Dix jours qui ébranlèrent le monde. Le centenaire de la révolution d’Octobre

Les grandes révolutions sont toujours en avance sur leur temps. Elles poursuivent des objectifs qui sont un progrès par rapport aux phases historiques précédentes. La révolution d’Octobre fut la première tentative à grande échelle de mettre fin à la misère et à l’oppression du capitalisme. Elle a exercé une influence décisive sur tout le vingtième siècle. Retour sur cet événement.

 

Rapport avec la Première Guerre mondiale

Alors que les commémorations de la Première Guerre mondiale en sont à mi-parcours, c’est à présent le tour d’un nouveau centenaire : celui de la révolution d’Octobre, qui a donc eu lieu en 1917 dans l’Empire russe et mené à la création de l’Union soviétique. Le fait que ces deux anniversaires se chevauchent n’est pas un hasard car ils sont étroitement liés.

La Première Guerre mondiale a éclaté comme un conflit entre les grandes puissances européennes de l’époque qui espéraient un renforcement et une expansion de leur position de force. Mais après quatre années d’une lutte militaire de plus en plus étendue et sans issue, et avec une détérioration importante des conditions de vie dans les nations belligérantes, la Première Guerre mondiale a entraîné la chute de pas moins de quatre empires. La Russie tsariste n’a même pas connu la fin de la guerre. L’abdication du tsar Nicolas II en mars 1917 mettait fin à 300 ans de domination dynastique des Romanov. La fin de la Première Guerre mondiale en novembre 1918 entraîna ensuite la chute de l’Empire allemand, de la Double monarchie austro-hongroise des Habsbourg et de l’Empire ottoman.

 

Antécédents

La Première Guerre mondiale, précédée d’un longue période de troubles et de conflits internes, fut en quelque sorte le coup de grâce pour l’empire tsariste. Après la suppression du servage en 1861 et l’entrée dans la révolution industrielle, le mécontentement face à l’autoritarisme du régime tsariste n’avait cessé de croître. En 1881 le tsar Alexandre II fut assassiné par un groupuscule de conspirateurs. Lors d’une tentative d’assassinat contre le nouveau tsar Alexandre III, le frère aîné de Lénine fut même impliqué. Il fut arrêté et condamné à mort en 1887. Lénine et consorts en tirèrent leurs conclusions et rejoignirent le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) fondé en mars 1898, le précurseur du futur Parti communiste.

Les campagnes subissaient encore des conditions de vie féodales. Les grands propriétaires avaient tout pouvoir. Ils ne représentaient que 0,3% de la population rurale mais possédaient plus de la moitié de toutes les terres. Les conditions d’existence des paysans russes étaient comparables à celles de la paysannerie française et belge du XIVème siècle. Toutes les jacqueries successives furent impitoyablement écrasées.

Dans les villes également le mécontentement régnait. Vers la fin du XIXème siècle la population était de plus en plus insatisfaite, et après la défaite de la Russie dans la guerre russo-japonaise (1904-1905), les mutineries de soldats et les manifestations se multiplièrent. Le Dimanche rouge du 9 janvier 1905, la garde impériale ouvrit le feu et fit des centaines de victimes parmi les manifestants. Les manifestations et les grèves ne firent qu’augmenter, le tsar se vit obligé de faire des concessions avec des réformes économiques et il instaura une première Douma (parlement). Mais les réformes proposées n’apportant guère d’améliorations, l’agitation persista.

Entre-temps le POSDR s’était divisé en deux factions : les mencheviks plutôt modérés et les bolcheviks radicaux. Au début de la Première Guerre mondiale, il apparut que le tsar avait à nouveau raffermi son pouvoir et l’agitation fit place à un patriotisme enthousiaste. Mais c’était une illusion. A mesure que la guerre avançait, l’armée tsariste subissait de plus en plus de défaites et l’économie se désarticulait. Vers la fin de 1916 la Russie était au bord d’un effondrement militaire et économique complet. Le coût en vie humaines fut particulièrement élevé. Deux millions et demi de Russes périrent. Le mécontentement qui grondait depuis 1905 devint une immense rumeur qui culmina en 1917 et s’accomplit définitivement avec la révolution d’Octobre.

 

De la révolution de Février …

Fin février 1917 des troubles de grande ampleur éclataient à Petrograd. En peu de jours des grèves à l‘usine de munitions débouchèrent sur la grève générale. Les femmes descendaient de plus en plus souvent dans la rue pour réclamer du pain. « Du pain, du travail ! » devint le slogan le plus scandé, auquel s’ajouta ensuite « À bas la guerre ! », la cause de tout. Lorsque les troupes d’élite du tsar ne se montrèrent plus disposées à tirer sur les insurgés, l’empire russe s’écroula en quelques jours. La révolution de Février était faite.

