obama prenait la défense du territoire européen et du Moyen-Orient comme objectif à réaliser à court terme. Ce changement devait rassurer les Russes tout comme les alliés qui voulaient éviter des conflits avec Moscou sur ce sujet. En insistant sur l’utilisation de la technologie réellement performante Obama semblait également vouloir anticiper la critique qu’un bouclier global n’était techniquement pas encore réalisable. 

Pour réaliser cette modification, le Pentagone a présenté le développement du bouclier européen en différentes phases. Dans la première phase (à partir de 2011), Washington déploie des systèmes antimissiles renforcés, entre autres le système d’armement Aegis basé sur mer (les bâtiments de guerre à la base navale américaine de Rota en Espagne), des missiles ‘Patriot’ (Pologne), des intercepteurs SM-3 (Roumanie, Bulgarie), des capteurs comme le Army Navy/Transportable Radar Surveillance System (en Turquie). Dans les phases ultérieures ces deux composantes – intercepteurs et capteurs – seront rendus plus performant.

Europe  

Le débat antérieur visant à évaluer la portée européenne et transatlantique de nos armées semble avoir dé?nitivement été relégué au second plan. Au cours des années précédentes, le consensus tendant à penser que le renforcement d’une politique européenne de sécurité et de défense commune (PSDC) pouvait également pro?ter à l’Otan a fait son chemin. Le secrétaire général de l’Otan, Rasmussen, déclarait en novembre 2009 : « Je ne vois pas le développement d’une politique européenne de sécurité et de défense commune comme un concurrent de l’Otan, mais bien comme un complément. » Le Traité européen de Lisbonne (article 42, alinéa 2) reconnaît l’Otan comme une institution importante dans le domaine de la défense commune en Europe. Dans un protocole attaché au Traité, il est dit « qu’un rôle plus explicite de l’Union dans le domaine de la sécurité et de la défense bénéficierait à la vitalité d’une Alliance atlantique renouvelée ». Les pays membres de l’Union européenne qui maintiennent traditionnellement un cap neutre et qui ne sont pas membres de l’Otan sont pourtant, en raison du Traité, liés à l’alliance transatlantique et donc à la politique américaine.
Le troisième NSC souligne encore l’importance du lien entre l’UE et l’Otan et parle même d’un renforcement du partenariat, grâce à l’amélioration de la collaboration pratique durant les opérations de crise, à l’élargissement de la concertation mutuelle et à plus de collaboration dans le développement des compétences militaires. Selon le NSC, « l’UE est un partenaire unique et indispensable pour l’Otan. L’Otan reconnaît l’importance d’une défense européenne solide et compétente. »
Ces derniers temps, le Pentagone s’insurge des réticences des pays européens à augmenter leur budgets militaires. Mi 2011, lors de son discours de fin de mandat en tant que ministre de la défense des États-Unis, Robert Gates prononçait un plaidoyer pour que les alliés européens augmentent leurs dépenses militaires. Dans le cas contraire, les Etats Unis risquent d’être de moins en moins enclins à consacrer des sommes considérables pour la défenses d’autre pays. Robert Gates reformulait son inquiétude face à une alliance à deux vitesses : une partie qui se spécialise dans les guerres ‘douces’, c’est à dire l’humanitaire, le développement, le maintien de la paix et des négociations ; et l’autre partie qui se responsabilise et mène les opérations de guerre ‘dures’. Il souhaite une meilleure répartition entre ceux qui acceptent de porter les coûts et ceux qui jouissent des avantages de l’ Alliance sans vouloir partager les risques et les frais. « Cette description n’est pas une hypothèse, elle montre l’état actuel des choses. Ceci est inacceptable », affirmait-il.

Sa deuxième inquiétude concernait les opérations de l’OTAN en Libye en 2011. Le manque de volonté et de moyens pourrait empêcher l’Otan de mener une campagne militaire aérienne et navale, intégrée, effective et prolongée. Il insistait sur le consensus au sein de l’OTAN lors de la décision de mener des opérations en Libye, mais constate que moins de la moitié des alliés participe, et que moins d’un tiers des membres s’engage réellement dans les opérations aériennes. « Pour beaucoup d’entre eux il n’est pas question de ne pas vouloir, mais de ne pas pouvoir. Ils n’en ont simplement pas les moyens militaires. » Certaines tâches de cette opération n’ont pu être réalisées que grâce à un effort supplémentaire des États-Unis. « L’alliance la plus forte de l’histoire mène une campagne d’à peine 11 semaines face à un ennemi pauvrement armé dans un pays peu peuplé. Et pourtant plusieurs alliés tombent à court de munition, et voilà que les États-Unis doivent à nouveau porter secours. »

