José Martí et l’anti-impérialisme états-unien : une analyse d’actualité

Depuis une dizaine d’années les États-Unis regardent à nouveau vers les pays d’Amérique du sud, attentifs à la remontée des oppositions des droites aux gouvernements progressistes. Cette attention vigilante se traduit par des stratégies d’aide plus ou moins directe aux opposants, ainsi que par le déploiement de forces armées sur les frontières sensibles en s’appuyant sur les pays amis comme la Colombie.

La disparition des présidents Chavez au Venezuela et Castro à Cuba, la fin de presque toutes les démocraties progressistes, la toute récente élection d’un président héritier de la dictature au Brésil, sont autant de faits qui permettent aux États-Unis de mettre en œuvre une politique plus agressive. Evo Morales vient de dénoncer à l’ONU, le 26 septembre 2018, dans un discours très direct, l’attitude du Président Donald Trump envers les pays d’Amérique Latine et en particulier envers le Venezuela.
Dans ce contexte il semble important de relire ce que José Martí, l’initiateur de l’indépendance cubaine, écrivait à propos de la politique étrangère sud-américaine des États-Unis à la fin du 19e siècle.

 

Politique expansionniste des E.U

 

José Martí prit conscience du danger que pouvaient représenter les États-Unis, non seulement au cours de son long séjour à New York, mais aussi dans un processus de réflexion sur la politique impérialiste des États-Unis, laquelle faisait suite aux visées expansionnistes britanniques et allemandes. En effet le retrait forcé de l’Espagne de ses colonies sud-américaines provoqua une sorte de vide dont essayèrent de profiter les grandes puissances européennes, parmi lesquelles la France et la Grande-Bretagne.

José Martí se positionna donc d’abord comme adversaire de l’expansion coloniale européenne. Mais rapidement la politique économique des États-Unis, à la recherche de marchés pour résorber leurs excédents, l’inquiéta. Il était, en effet, un témoin privilégié, en tant que journaliste, des propos alarmants des responsables politiques, notamment du secrétaire d’État du Président Garfield, James Gillespie Blaine, qui s’intéressait beaucoup à l’Amérique du Sud. Blaine allait être en effet le fondateur du panaméricanisme.

Entre 1883 et 1889, les États-Unis regardaient vers Cuba, dernière grande colonie espagnole, la perle des Caraïbes. Ils étaient en cela soutenus par le mouvement annexionniste cubain, dont les membres – grands propriétaires terriens et industriels du sucre – voyaient dans l’annexion de Cuba le moyen de développer l’île au niveau économique. Mais les E.U.s’intéressaient aussi au Mexique, avec des tensions répétées à la frontière texane ; ils regardaient vers le Canada ; vers le Pérou avec un projet de base navale ; et enfin vers le Panama avec la reprise du projet de canal abandonné par la société française en faillite.

Le 2 octobre 1889, sous la présidence de Blaine, s’ouvrit le congrès Panamérica, désigné par José Martí comme le Congrès de Washington, auquel participaient dix-huit gouvernements sud-américains. Martí en fit le compte rendu le 2 novembre dans sa lettre à La Nación, dont il était le correspondant. Rappelant la politique de Blaine, qui consistait à livrer aux industriels le marché des Amériques, il y lançait un véritable cri d’alarme quant au destin, non seulement du Mexique mais aussi des pays du golfe et en particulier des Antilles, dont Cuba et Porto Rico.

Le Congrès de Washington fut un échec pour les États-Unis car certains pays, en particulier l’Argentine, comprirent que les propositions nord-américaines étaient un marché de dupes et, en conséquence, ils refusèrent l’idée d’ouvrir leurs frontières pour créer un grand marché américain. Cependant, l’année suivante les États-Unis organisèrent une Commission Monétaire Internationale pour proposer aux pays du sud de l’Amérique une monnaie argent commune.

Dans son compte rendu sur les débats de la Commission Martí réfuta avec vigueur cette proposition avec les arguments suivants : l’inégalité entre Sud et Nord est défavorable au Sud, comme le serait une alliance entre le Condor et l’Agneau ; les valeurs du Sud et du Nord sont incompatibles, le Nord prônant la supériorité de la race blanche sur toutes les autres ; une union économique équivaudrait à une union politique, engendrant une perte de souveraineté des États du Sud ; les pays d’Amérique du Sud commercent avec l’Europe qui n’acceptera pas la nouvelle monnaie d’argent au lieu de la monnaie or. Enfin Martí soulignait une nouvelle fois que l’objectif des États-Unis était de trouver des débouchés pour leurs capitaux et leur sur-production.

 

Des valeurs et des pratiques inacceptables

 

La pensée américaniste de Martí fut diachronique ; elle évolua en même temps que se développait la politique économique, sociale et raciale nord-américaine. En 1881 il écrivait déjà: Cette République, par son culte démesuré de la richesse, est tombée, sans aucune des entraves de la tradition, dans l’inégalité, l’injustice et la violence des monarchies.