Le 2 mars 1917 le tsar Nicolas II abdiquait. Un gouvernement provisoire fut formé, dirigé par le prince Lvov avec l’appui de presque toutes les forces d’opposition au tsar. Sauf des bolcheviks. Car dans l’intervalle étaient instaurés partout, à Petrograd et dans d’autres grandes villes, des conseils d’ouvriers et de soldats. Ainsi débuta la période du “double pouvoir”.

La question de la guerre constituait un point de divergence crucial. Les bolcheviks étaient seuls à vouloir que la guerre se termine. C’était indispensable pour pouvoir se concentrer sur les problèmes sociaux et économiques. Le gouvernement provisoire quant à lui souhaitait poursuivre la guerre.

Dans leur pays d’accueil, les dirigeants bolcheviks en exil suivaient de près ces développements. L’empereur allemand espérait que les soviets et leur revendication d’arrêter la guerre l’emporteraient. Aussi conclut-il un accord pour que Lénine puisse quitter la Suisse et traverser l’Allemagne jusqu’en Russie dans un wagon plombé.

Lénine arrive à Petrograd en avril et préconise dans ses “Thèses d’avril” que tout le pouvoir doit aller aux soviets qui devront œuvrer radicalement pour l’arrêt de la guerre, la distribution des terres et l’équité alimentaire. Les tensions entre le gouvernement provisoire et les soviets s’exacerbent à mesure que l’influence des bolcheviks augmente dans les soviets. Comme le gouvernement provisoire passait de plus en plus sous la coupe des anciens généraux tsaristes, les dirigeants bolcheviks devaient passer dans la clandestinité ou, comme Lénine, fuir de nouveau à l’étranger.

 

… à la révolution d’Octobre

Début octobre la majorité des dirigeants bolcheviks décida qu’un soulèvement armé était nécessaire et que les soviets devaient prendre en main la direction de l’Etat. Le 25 octobre (2), des membres des soviets et des soldats sympathisants prennent d’assaut l’ancien palais d’Hiver du tsar à Petrograd, faisant prisonniers les membres du gouvernement provisoire. Ce même soir, le IIe congrès panrusse des soviets se réunit avec 649 délégués, dont 390 bolcheviks, issus de plus de 400 comités locaux dans toutes les régions de Russie.

Le congrès des soviets annonça un armistice avec l’Allemagne, alloua des terres à qui les exploiterait, introduisit la journée de huit heures, nationalisa les banques et les grandes entreprises, tout en mettant fin aux discriminations sur base de la nationalité. Peu après suivirent des décrets sur le contrôle des travailleurs dans le entreprises et la séparation de l’Eglise et de l’Etat.

La réaction ne se fit guère attendre. Les partisans du gouvernement provisoire, les blancs, ne cédèrent pas. Les oligarchies des grandes puissances ne voyaient pas d’un bon œil une révolution dans l’arrière-cour de l’Europe et elles préparèrent une invasion.

Les grandes puissances avaient une autre raison pour vouloir tuer cette révolution rouge dans l’œuf : le risque de contagion. Quelques semaines après que les bolcheviks eurent proclamé un armistice avec l’Allemagne, une vague de grèves politiques et de manifestations anti-guerre déferla sur l’Europe centrale. Beaucoup de pays étaient aussi las de la guerre que sensibilisés par la révolution. Dans le sillage de la guerre des soulèvements éclatèrent en Hongrie, Autriche, Tchécoslovaquie, Bulgarie, Italie et Allemagne. La plupart des insurrections étaient mal préparées et mal organisées. Elles échouèrent l’une après l’autre, non sans faire tinter les oreilles des classes dirigeantes.

Début 1918 commença une guerre civile entre les “rouges”, les bolcheviks nouvellement au pouvoir, et les “blancs”, ces derniers étant soutenus par les anciens généraux tsaristes et par de nombreuses interventions alliées (la Grande Bretagne, les USA, la France, l’Italie, le Japon). La guerre civile dura jusqu’en 1921 et fit des millions de victimes, notamment en raison de l’immense famine qui l’accompagna.

Fin 1922 fut créée l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) ou Union soviétique. Cette année-là, la santé de Lénine connut une première alerte, sans doute la conséquence tardive d’un attentat perpétré sur lui en août 1918. Après diverses aggravations, il mourut le 21 janvier 1924. La lutte interne pour sa succession initia une nouvelle phase dans l’histoire de l’Union soviétique.