Cette campagne militaire contre la Libye nous montre que des pays riches en pétrole font l’objet d’une attention particulière de l’OTAN, une approche commune entre l’ Europe et les États-Unis. Au nom de la protection de la population civile l’OTAN à exécuté pendant des mois des bombardements sur des villes libyennes et des lieux où les fidèles de Qadhafi se réfugiaient.
L’opération Libye se jouait sur fond d’intérêts multiples. Pendant des décennies les entreprises américaines et européennes ont su profiter du vol des matières premières africaines. La Chine vient de plus en plus sur ce terrain et l’Occident considère qu’elle vient gâcher leur plaisir. Les anciennes puissances coloniales européennes se sentent obligées de donner une nouvelle dimension à leur collaboration avec Washington; une collaboration pour préserver leurs intérêts dans le continent africain. Ils veulent prouver que la Chine et d’autres s’aventurent dans une zone mal gardée. Telle est la raison d’être du département Africom du Pentagone et du lien structurel entre Eucom et l’OTAN.
La justification politique et morale de l’intervention en Libye – l’accusation du dirigeant libyen de vouloir attaquer sa propre population civile – venait en premier lieu de Paris et de Londres. L’OTAN reprenait la direction et le coordination des opérations de la France et du Royaume Uni en ce qui concernait l’enjeu militaire. Sous la couverture officielle de protection de civils – avec une résolution de l’ONU basée sur le principe de la ‘responsabilité de protéger’ – un changement de régime était à l’ordre du jour. Des mois après l’opération il n’ y a ni sécurité ni stabilité en Libye, faute notamment d’avoir refusé de désarmer des milices soutenues par l’OTAN. La guerre en Libye a fait 30 à 50.000 victimes, elle nous a montré un racisme organisé contre les libyens noirs et contre des immigrés africains. Dans la ville de Sirte, les milices sont coupables d’exécutions d’adversaires à grand échelle. La responsabilité de protéger ne semble plus être de mise pour la Libye post-Qadhafi dans les capitales occidentales aux États-Unis, au Canada ou dans l’Union Européenne. Toute l’attention se porte sur la Syrie et l’Iran.

Conclusion

Au cours de son existence, l’Otan a tenté de se justi?er en avançant une ribambelle d’arguments. Durant la guerre froide, l’accent fut mis sur la menace du communisme émanant d’Europe centrale et d’Europe de l’Est. Lorsque le Pacte de Varsovie disparut, d’autres arguments ?rent surface. Dans un premier temps, les arguments sécuritaires furent avancés, conséquence de l’instabilité des ex-États communistes. Lorsque ceux-ci devinrent progressivement membres de l’Otan ou de l’UE ou des deux, l’Otan endossa le rôle de force d’intervention humanitaire. À la suite des attentats du 11 septembre 2001, la priorité fut accordée à la lutte contre le terrorisme, au danger des États voyous, au cyberterrorisme…
L’histoire de l’Otan démontre que l’Organisation ne porte aucun intérêt à « la protection des valeurs démocratiques, des droits de l’homme, de la liberté et de l’État de droit » — comme l’a déclaré le secrétaire général de l’Otan, Javier Solana, à propos du 50e anniversaire de l’Organisation —, mais se soucie davantage de la protection d’intérêts économiques et des intérêts géostratégiques qui y sont liés. Certains membres de l’Otan étaient tout sauf des porte-drapeaux de ces valeurs. Pensons simplement au Portugal sous Salazar, au régime des colonels en Grèce, aux coups d’État successifs en Turquie ou à la cruauté des pays colonisateurs membres de l’Otan. Après la guerre froide, l’Otan s’est présentée comme bouclier militaire pour les intérêts économiques de ses pays membres. Cela fut avoué à de rares moments par les protagonistes de l’Otan eux-mêmes. La citation suivante de l’ancien secrétaire général de l’Otan, Jaap de Hoop Scheffer, est suf?samment explicite : « Ce siècle tournera en grande partie autour de l’énergie. L’énergie est un thème autour duquel l’Otan a entamé un processus visant à en définir les valeurs ajoutées. Je me suis déjà exprimé sur la protection de l’importante infrastructure énergétique. L’Otan n’est certainement pas le premier responsable en matière de sécurité énergétique. Ce n’est pas une organisation économique, mais des valeurs ajoutées doivent être définies, et vous pouvez être sûrs et certains que la sécurité énergétique ?gurera à l’ordre du jour du sommet de Bucarest27. »
L’opération Libye semble aussi être le début d’une stratégie nouvelle de la part des Etats-Unis. Début janvier 2012 le président Obama le mentionnait dans son discours sur la défense : « Comme une force globale, nos militaires ne feront jamais seulement une chose. Ils seront auront la responsabilité d’un éventail de missions et activités autour du monde avec une ampleur variée, une durée et des priorités stratégiques particulières. Nous nous concentrons sur la flexibilité et l’adaptabilité de nos forces pour répondre rapidement et efficacement à une rangée de problèmes et d’adversaires potentiels. C’est la nature du monde avec le quel nous devons vivre. En plus de nos propres forces, les États-Unis mettront l’accent sur le développement des capacités de nos partenaires et alliés pour qu’ils puissent mieux défendre leur propre territoire, leurs propres intérêts, par une meilleure utilisation de la diplomatie, du développement et l’assistance pour leurs forces sécuritaires. » Bien que la réaction de l’Amérique conservatrice sous-entendait la fin des États-Unis comme puissance mondiale, le discours d’ Obama ne diminuent en rien la volonté de maintenir l’hégémonie et la capacité d’ entreprendre des guerres. « Etant donné que nous changeons la taille et la composition de nos forces terrestres, navales et aériennes nous devons rester capables de combattre n’importe quel agresseur et répondre à la nature changeante de la guerre. Notre nouvelle stratégie conclut que les États-Unis doivent avoir la capacité de combattre plusieurs conflits en même temps. » 28
Le ministre américain de la défense, Leon Panetta, explique que la nouvelle stratégie de son président compte surtout sur les forces aériennes et sur des opérations indirectes par des partenaires mandatés, pour que l’engagement des Etats-Unis soit minime.
Malgré sa volonté de changement, l’Otan continue d’être le pouvoir executif des stratégies américaines.



