Joan Tafalla : “En Catalogne, tout est entre les mains de l’initiative populaire”

Les récentes années de crise économique en Espagne ont eu deux conséquences majeures sur la corrélation des forces politiques : l’émergence de mouvements politiques progressistes et l’effondrement du bipartisme. Au même moment en Catalogne, un mouvement souverainiste est apparu, capable de mobiliser de larges pans de la société. À l’approche de la date du référendum, le gouvernement central a multiplié les actions afin d’en empêcher sa tenue, rappelant à la mémoire collective le souvenir du franquisme. Cela a provoqué une large réprobation et a paradoxalement favorisé un élan de solidarité croissant envers le droit à l’autodétermination. C’est un contexte de grande incertitude, entouré d’un côté de plaintes, de saisies de matériel électoral et de détentions de la part de l’État central, et d’un autre côté de grandes mobilisations et d’annonces de désobéissance de la part de la Généralité. Quels seront les enjeux de ce dimanche 1er octobre en Catalogne ? Pour le savoir, nous nous sommes entretenus avec le professeur et docteur en Histoire Joan Tafalla, membre de l’Espace Marx.


 

Le gouvernement central a renforcé la présence policière en Catalogne. Pensez-vous qu’elle puisse empêcher le vote du 1er octobre (1-O) ?

 

Je crois que la forte présence policière sera débordée par les grandes masses qui participeront, et qui sont aujourd’hui organisées puisqu’elles occupent déjà les écoles et tentent de les maintenir ouvertes jusqu’à dimanche.

Les Mossos [agents de police catalans, NdT] ont reçu comme ordre de fermer et de sceller les écoles. Les agents des autres corps de police de l’État qui ont été envoyés en Catalogne sont, eux, chargés de maintenir l’ordre public. Mais ce déploiement ne pourra pas contenir les gens, et il ne pourra pas non plus les dissuader de leur volonté claire d’aller voter.

 

Quelle pourrait être la réaction de la société catalane face à une éventuelle interdiction du vote ?

 

La société catalane est quelque chose de plus vaste et de plus complexe que le mouvement populaire indépendantiste. En ce qui concerne ce dernier, toute tentative des forces répressives de l’État de faire obstacle au vote se soldera par des débordements. Il existe la possibilité que la police catalane agisse de manière peu autoritaire et permissive d’une certaine manière, au moins jusqu’à 6 heures du matin dimanche.

En ce qui concerne la partie de la société catalane qui, pour des raisons très diverses, ne participe pas au mouvement populaire indépendantiste, elle ne s’est toujours pas manifestée après pourtant presque sept ans de processus indépendantiste. Il est encore trop tôt pour savoir quelle attitude adoptera cette frange de la population.

Nous disposons uniquement des résultats d’une récente étude du Centro de Estudios de Opinión [Centre d’études d’opinion, NdT] : les secteurs économiques les plus faibles et dont l’implantation en Catalogne est la plus récente manifestent un degré élevé de rejet du processus indépendantiste, mais pas d’une résolution du conflit sur la base d’un vote.

 

Quelles conséquences pourrait avoir le résultat du 1-O pour les autres peuples de l’État espagnol ?

 

Je crois qu’en tant que mouvement essentiellement démocratique, le mouvement pour l’autodétermination est en train de créer une brèche certaine dans le régime créé à la suite de la transition de 1978. Il est probable que l’exemple catalan entraîne un réveil des mouvements indépendantistes galicien et basque. Cependant, il est possible que cela provoque une certaine résurgence du nationalisme essentialiste espagnol dans le reste des territoires espagnols. Cela permettrait au Partido Popular (PP) [Parti populaire, NdT] et au Partido Socialista Obrero Español (PSOE) [Parti socialiste ouvrier espagnol, NdT] d’occulter leur corruption et leur incapacité à proposer une perspective d’avenir pour l’Espagne.

De toutes les manières, si l’Espagne veut conserver son unité en tant que nation politique (composée à la fois de plusieurs nations et de plusieurs peuples), elle ne pourra le faire que si elle parvient, dans un mouvement démocratique, à chasser le PP du gouvernement et à ouvrir un processus constituant qui permette l’autodétermination des peuples. Une fois que la volonté de ceux-ci sera entendue, de créer une Union libre sous forme de République fédérale. Le futur de la nation politique Espagne ne peut passer que par un processus constituant radicalement démocratique et décentralisateur.

 

Quelle est la composition sociale des indépendantistes ?

 

J’ai parlé plus haut d’un mouvement populaire indépendantiste. Mais c’est une description qui ne définit pas entièrement la composition de l’indépendantisme. Aux côtés des secteurs ouvriers et populaires indépendantistes, les secteurs bourgeois (principalement la petite et la moyenne bourgeoisie) sont actifs et sont pour le moment ceux qui dirigent le mouvement et lui impriment son orientation culturelle et idéologique.

Assurément, la grande bourgeoisie catalane n’est pas indépendantiste et compte sur une alliance entre les élites, ce qui rétablirait l’équilibre des pouvoirs ente les différentes factions de la bourgeoisie espagnole, lequel est pour l’instant rompu.

 

Quels sont les intérêts économiques en jeu ?

 

Les motifs de la rupture du bloc dominant sont divers, qu’il s’agisse des déséquilibres des balances fiscale et commerciale, ou de l’aggravation de la concurrence industrielle/commerciale entre les différents territoires de l’Espagne. Par exemple, la concurrence entre les aéroports de Madrid et de Barcelone, la question du couloir méditerranéen ou encore de la gestion des ports de Barcelone et Tarragone… au moment même où la Catalogne cesse d’être la locomotive industrielle de l’Espagne.

Tous ces thèmes dénotent un ensemble de conflits et d’intérêts complexes qui font que la résolution du conflit dépend d’intérêts corporatifs très contradictoires entre eux. En résumé, la mondialisation de l’économie laisse peu de marge à un pacte entre élites.

Si l’on ajoute à cela une gestion du conflit maladroite politiquement, la situation s’aggrave. Ajoutons encore à cela la mobilisation des couches populaires, lesquelles ne seront pas faciles à ramener au calme et au compromis, et pourra constater qu’on a devant nous une perspective incertaine.

 

Quelle leçon de l’histoire mériterait d’être rappelée dans le contexte actuel ?

 

Les nations politiques modernes sont des communautés imaginées, créées à l’aide des révolutions bourgeoises. En Espagne, la création de la nation politique a été défectueuse, elle n’a rien à voir avec celles qu’ont connues la France ou l’Allemagne. Elle s’est souvent basée davantage sur la coercition que sur l’hégémonie.

Si l’Espagne veut survivre, elle a besoin d’un changement radical, d’une rupture démocratique que les élites ne semblent pas prêtes à supporter. Tout est entre les mains de l’initiative populaire.

 

Traduit de l’espagnol par Rémi Gromelle

 

Source : Investig’Action

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