 

Bilan de la révolution

Economique

Au début de la révolution, la Russie était un pays sous-développé. Les pays industrialisés produisaient par tête 10 à 15 fois plus de charbon et 10 à 20 fois plus d’énergie. Le revenu russe par habitant était inférieur à celui de l’Amérique latine (3). Outre un important retard sur les pays riches, les circonstances dans lesquelles le pays devait se développer étaient particulièrement défavorables. En plus des destructions de la Première Guerre mondiale, le pays fut ravagé entre 1918 et 1921 par une violente guerre civile et par des invasions étrangères. Vingt ans plus tard le pays allait subir les gigantesques destructions provoquées par l’invasion allemande (4). La jeune révolution subissait aussi un embargo économique. Et contrairement à la plupart des nations occidentales, le pays ne pouvait compter sur des colonies fournissant gratuitement ou presque des matières premières et des forces de travail.

En dépit de ces conditions l’Union soviétique connut une croissance spectaculaire. Entre 1920 et 1938 la production industrielle augmenta de plus de 6.000%, alors que la moyenne dans le reste du monde était de 96% (5). En 30 ans il évolua d’un pays relativement arriéré à une superpuissance capable de concurrencer les Etats-Unis sur le plan technologique. Il le fallait, pour des raisons de sécurité. Dans les années ‘30 le pays a dû construire rapidement un appareil militaire capable de résister à la menace d’une guerre d’annihilation par l’Allemagne nazie. Et dès les années ‘50 il fut confronté à une course aux armements nucléaires (6). La course à la modernisation qui en résulta se fit toutefois de manière forcée et eut un coût humain élevé (7).

Au milieu des années’50 la croissance se mit à ralentir. La croissance économique était toujours correcte mais elle se traduisit beaucoup moins en amélioration et en augmentation des biens de consommation. Sur ce plan le retard par rapport aux Etats-Unis s’amplifia et demeura, entraînant plus de frustrations et moins de soutien à la direction politique (8). Mais même avec ce retard de croissance et en dépit de toutes les misères de la guerre l’économie entre 1917 et 1989 a crû une fois et demie plus vite que dans le reste du monde (9).

 

Social

La révolution d’Octobre fut un cri contre la misère noire et le sous-développement. Ce cri ne fut pas poussé en vain. La nouvelle république des soviets fit preuve d’un progrès social jamais vu en ce temps-là. L’illettrisme fut éradiqué en peu de temps. Le taux d’instruction atteignit bientôt un niveau comparable à celui des pays industrialisés. Le chômage fut éliminé et la journée de huit heures instaurée. La semaine de travail en Union soviétique devint l’une des plus courtes au monde. Un système de sécurité sociale fut créé, avec une pension de retraite complète. La discrimination des femmes fut annulée et l’avortement fut légalisé.

L’espérance de vie bondit vers le haut. Au début de la révolution les citoyens soviétiques mouraient 16 ans plus tôt que les citoyens étatsuniens. En 1973 la différence n’était plus que de deux années et demie (10). Facteur plus important encore du développement social : la mortalité infantile en dessous de 5 ans. En 1960 elle était quatre à huit fois plus basse en Union soviétique que dans les pays voisins qui, quarante ans auparavant, avaient encore un niveau égal de développement (11).

 

Un rayonnement international

On aurait du mal à surestimer l’importance de la révolution d’Octobre pour l’histoire récente du monde. L’Union soviétique est devenue le symbole visible de l’alternative socialiste au libéralisme jusqu’alors dominant et à la société capitaliste. Tout le vingtième siècle, y compris une guerre froide de près d’un demi-siècle, allait être dominé par l’antagonisme capitalisme versus socialisme. Du côté socialiste, l’Union soviétique en tant que nation a donné le ton jusqu’au terme de son existence, au début des années ‘90. En ce sens la révolution d’Octobre a été déterminante pour la tournure du vingtième siècle.

Grâce à cette révolution le socialisme a cessé d’être un idéal lointain ou une utopie hors de portée, pour devenir une possibilité réalisable. Et ce fut une réalité aux effets contagieux. La révolution d’Octobre a contribué à bien d’autres révolutions et elle fut la source d’inspiration de dizaines de mouvements de libération partout dans le monde. Dans bien d’autres pays l’Union soviétique représentait un appui solide à la création et au développement de partis communistes. Quarante ans après l’assaut du palais d’Hiver, un tiers de l’humanité vivait dans un pays socialiste (12).