NOTES
1 R. Coolsaet, België en zijn buitenlandse politiek 1830-2000, Van Halewijck, Louvain, 2001.
2 Jeffrey Tucker, « The Marshall Plan Myth », The Free Market, septembre 1997 (http://mises.org/freemarket_detail.aspx?control=120)
3 C. Julien, L’empire américain, Éditions Bernard Grasset, Paris, 1968, p. 218.
4 H. Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, Agone, 2002, p. 482.
5 S. Sloan, NATO, the EU and the Atlantic Community, Rowan & Littlefield, Lanham, 2003, > p. 29-35.
6 Otan, Rapport du Comité des Trois sur la coopération non militaire au sein de l’Otan, ap  prouvé par le Conseil de l’Atlantique Nord, 13 décembre 1956..
7 M. Alexander, « Le rôle de l’Otan dans un monde en évolution », Otan Chronique, no 2, avril 1990.
8 Department of Defence. Of?ce of International Security Affairs, United States Security Strategy for Europe and Nato, Washington DC, 1995, p. 3.
9 Ibid., p. 4.
10 NATO, Partnership with the Countries of Central and Eastern Europe, Statement issued by the North Atlantic Council Meeting in Ministerial Session in Copenhagen, 6-7 juin 1991, point 6.
11 NATO, Developments in the Soviet Union. Statement issued by the Heads of State and Gov ernment participating in the meeting of the North Atlantic Council, Rome, 8 novembre 1991, point 4.
12 Cité dans David S. Yost, NATO transformed. The Alliance’s New Roles in International Security, United States Institute of Peace, Washington DC, 1998, p. 189.
13 G. Achcar, La nouvelle guerre froide : Le monde après le Kosovo, P.U.F., Paris, 1999, p. 67.
14 NATO, The Alliance’s New Strategic Concept, Rome, 7-8 novembre 1991.
15 The Guardian, 22 avril 1999.
16 NATO, Declaration of the Heads of State and Government, Bruxelles, 11 janvier 1994, point 7.
17 C. Portela, Humanitarian Intervention, NATO and the International Law. Can the Institution of Humanitarian Intervention justify Unauthorised Action ?, Berlin Information Center for Transatlantic Security, Berlin, 2000, p. ii.
18 Cité dans Nicola Butler, « NATO in 1999 : Concept in Search of a Strategy », Disarmament Diplomacy, no 35, mars 1999 A.
19 NATO, The Alliance’s Strategic Concept, NAC-S(99)65. Washington DC, 23-24 avril 1999, points 29, 31, 41, 43, 47, 49, 53, 54 et 61.
20 John M. Shalikashvili, Shape, Respond, Prepare Now. A Military Strategy for a New Era. National Military Strategy, 1997.
21 J. Foster, « Afghanistan, The TAPI Pipeline, and Energy Politics », Journal of Energy Security, 23 mars 2010 (voir http://www.ensec.org).
22 Force internationale d’assistance et de sécurité, en anglais International Security Assis tance Force, ISAF.
23 Communiqué de presse AFP, 4 mars 2010.
24 Speech by NATO Secretary General Anders Fogh Rasmussen, NATO’s New Strategic Con cept — Global, Transatlantic and Regional Challenges and Tasks Ahead, Varsovie, 12 mars 2010 (http://www.nato.int/cps/en/natolive/opinions_62143.htm).
25 R. Rozoff, Thousand Deadly Threats : Third Millennium NATO,Western Businesses Collude On New Global Doctrine, 2 octobre 2009 (http://rickrozoff.wordpress.com/2009/10/02/thousand-deadly-threats-third-millennium-nato-western-businesses-collude-on-newglobal-doctrine/).
26 Robert M. Gates, NATO Strategic Concept Seminar. Remarks as Delivered by Secretary of Defense Robert M. Gates, National Defense University, Washington, D.C., 23 février 2010 (http://www.defense.gov/speeches/speech.aspx?speechid=1423).
27 Extrait du discours de Hoop Scheffer à la réception annuelle de Nouvel An pour la presse, Bruxelles, 10 janvier 2008.

 

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