Au Venezuela, « l’information c’est comme l’eau : un bien public »

Negro Primero fait battre le cœur du quartier : la radio accueille les débats des conseils communaux, promeut les formations autogérées, la lutte pour venir à bout du narcotrafic, et produit un petit journal créé dans le même esprit communautaire. «Notre travail est journalistique, mais aucun d’entre nous n’est journaliste, explique-t-on ici. Nous sommes issus des luttes sociales, nous apprenons à gérer ces moyens de communication et à démocratiser leur utilisation, nous les concevons comme un instrument de transformation de la société».

Investig’Action vous fait découvrir un passage du livre-enquête de Geraldina Colotti « Des Taupes à Caracas » (Editions du Cerisier) 

 

Une jeune femme arrive pour le cours de panification : le collectif radiophonique fait aussi du pain. «Dans ce pays, commente Ilaria, il y a aussi une révolution alimentaire en cours, quoique bien plus lente. Le proceso a permis aux classes populaires de consommer de la viande, mais ce n’est pas bon d’en manger trop, ce n’est pas une alimentation saine, il y a donc une volonté de fournir à tous une bonne orientation nutritionnelle».

Negro Primero existe depuis neuf ans, c’est l’une des radios libres (ici on les appelle radios communautaires) qui donnent vie au changement vénézuélien et font office d’amplificateur sur le territoire. Le collectif est membre de l’ANMCLA, l’Association nationale de médias communautaires, libres et alternatifs, l’un des réseaux créés pour défendre les intérêts de l’information du bas vers le haut. D’autres télévisions communautaires qui en font partie ont progressivement élargi leur champ d’action des quartiers de la capitale à d’autres régions du pays. C’est le cas de Catia TV, dont la devise est «Ne regarde pas la télévision, fais-la», et celui d’Ávila TV.

Les bureaux d’Ávila resplendissent de luminaires, de grands miroirs et de jolies femmes comme Vanessa Delgado, médiactiviste de la première heure : «Ávila, explique-t-elle, est née de l’idée de donner en priorité de l’espace aux femmes et aux très jeunes. Même si on dit cameraman, ici il n’y a que des femmes derrière la caméra, tout comme à la production ou à la présentation des émissions. Ces années de révolution ont été pénibles, mais nous avons beaucoup obtenu. Et nous avons de très nombreuses lois pour nous protéger».

Le directeur, par contre, est un homme, Vladimir Sosa. La structure existe depuis 2005, propose trente-huit programmes et offre du travail à environ quatre cents personnes. Vanessa, qui n’est pas journaliste professionnelle, touche trois mille deux cents bolívars (un peu plus du double du salaire minimum qui, jusqu’en mai 2012, s’élevait à mille cinq cent quarante-huit bolívars), d’autres gagnent un peu plus.

«Nous avons commencé sous le signe de la guérilla communicative, pour que les gens apprennent à transmettre leur propre réalité avec leurs propres moyens, explique la médiactiviste; c’était notre “pourquoi”, et il fallait simplement savoir “où”, “comment”, “quand”, et l’exprimer. Nous ne voulions pas faire de journalisme en costume-cravate».

C’est dans cet esprit que Vanessa a choisi de s’occuper principalement de sujets peu commodes, comme la prison. Elle a organisé des cours de médiactivisme dans les prisons et conçu un programme très suivi intitulé Cambiando bicha per cámara (la caméra plutôt qu’une arme). Son visage s’éclaire quand elle parle de ses amis malandros (les malandrins) : «Si tu savais combien de gens s’en sont sortis ces dernières années, dit-elle, grâce à ce type de contact et aux formations!»

Et pourtant, selon Vanessa, avec le temps et le flux des financements, Ávila «a perdu un peu de son esprit initial». Pour sortir de la crise, «il faut retourner faire du bruit dans les quartiers. La droite est agressive et sournoise, elle cherche à imiter, à d’autres fins, nos modalités de travail. Nous devons nous protéger des comportements bureaucrates et ministériels, rester proches du peuple et innover». Pour cela, un groupe de médiactivistes membre de l’ANMCLA encourage un autre média de quartier, Barrio TV. «L’information bourgeoise tend à la concentration et au monopole, affirme Vanessa, tandis que nous favorisons la pluralité et la multiplication des projets alternatifs».

À Barquisimeto, dans l’État de Lara, en haut d’une colline verdoyante, se trouve le siège de Rádio Ondas de El Cercado. Une pièce d’une résidence privée a été mise à disposition par un habitant du quartier. À l’entrée, des prospectus, livres, affiches et calendriers, un tableau indiquant les horaires des formations.

À l’intérieur, Rider Molina, le directeur de quarante-cinq ans, s’affaire entre son clavier et les micros.

«Chez ANMCLA, ce sont des amis, on travaille sur le même projet, mais ils sont un peu anarchistes, dit-il, ils soutiennent le proceso, mais ne sont pas avares de critiques. Moi je crois à la communication militante. Si l’on me dit que l’information doit être neutre, je réponds que c’est un mensonge. Si l’on me demande si je suis chaviste, je réponds : oui, profondément. Mais je suis pour la confrontation avec l’opposition, sinon on ne grandit pas. Il faut ouvrir des espaces de dialogue, on ne peut pas réitérer les erreurs qu’ils ont commises avec nous».

Cette structure fait partie d’un autre réseau, le Circuit des médias communautaires de l’État de Lara. Elle est née du cercle bolivarien Ana Soto et s’est constituée après le coup d’État de 2002. Molina, de religion évangélique, explique que ce sont surtout des hommes qui travaillent à la radio et que la structure est «encore trop verticale, mais [qu’]elle va bientôt changer, grâce à une direction collective».

Il raconte qu’il a commencé à faire de la politique pendant les consultations populaires relatives à la nouvelle Constitution, juste après l’arrivée au pouvoir de Chávez. Il se rappelle avec fierté les moments où les habitants sont venus défendre la radio «contre les agressions fascistes», les sabotages nocturnes «qui nous avaient mis en danger de mort». Une fois, en période électorale, «l’opposition avait décidé d’occuper la radio, mais des jeunes qui travaillent en mototaxi l’ont su et ont prévenu tout le monde. En quelques minutes, quarante personnes avaient accouru. Nous avons une grande capacité de riposte. L’information, conclut-il, c’est comme l’eau : un bien public».

En descendant la colline en voiture, nous nous perdons sur une route secondaire. Deux jeunes en mototaxi nous rattrapent à toute vitesse et arrivent à notre hauteur. En l’échange de quelques pièces, ils acceptent de nous mener à destination.

 

Source : extrait de l’ouvrage de Geraldina Colotti “Des taupes à Caracas”, Editions du Cerisier

 

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