A leur tour, l’existence et le succès des partis communistes dans le monde ont exercé une pression sur les rapports de force dans la politique. Ainsi, dans la crainte du succès des partis communistes, employeurs et partis politiques traditionnels se montraient enclins à faire de grandes concessions sur le plan social. Il suffit d’évoquer notre propre pays, la Belgique, après chacune des deux guerre mondiales. Des victoires importantes de la classe ouvrière des démocraties occidentales, comme le suffrage universel, la reconnaissance des syndicats, la mise en place de la concertation sociale et de la sécurité sociale ont été remportées notamment grâce à l’existence des partis communistes et à la peur qu’ils suscitaient auprès de employeurs et des partis traditionnels.

Enfin l’Union soviétique a eu une importance capitale lors de deux événements centraux du vingtième siècle : la victoire sur le fascisme et l‘effondrement du système colonial. Dans presque tous les pays occupés pendant la Deuxième Guerre mondiale, les partis communistes ont joué un rôle de premier plan dans la résistance au fascisme. Trois quarts des pertes allemandes durant la Deuxième Guerre mondiale sont le fait de l’Armée rouge. Sans ces pertes l’Europe aurait sans doute eu à subir le joug fasciste pendant des lustres (13). L’Union soviétique a aussi joué un rôle important dans la décolonisation. Bien des pays postcoloniaux désireux de suivre un chemin souverain vis à vis du monde occidental ont pu compter sur le soutien économique, technologique et militaire de Moscou, soutien souvent indispensable à leur survie.

 

Evaluation

Le poids de l’Histoire

Toute grande révolution est largement en avance sur son temps. Les grandes révolutions font avancer des principes qui signifient un progrès par rapport aux phases historiques précédentes. C’est pourquoi elles réussissent à éveiller beaucoup d’enthousiasme et à passionner de grands groupes de gens même bien longtemps après. Mais la réalisation des objectifs de telles révolutions n’est généralement pas chose facile. Le poids de l’Histoire est plus lourd que le plomb.

Ainsi la Révolution française a fait des droits politiques et du principe d’égalité un acquis définitif. Néanmoins la révolution en elle-même a mené à la Terreur et à l’introduction de la guillotine, à l’interdiction de toute possibilité de syndicats ou de grève ainsi qu’aux guerres impérialistes de conquête menées par Napoléon – qui ont coûté 3,5 millions de vies (14). Il n’empêche que la Révolution française reste à juste titre un jalon important dans l’histoire mondiale. C’est à cette lumière qu’il faut voir et juger la révolution d’Octobre.

Lénine, le maître d’œuvre de la révolution d’Octobre, était parfaitement conscient du fait que la réalisation des idéaux révolutionnaires ne serait pas facile, mais en même temps, que la révolution constituait un pas important dans l’Histoire : “La première victoire n’est pas encore la victoire finale. Avec la révolution d’Octobre nous avons remporté cette victoire en dépit d’incroyables difficultés et de privations, au prix de souffrances inouïes. Elle s’est aussi accompagnée de sérieux revers et de fautes de notre côté. Mais nous avons posé le premier jalon. Quand, à quelle date et à quelle période et dans quel pays les ouvriers vont-ils achever ce processus, cela n’a pas d’importance. L’essentiel c’est que la glace est brisée, que la voie est ouverte et que la direction est indiquée” (15).

 

Echec ou petit miracle

Selon une opinion courante, la révolution d’Octobre démontre que le communisme ne fonctionne pas, que c’est un échec. C’est la vision des vainqueurs, qui ne tient absolument aucun compte des circonstances dans lesquelles la révolution a dû se déployer. Selon les architectes du marxisme une société socialiste prospérerait le mieux dans les zones les plus industrialisées du monde. Sa viabilité exigeait en outre qu’une révolution socialiste ait lieu simultanément dans différents pays. En Union soviétique aucune des deux conditions n’était remplie : le pays était seul et devait construire le socialisme sur la base d’une économie principalement agraire.

Par ailleurs les puissances impérialistes ont tout fait pour affaiblir la révolution et la détruire. Elles ont envahi le pays à plusieurs reprises et lui ont imposé un embargo économique et technologique. A la fin des années ‘30 elles ont encouragé l’Allemagne nazie à se tourner contre l’Union soviétique dans l’espoir que les deux pays s’épuisent et s’anéantissent mutuellement (16). Les guerres et guerres civiles qui ont tourmenté le pays les 30 premières années n’ont pas seulement provoqué une saignée économique mais elles ont aussi privé la direction politique de cadres compétents et expérimentés. A partir des années ‘50, avec une économie complètement à terre, le pays fut en outre confronté à une course aux armements nucléaires pratiquement hors de prix.

Dans ces circonstances périlleuses c’est un petit miracle que la révolution d’Octobre y soit arrivée et plus encore que l’Union soviétique ait tenu bon pendant 70 ans. Dans ce contexte on doit plutôt décrire l’ensemble du processus comme un tour de force au lieu de le qualifier d’échec.

