Georges Corm : « Les pays du Golfe comme les Etats-Unis ont armé et entretenu des groupes djihadistes »

Économiste et historien, Georges Corm vient de publier aux éditions La Découverte La nouvelle question d’Orient, une « plongée historique dans le destin tragique des sociétés de l’Est de la Méditerranée et du monde arabe ». Il livre ici son analyse sur la crise diplomatique qui secoue la péninsule arabique entre sponsors sunnites du « terrorisme », sous l’œil du parrain militaire étasunien.

 

Comment analysez-vous la crise diplomatique actuelle et la mise en quarantaine du Qatar, accusé de soutenir le « terrorisme » ?

 

Georges Corm : Heureusement que le ridicule ne tue pas : depuis la première guerre d’Afghanistan, les pays du Golfe comme les Etats-Unis ont armé et entretenu des groupes de prétendus « djihadistes » qui ont été déployés d’un pays à l’autre, en fonction des intérêts géopolitiques de Washington et de ses alliés.

Ceci dit, ce n’est pas la première crise entre l’Arabie Saoudite et le Qatar, qui ont en commun comme doctrine d’Etat le wahhabisme. Et qui ont été ces dernières années en compétition très forte, en particulier depuis les soulèvements arabes de 2011, pour recueillir le fruit du détournement de ces révoltes en soutenant différentes mouvances de l’islam politique.

L’influence du Qatar, via notamment ses centres d’études, ses think tanks et sa chaîne de télévision al-Jazeera, a visiblement pris trop d’importance pour une Arabie Saoudite qui cherche aujourd’hui, sans aucun complexe, à affirmer son emprise absolue et totale sur les pays arabes et aussi tous les Etats se définissant comme musulmans.

Une emprise qui a débuté avec l’envolée des prix du pétrole en 1973, et qui a permis à Riyad de créer toutes les institutions nécessaires à cet effet – Ligue islamique mondiale, Banque islamique de développement, Conférence des Etats islamiques, etc. – qui ont été créé dès l’origine pour être des outils majeurs de lutte contre l’influence de l’URSS et du marxisme dans les rangs des jeunesses musulmanes, arabes ou non arabes de ce que l’on appelait alors le tiers-monde.

 

Les Frères musulmans sont désignés par l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis comme la principale entité terroriste sponsorisée par le Qatar…

 

Georges Corm : Pourtant, aux Emirats arabes unis, la Confrérie n’a qu’un impact limité, et historiquement, l’Arabie Saoudite a toujours été la base arrière des Frères musulmans comme de n’importe quel mouvement se réclamant de l’islam politique.

L’événement qui a peut-être contribué à déclencher la contradiction actuelle, c’est le fait que l’Egypte a renversé le régime des Frères musulmans installé par les élections de 2013, avec la bénédiction des Saoud.

Autant il peut être utile d’instrumentaliser une mouvance islamique, autant qu’une organisation qui a une telle importance historique arrive au pouvoir dans le plus grand des pays arabes comme l’Egypte, l’Arabie Saoudite…ne peut pas le tolérer.

 

L’Iran a réagi très durement aux propos de Donald Trump qui a déclaré que la République islamique avait « récolté ce qu’elle avait semé ». Que vous inspire l’attitude du président américain dans cette séquence diplomatique ?

 

Georges Corm : Ce n’est pas simplement l’attitude de Donald Trump qui pose problème. La thèse selon laquelle le terrorisme au Moyen-Orient serait d’origine iranienne est devenue très prégnante, alors que c’est une contre-vérité. C’est l’Irak qui a attaqué l’Iran en 1980, encouragé par les pétromonarchies, les Etats-Unis ou la France.

L’Iran, qui ne parvenait pas à acheter des armes, a utilisé à cette époque des modes d’actions qualifiés de terroristes (enlèvement d’otages au Liban, attentats contre les locaux de l’ambassade américaine, ainsi que ceux contre le contingent militaire américain et celui de la France au Liban. Sitôt terminée la guerre Iran – Irak fin 1988, ces opérations se sont arrêtées.