Outre la critique des visées expansionnistes des États-Unis, Martí dénonça les pratiques anti-démocratiques et les valeurs ségrégationnistes, montrant ainsi que ce modèle nord-américain ne pouvait en aucun cas être une référence pour les républiques sud-américaines. Il l’exprimait déjà dans des textes bien antérieurs à la tenue de la Conférence de Washington. Ni Martí ni Bolívar, à qui Martí se référait, n’envisagèrent d’intégrer les États-Unis dans cette Amérique qu’ils qualifiaient pourtant de entera c’est-à-dire « d’entière ». L’un comme l’autre pensait qu’il existait une spécificité hispano-américaine basée sur le métissage, très différente en ce sens de l’Europe ou de l’Amérique du Nord.

Dans le journal Patria, organe du Parti Révolutionnaire Cubain qu’il présida, il consacra une rubrique intitulée « Notes sur les États-Unis» dans laquelle il dénonçait le caractère rude, inégalitaire et décadent des États-Unis.

Un article publié le 23 mars 1894, portait un titre révélateur à cet égard. Il s’agit de « La verdad sobre los Estados Unidos » (La vérité sur les États-Unis), dont la première phrase est la suivante : Il faut que se sache dans notre Amérique la réalité des États-Unis. Il y dénonçait en particulier le règne de la haine et de la misère, le manque de libertés, l’injustice sociale en plus des visées impérialistes : C’est de l’ignorance stupide et de la légèreté infantile, que de parler des États-Unis […] comme d’une nation homogène et égalitaire, à la liberté unanime et aux conquêtes définitives : pareille vision des États-Unis est une illusion, ou une supercherie.

La lettre inachevée de Martí à son ami mexicain Manuel Mercado, écrite la veille de sa mort le 18 mai 1895, mettait dramatiquement l’accent sur ses craintes quant à la potentielle emprise future des États-Unis :

Maintenant je risque tous les jours ma vie pour mon pays et par devoir – puisque j’en comprends la portée et que j’en ai le courage nécessaire– qui est d’empêcher avant qu’il ne soit trop tard, au moyen de l’indépendance de Cuba, que les États-Unis ne s’étendent jusqu’aux Antilles avant de s’abattre avec plus de force encore, sur nos pays d’Amérique.

Il y exprimait la crainte de l’annexion des peuples de notre Amérique à ce Nord, agité et brutal, qui les méprise. Et il concluait par cette phrase lapidaire : J’ai vécu dans le monstre et je connais ses entrailles.

Cette dernière lettre de José Martí, dans laquelle il justifiait une nouvelle fois son anti-impérialisme et sa lutte pour la souveraineté de Cuba, est en quelque sorte visionnaire.

 

Une indépendance confisquée

 

En 1898, sentant que le peuple cubain était sur le point de gagner la guerre d’indépendance contre l’Espagne, le congrès américain prit une résolution qui autorisait l’intervention armée des E.U. L’Espagne vaincue, par le traité de Paris les E.U confisquèrent la souveraineté cubaine. En effet, le Traité de Paris prévoyait la construction d’une base navale, la base de Guantánamo, permettant le contrôle des Caraïbes et du Canal de Panama. Le gouvernement de l’île fut confié au Général américain Leonard Wood, qui, épaulé par une troupe de six mille soldats, eut les pleins pouvoirs pendant trois ans. De fait la bannière étoilée remplaçait le drapeau espagnol, alors même qu’il existait un drapeau cubain adopté par l’Assemblée Constituante de 1868-1869.

En 1901 une assemblée constituante réunie à La Havane vota la Loi fondamentale de la République, mais un amendement – dit amendement Platt du nom de son auteur – à la loi d’ouverture des crédits militaires fut voté, à une courte majorité, qui prescrivait entre autres : Le gouvernement de Cuba accorde aux états-Unis le droit d’intervenir pour garantir l’indépendance et pour aider le gouvernement à protéger les vies, la propriété et la liberté individuelle.

Il faudra attendre 1959 pour que Cuba retrouve sa souveraineté pleine et entière.

 

L’histoire se répète

 

José Martí critiqua avec vigueur, en son temps, les visées impérialistes et le fonctionnement anti-démocratique des États-Unis. Il fut visionnaire. En effet, l’histoire de l’Amérique latine, de la fin du 19e siècle et tout au long du siècle suivant, fut émaillée d’interventions américaines directes ou indirectes, mettant en place et soutenant des dictatures parmi les plus féroces.

Aujourd’hui, en ce premier quart du 21e siècle, les E.U s’apprêtent à intervenir militairement au Venezuela, pour destituer un président élu et soutenir un président auto-proclamé.

Le monstre ne s’est pas transformé et nous avons tort de méconnaître ses entrailles.

 

Christine Gillard est Docteure en Études Hispaniques, Maîtresse de conférences. Auteure de l’ouvrage Révolutions à Cuba : De José Marti à Fidel Castro, Gillard collabore régulièrement au Journal Notre Amérique. Retrouvez tous ses articles en suivant ce lien

 

Source : Extrait issu de l’ouvrage Révolutions à Cuba : De José Marti à Fidel Castro , actualisé pour sa reproduction en exclusivité dans le Journal Notre Amérique

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