En tout cas une petite majorité des habitants de l’ancienne Union soviétique ne voit pas la révolution d’Octobre comme un échec. Vingt ans après la chute du Mur de Berlin, 54% considéraient le communisme comme positif. Parmi les Allemands de l’Est, 57% disent que la RDA avait davantage de bons que de mauvais côtés, et 23% seulement des Tchèques trouvent qu’ils ont à présent une vie meilleure. Aujourd’hui 55% des Russes regrettent la chute de l’Union soviétique (17).

 

Des fautes capitales

Que ce fût un tour de force ne signifie pas qu’aucune faute capitale n’ait été commise. Le système soviétique n’est pas tombé à la suite d’une action ou d’une intervention extérieure. Il a implosé de l’intérieur, à cause d’une accumulation de problèmes, de pénuries et de décisions erronées.

  1. Le déficit démocratique. Le choix de l’industrie lourde se justifiait par des raisons de sécurité, mais ce fut au prix de la consommation individuelle. Ce genre de choix nécessite une base large, ce qui veut dire qu’il faut être suivi par une grande majorité conscientisée et que la population soit impliquée dans la prise de décision. Ce ne fut certainement pas toujours le cas. Les mesures ont souvent été prises de manière autoritaire et répressive. Surtout à partir de la seconde moitié des années ‘30, la répression a parfois totalement dégénéré, ce qui a fortement mis à l’épreuve la confiance de la population dans ses dirigeants. Le système offrait au citoyen soviétique une sécurité sociale forte mais par ailleurs une consommation médiocre, surtout quand on la comparait à celle de l’ouest. Tout cela provoquait un sentiment général d’indifférence et d’aliénation. Les ouvriers ne se sentaient aucunement “propriétaires” de leurs moyens de production et ils étaient peu disposés à travailler plus dur ou de manière plus productive. C’est surtout à partir des années ‘70 que le phénomène prit des proportions importantes.
  2. La bureaucratisation. La mise en œuvre du socialisme requiert un degré élevé de conscience politique et de participation de la population. Ce sont là deux missions importantes pour le parti communiste. Mais le déficit démocratique a métamorphosé le parti en une élite bureaucratisée qui était de moins en moins en contact avec la population ordinaire. Les organisations de masse sont peu à peu devenues des courroies de transmission du parti, perdant leur âme et leur force d’attraction auprès de la population. Le parti y a perdu beaucoup de son crédit. Il a de moins en moins réussi à susciter la créativité et la participation de larges strates de la population pour continuer à développer le socialisme. La démocratie interne du parti s’est vidée de sa substance. L’autosatisfaction et le laxisme se sont développés. Chez les cadres le carriérisme a augmenté et la qualité a diminué.
  3. Le modèle économique. Le modèle économique fut particulièrement efficace pour sortir rapidement le pays du sous-développement. Pour la phase suivante, il fallait ajuster ce modèle et l’actualiser, et c’est là qu’on n’a pas réussi. Les progrès technologiques et scientifiques ont été impressionnants, mais ils ne se sont pas traduits par un bond en avant économique. Sur le plan de la consommation et de l’agriculture, la croissance est restée en dessous du niveau requis. Le modèle était excellent pour un développement extensif (croissance quantitative, davantage des mêmes choses) mais non pour un développement intensif (croissance qualitative basée sur une meilleure productivité).

D’un côté on a sans doute importé trop et trop facilement d’éléments du marché. De l’autre, toute l’économie a été étatisée jusqu’à la plus minime prestation de services. Le degré de centralisation a été très poussé, ce qui était utile en temps de guerre mais inutile en temps de paix. On a aussi supprimé bien trop vite des stimulants matériels (18).

  1. Faiblesses théoriques. La révolution d’Octobre fut la première tentative à grande échelle pour élaborer une société socialiste. Il n’existait pas de schéma directeur indiquant vers où aller, ni de scénario détaillé sur les moyens d’y arriver. La théorie révolutionnaire n’est pas un livre de recettes élaboré, achevé, mais la synthèse de la pratique et des expériences révolutionnaires. C’est donc un “work in progress”. C’est là que réside l’erreur : la théorie produite dans la phase du début a assez vite été canonisée et clôturée. Après la période initiale il ne fut pas ou plus question de développer créativement ni d’enrichir la théorie révolutionnaire.

