Féministe, communiste et arabe : la Soudanaise Fatima Ahmed Ibrahim

Alors qu’en Grande-Bretagne, le Guardian et le Times lui ont chacun consacré une longue nécrologie, on ne trouve pas une ligne dans la presse francophone pour évoquer la Soudanaise Fatima Ahmed Ibrahim (فاطمة أحمد إبراهيم), décédée le 12 août dernier. Cette absence totale d’intérêt pour l’une des plus grandes féministes arabes du XXe siècle en dit long sur le sérieux de ceux et celles qui prétendent si souvent s’intéresser au sort des « malheureuses femmes voilées ».

 

Née officiellement en 1934 (mais plus vraisemblablement en 1929), Fatima Ahmed Ibrahim entame son long combat pour les droits des femmes dès son adolescence en affichant sur les murs de son lycée ce qu’on n’appelait pas encore un dazibao. Contemporaine de sa première action politique (une grève, réussie, pour protester contre la remplacement des cours de science par des enseignements en éducation familiale), cette publication, intitulée La Pionnière (الرائدة), est vite prolongée par des articles qu’elle écrit sous pseudonyme dans la presse soudanaise.

Faute de moyens, elle doit se résigner à ne pas entrer à l’Université et devient enseignante. Elle a à peine vingt ans quand elle fonde en 1952, avec une autre militante, l’Union féminine soudanaise (الاتحاد النسائي السوداني) qui milite, entre autres objectifs, pour les droits civiques des femmes. En 1954, elle rejoint le Parti communiste soudanais (à l’époque la seule organisation politique à ne pas être strictement masculine) et prend en charge la rédaction de La voix de la femme (صوت المرأة), une publication qui s’efforce, à travers une série de dossiers très concrets, de convaincre les femmes soudanaises de prendre en main leur destin.

Elle fait partie des personnalités que place sur le devant de la scène la révolution de 1964 contre Ibrahim Abboud (au pouvoir depuis 1958). Première femme élue au Parlement soudanais (mais aussi dans le monde arabe et même en Afrique), elle devient membre du Comité central du Parti communiste soudanais en 1965. Dans un pays où les dictatures succèdent aux gouvernements militaires, elle paie son engagement au prix fort. Son mari est exécuté en 1969 alors que Gaafar Nimeiry, déjà Premier ministre, a rompu la brève alliance qu’il avait passée avec les communistes. Elle-même restera en prison plus de deux ans et demi, suivis de nombreuses années plus ou moins en résidence surveillée jusqu’au renversement de Nimeiry en 1985.

Alors qu’elle s’oppose à la politique du Front national islamique du président Omar el-Béchir (et de Hassan al-Tourabi) qui, sous prétexte « d’authenticité », s’en prend notamment aux droits des Soudanaises, Fatima Ahmed Ibrahim est à nouveau arrêtée. Une forte mobilisation internationale en sa faveur permet sa libération et son exil, en 1990, vers la Grande-Bretagne. Honorée, ainsi que l’Union des femmes soudanaises, par le Prix des droits de l’homme des Nations unies en 1993, elle retourne dans son pays en 2005 et est à nouveau élue au Parlement, avant d’abandonner définitivement la vie politique quelques années après.

La nécrologie que lui a consacrée le Guardian fait allusion aux positions intellectuelles de Fatima Ahmed Ibrahim, et en particulier à sa manière d’associer féminisme et « identité, ou encore « traditions », autant de noms de code pour évoquer une question dérangeante, notamment pour de nombreuses militantes d’aujourd’hui, celle de l’islam vis-à-vis de la question féminine.

Dans son article publié par le site Soudan Tribune (à ne pas confondre avec le quotidien qui porte le même nom), Magdi el Gizouli revient à sa façon sur cette question en montrant comment la militante de toujours est restée fidèle à une conception, osons le mot, « marxiste » des luttes féministes, ce qui la met sans doute en porte-à-faux avec des positions plus contemporaines. Il va même jusqu’à reconnaître que la « praxis » imaginée par la responsable politique soudanaise est allée jusqu’aux alliances les plus improbables avec l’institution religieuse locale.

Citant (plus que probablement en la traduisant) Fatima Ahmed Ibrahim, il explique que, pour elle, il ne s’agit pas d’abandonner les valeurs et les traditions [comprendre : islamiques] ou, pour les Soudanaises, de devenir une copie supplémentaire des femmes occidentales mais, avant toute chose, de mener, par l’éducation, un combat pour la justice sociale :

Emancipation does not mean getting rid of our national good traditions and values, or for us Sudanese women to become another copy of the Western woman. It is emancipation from illiteracy, backwardness, disease, unemployment, poverty and discrimination in the home and in society; Equality does not mean for Sudanese women to become another copy of the man. It means for women to be completely equal to men in rights and in decision-making at all levels; Men, as males are not responsible for discrimination against women. Most of them are also exploited and discriminated against. For this, women and men should work together to make social changes that preserve democracy, which is based on social justice and human rights.”

Plus loin, Magdi el Gizouli fait le lien entre ce type de position, très critique du pseudo-universalisme d’un certain féminisme occidental, et le combat politique de cette militante formée au temps des luttes anti-coloniales. Contre l’explication « culturaliste » (dans laquelle l’islam joue presque toujours le rôle du coupable idéal), the Red Fatima Ahmed Ibrahim, comme il l’écrit, prône une lecture politique selon laquelle une véritable émancipation féminine est indissociable de la justice sociale :

Magdi el Gizouli conclut cette riche lecture de l’héritage politique laissé par Fatima Ahmed Ibrahim en rappelant que, s’il peut paraître « démodé » aux yeux de biens des militantes au Soudan – et aussi dans le monde arabe et ailleurs –, il n’est peut-être pas si étranger que cela au féminisme postcolonial et transnational d’une Chandra Talpade Mohanty défendant une réelle prise en compte des relations de pouvoir entre féminisme du « Premier » et du Tiers-Monde.

 

Toujours à propos de féminisme arabe, je ne peux que conseiller vivement la consultation attentive d’un passionnant web-documentaire intitulé نسوية Womenhood. Sous forme d’un abécédaire interactif, 15 femmes égyptiennes y donnent leur « vision du monde », à travers 75 entrées lexicales autour de la notion de Genre (7 heures de témoignages, divisées en 80 petites vidéos-définitions).

 

Source: Histoire et Société 

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