Cependant, le maintien de cette accusation, 20 ans après ces évènements et 30 ans après la prise de l’ambassade américaine à Téhéran, permet par exemple de classer le Hezbollah libanais ou le Hamas comme des organisations terroristes, alors qu’il s’agit avant tout de mouvements de résistance à une occupation, qui reçoivent des soutiens multiforme de l’Iran.

 

Quelles peuvent être les conséquences de cette brusque montée en tension pour le Liban ?

 

Georges Corm : Pour le moment, heureusement, la scène libanaise demeure relativement gelée. Les services de sécurité, qui travaillent avec le Hezbollah, ont réussi à mettre fin à la vague terroriste qui a touché le pays en 2013, 2014 et 2015. Même les partis politiques financés par l’Arabie Saoudite ne contestent pas le fait que le Hezbollah est une composante importante de la vie politique et sociale libanaise, et nul ne songerait à qualifier ce parti de « terroriste ».

D’ailleurs, nous assistons heureusement depuis quelques mois à la disparition de la forte polarisation transcommunautaire de la vie politique libanaise depuis 2005. Il s’agissait des deux grands blocs parlementaires, l’un pro-occidental et pro-saoudien (dit bloc du « 14 mars »), dirigé par la famille Hariri d’un côté, et de l’autre le bloc dit du « 14 mars » anti-impérialiste et pro-résistance libanaise et palestinienne contre l’Etat d’Israël, dit bloc « du 8 mars ».

C’est l’approche des élections parlementaires ainsi que l’arrivée du Général Michel Aoun à la présidence de la République à la fin de l’année dernière et celle de Saad Hariri comme premier ministre et allié du président qui a permis la recomposition du paysage politique libanais. Ce qui ne veut pas dire que les problèmes politiques ont disparu, comme l’a prouvé la pénible et très longue période de gestation d’une nouvelle loi électorale en vue d’élections prochaines.

 

Propos recueillis par Marc de Miramon, Journaliste à L’Humanité Dimanche

Source: L’Humanité Dimanche


Georges Corm, économiste et historien, est consultant auprès de divers organismes internationaux et professeur d’université. Il est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés aux problèmes du développement et du monde arabe, dont, à La Découverte : Le Proche-Orient éclaté (1983 ; Gallimard, « Folio/histoire », 2005, 2007, 2012), L’Europe et l’Orient (1989), Le Nouveau Désordre économique mondial (1993), Orient-Occident, la fracture imaginaire (2002), Le Liban contemporain (2003), La Question religieuse au XXIe siècle (2005), L’Europe et le mythe de l’Occident (2009), Le Nouveau Gouvernement du monde (2010), Pour une lecture profane des conflits (2012), Pensée et politique dans le monde arabe (2015)

 

Dans cet essai, Georges Corm entreprend, à la suite de ses précédents ouvrages, une nouvelle plongée historique dans le destin tragique des sociétés de l’Est de la Méditerranée et du monde arabe, carrefour stratégique et géopolitique convoité par les grandes puissances coloniales depuis le XIXe siècle. Une vaste littérature avait été produite à cette époque sur la « question d’Orient », alors qu’il s’agissait en fait des rivalités implacables entre puissances européennes avides de se partager les vastes territoires de l’Empire ottoman. Cet ouvrage rétablit les continuités et les ruptures entre cette ancienne question d’Orient et la « nouvelle question d’Orient », débutant après la Seconde Guerre mondiale et donnant naissance à son tour à des violences ininterrompues, aujourd’hui à leur paroxysme.

Georges Corm dénonce aussi bien les tendances hégémoniques de l’Alliance atlantique que le « chaos mental » qui s’est souvent installé à ses yeux auprès des grands décideurs et dans les analyses des médias dominants pour légitimer à nouveau les interventions des puissances occidentales en Orient. Celles-ci ne sont qu’un rebondissement amplifié de l’ancienne question d’Orient, leur cadre intellectuel étant aujourd’hui actualisé par la théorie du « choc des civilisations », héritage de l’ancien racisme de nature coloniale.

Le développement exponentiel du terrorisme en provenance de cette partie du monde est le résultat de ce dérèglement de la raison. Il peut se comparer aux effets que produit le dérèglement climatique en termes de catastrophes naturelles, elles-mêmes dues à une déraison économique et consumériste que rien ne semble pouvoir arrêter.

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