Par ailleurs un certain nombre de conceptions étaient erronées, nous allons en citer quelques-unes. D’une part il y a eu surévaluation des possibilités propres et sous-estimation du caractère long et complexe de la phase de transition entre capitalisme et communisme. D’autre part il y a eu méconnaissance de la capacité de résilience du capitalisme. Trop peu d’importance fut accordée au combat des idées, à la culture, à la religion etc.

  1. La scission du mouvement communiste international. Après la Première Guerre mondiale, un tiers de l’humanité vivait dans un pays socialiste, beaucoup de germes socialistes étaient déjà présents dans bien des pays du tiers monde et le communisme jouissait d’un prestige inégalé. L’unité entre les pays communistes était un facteur de puissance sur la scène internationale et offrait par ailleurs aux partis communistes du monde entier un excellent forum pour l’échange et l’enrichissement de visions et de conceptions. Mais à la fin des années ‘50 l’accentuation des différences politico-idéologiques entraîna une rupture et même une animosité entre la Chine et l’Union soviétique. Ce fut un coup dur pour le mouvement communiste mondial et pour toutes les forces progressistes internationales. Ce fut aussi un cadeau du ciel pour les USA qui, sous Nixon, surent se montrer beaucoup plus pragmatiques (19).

Chacune de ces lacunes fut un manquement ou un faux pas important. Jointes à des circonstances difficiles, elles ont contribué à l’implosion du système soviétique à la fin des années ‘80. Ce n’étaient pourtant pas des problèmes insurmontables. Aux pires moments, la population soviétique a su faire preuve de résilience et de motivation pour venir à bout des problèmes. Ainsi par exemple au cours de la guerre contre l’Allemagne nazie et lors de la reconstruction du pays après la Deuxième Guerre mondiale. Dans les années ‘80 Gorbatchev a entamé des réformes draconiennes qui ont dérapé et entraîné la fin de l’Union soviétique. Peut-être était-il trop tard pour pouvoir encore remettre de l’ordre.

Les leçons de l’Histoire

Selon Marx et Engels, le socialisme est le résultat de l’aggravation des contradictions au sein du capitalisme. L’expérience soviétique nous enseigne au moins trois choses à ce propos. Premièrement, qu’une société socialiste porte en soi un très fort potentiel pour surmonter les calamités du capitalisme, tant sur le plan social et économique que par rapport aux relations fraternelles entre les pays.

La seconde leçon est que ce potentiel ne se réalise pas automatiquement une fois que la société a choisi la voie socialiste. Des circonstances difficiles et de mauvaises décisions peuvent gâter la sauce. Le chemin du socialisme est complexe et de longue haleine, il n’est pas irréversible.

Si on pense que le socialisme pourrait s’implanter rapidement, il suffit pourtant de regarder l’histoire du capitalisme. Son implantation a pris des siècles, avec des hauts et des bas (20). Pour nombre d’auteurs, l’éclatement de l’Union soviétique fut la preuve de l’échec du projet de société socialiste/communiste. Le politologue américain Fukuyama parla même de “fin de l’Histoire” puisqu’il était donc définitivement prouvé que le capitalisme néolibéral était la meilleure forme de société.

Mais depuis la crise économique de 2008, de plus en plus de gens sont convaincus que le capitalisme néolibéral est tout sauf la meilleure forme de société. Depuis, la pensée sociale critique de gauche effectue un puissant retour, tant sous sa forme modérée (écologie sociétale) que plus radicale (socialiste/communiste). Pour convertir ces idées en réalisations concrètes, peut-être avons-nous besoin d’une nouvelle “révolution d’Octobre” ?

 

Traduction du néerlandais : Anne Meert pour Investig’Action

Source: Investig’Action

 

Bibliographie succincte

Aust M., ‘Die Russische Revolution. Vom Zarenreich zum Sowjetimperium’, Munich 2017
Frantzen D., ‘Van Revolutie tot Perestrojka’, Bruxelles 1994
Hartmann C., ‘Unternehmen Barbarossa. Der deutsche Krieg im Osten 1941–1945’, Munich 2011
Haumann H. (ed.), ‘Die Russische Revolution 1917’, Cologne 2016
Hobsbawm E., ‘L’Âge des extrêmes, histoire du court XXe siècle 1914-1991’, Le Monde Diplomatique -Editions Complexe, 1999
Reed J., Dix jours qui ébranlèrent le monde , Points 2017
Rodríguez García J., ‘El derrumbe del socialismo en Europa’, La Havane 2016
Soete L., ‘Het Sovjet-Duitse niet-aanvalspact van 23 augustus 1939’, Berchem 1989
Vanden Berghe Y., ‘Het grote misverstand. Een geschiedenis van de Koude Oorlog (1917-1990)’, Louvain 1987

 

Notes

(1) Le titre de cet article renvoie à l’un des premiers livres sur la révolution d’Octobre. : ‘Dix jours qui ébranlèrent le monde’ du journaliste américain John Reed, paru en 1919. Aujourd’hui encore, ce livre est considéré comme l’un des documents journalistiques les plus importants du vingtième siècle. John Reed, ‘‘Dix jours qui ébranlèrent le monde’, Edition République des lettres, Paris 2017.

(2) La révolution d’Octobre en novembre ? En 1582 la plupart des pays européens passèrent au calendrier grégorien, sauf la Russie et le gigantesque empire des tsars. Celui-ci conserva le calendrier julien jusqu’au 1er février 1918. Ce jour-là, la Russie est passée au 14 février. Au vingtième siècle la différence entre les deux calendriers était de 13 jours. La révolution d’Octobre, datée du 25 octobre, a donc eu lieu le 7 novembre pour la plupart des autres pays.

(3) Frantzen D., ‘Van Revolutie tot Perestrojka’, Bruxelles 1994, p. 29; Maddison A., Contours of the World Economy, 1-2030 AD, New York 2007, p. 382.

(4) En 1920, après la guerre et l’invasion militaire puis la guerre civile qui s’ensuivirent, la production industrielle était tombée à 20% du niveau de 1913 et la production alimentaire à 60%. Suite à la Deuxième Guerre mondiale, la population était passée de 194 à 170 millions. 30.000 usines étaient détruites. La production agricole avait diminué de moitié et 1.710 villes et 30.000 villages étaient largement ou totalement détruits. En termes de développement économique, cette guerre représente un recul de neuf années. Frantzen D., ‘Van Revolutie tot Perestrojka’, p. 59; Vanden Berghe Y., ‘Het grote misverstand. Een geschiedenis van de Koude Oorlog (1917-1990)’, Louvain 1987, p. 66; Rodríguez García J., ‘El derrumbe del socialismo en Europa’, La Havane 2016, p. 17.

(5) Kennedy P., ‘De wisselkoers van de macht. De economische en militaire opkomst en neergang van de grote mogendheden tussen 1500 en 2000’, p. 336.

(6) Les dépenses militaires en pourcentage du PNB sont passées de 3,4% en 1933 à 33% en 1940. Dans les années ‘50 elles montèrent de nouveau à 24%. Nove A., ‘An economic history of the U.S.S.R., 1917-1991’, Londres 1992, p. 230 et 328.

(7) Il s’agit ici de ce qu’on appelait la collectivisation. Pour pouvoir financer les investissements dans l’industrie lourde on comptait sur les surplus agricoles. Et pour pouvoir obtenir ces surplus, l’agriculture fut collectivisée, ce qui mécontenta principalement les paysans moyens, les ‘koulaks’, qui boycottèrent le processus. Selon les sources – pas toujours fiables en raison de la guerre froide – cela coûta la vie à des dizaines de milliers voire à des millions de personnes.

(8) Les Allemands de l’Ouest avaient presque quatre fois plus de biens de consommation que les citoyens soviétiques et 2,3 fois plus que les Allemands de l’Est. Les Wessies avaient proportionnellement six fois autant de voitures que les Ossies. Frantzen D., ‘Van Revolutie tot Perestrojka’, p. 193.

(9) Le reste du monde a connu à cette époque une croissance économique de 240%, l’Union soviétique 375%. L’Amérique latine connaissait en 1917 un PNB similaire par habitant à l’Union soviétique. La région a enregistré une croissance de 251% pendant cette période. Maddison A., The World Economy. A Millennial Perspective, OCDE 2001, http://aprendeenlinea.udea.edu.co/lms/moodle/file.php/554/NUEVO_CURSO_DE_HE_V7/clases/MADISON-A-_The_world_economy_a_millennial_perspective.pdf , p. 264 et 330.

(10) http://u.demog.berkeley.edu/~andrew/1918/figure2.html

(11) Vincente Navarro, ‘Has socialism failed ? An analysis of health indicators under socialism’, International Journal of Health. Services, Volume 22, Number 4, p. 583-601, 1992; http://journals.sagepub.com/doi/abs/10.2190/B2TP-3R5M-Q7UP-DUA2

(12) Hobsbawm E., ‘L’Âge des extrêmes, histoire du court XXe siècle 1914-1991.

(13) Tharoor I., ‘How the Soviet Union helped save the world from Hitler during World War II’, The Independent 9 mai 2016, http://www.independent.co.uk/news/world/the-soviet-union-helped-save-the-world-from-hitler-a7020926.html ; https://en.wikipedia.org/wiki/World_War_II_casualties

(14) Pendant la période entre 1792 et 1794, dite de “la Terreur”, les dirigeants révolutionnaires ont mené une lutte implacable contre toutes les forces qui menaçaient la révolution. Des dizaines de milliers de personnes furent assassinées. L’ambiance sanglante de cette période ressort de la Marseillaise. C’est le chant des révolutionnaires entrant dans Paris, qui devint plus tard l’hymne national de la France. Le refrain dit : “Aux armes citoyens ! Formez vos bataillons ! Marchons, marchons, Qu’un sang impur abreuve nos sillons”. https://fr.wikipedia.org/wiki/Terreur https://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_Le_Chapelier https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerres_napol%C3%A9oniennes https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Marseillaise

(15) Lenin, ‘Fourth Anniversary of the October Revolution’, https://www.marxists.org/archive/lenin/works/1921/oct/14.htm.

(16) C’était la ligne suivie tant en Grande-Bretagne qu’en France. Le cordon n’a pas été coupé entre l’Allemagne nazie et les capitaux internationaux, et vers la fin des années ‘30 les investissements étrangers ont même augmenté en Allemagne. Soete L., ‘Het Sovjet-Duitse niet-aanvalspact van 23 août 1939’, Berchem 1989, p. 98-110.

(17) 54% : concerne les anciens habitants du Bloc de l’Est. C’est une moyenne. Dans certains pays les chiffres sont plus élevés. Un peu plus de 60% des Bulgares trouvent le régime communiste meilleur que l’actuel, chez les Roumains c’est 63%, chez les Hongrois 72%, chez les Biélorusses 78%, chez les Serbes 81% et chez les Ukrainiens 90%. Bonstein J., ‘Majority of Eastern Germans Feel Life Better under Communism’, Der Spiegel 3 juillet 2009; http://www.spiegel.de/international/germany/homesick-for-a-dictatorship-majority-of-eastern-germans-feel-life-better-under-communism-a-634122.html ; Pew Research Center, ‘Russia: Public Backs Putin, Crimea’s Secession’, 8 mai 2014, http://www.pewglobal.org/2014/05/08/chapter-3-russia-public-backs-putin-crimeas-secession/ ; Pew Research Center, ‘Hungary: Better Off Under Communism?’, 28 avril 2010, http://www.pewresearch.org/fact-tank/2010/04/28/hungary-better-off-under-communism/ ; Mudeva A., ‘SPECIAL REPORT: In eastern Europe, people pine for socialism’, Reuters 8 novembre 2009, http://www.reuters.com/article/us-communism-nostalgia/special-report-in-eastern-europe-people-pine-for-socialism-idUSTRE5A701320091108 ; Biray K, ‘Communist nostalgia in Eastern Europe: longing for the past’ OpenDemocracy 10 Novembre 2015, https://www.opendemocracy.net/can-europe-make-it/kurt-biray/communist-nostalgia-in-eastern-europe-longing-for-past ; ‘Poll: Many Czechs say they had better life under Communism’, Prague Monitor 21 novembre 2011, http://archive.is/bFYoy#selection-155.0-155.58 ; Dragomir E., ‘In Romania, Opinion Polls Show Nostalgia for Communism’, Balkaninsight 2011, http://www.balkanalysis.com/romania/2011/12/27/in-romania-opinion-polls-show-nostalgia-for-communism/ ; ‘Serbia Poll: Life Was Better Under Tito’, Balkaninsight 24 december 2010, http://www.balkaninsight.com/en/article/for-simon-poll-serbians-unsure-who-runs-their-country .

(18) Marx avait prévu une phase intermédiaire dans le développement vers le communisme : le socialisme. Dans la phase socialiste les stimulants matériels jouent encore un rôle important, dans le communisme ils sont abandonnés. Ou, comme le formulait Marx : dans le communisme chacun reçoit “selon ses besoins”, dans le socialisme il y avait encore place pour l’inégalité et donc pour un salaire selon travail. Marx K., ‘Critique du programme de Gotha’, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1875/05/18750500.htm .

(19) En 1969 les tensions entre la Chine et l’Union soviétique s’intensifièrent. Le président Nixon en joua habilement et chercha à se rapprocher de la Chine. Il réussit ainsi à diviser encore davantage le camp communiste et il se trouva renforcé vis-à-vis de Moscou. Ce qui pouvait être utile dans la guerre contre le Vietnam.

(20) Les premières tentatives datent d’il y a quelque 500 ans déjà dans des cités-Etats italiennes, mais elles échouèrent. Arrighi G., ‘The Long Twentieth Century. Money, Power and the Origins of Our Times’, Londres 1994, p. 109-126

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