Adieu « Liberté et Démocratie » – Bonjour « Ordre international fondé sur les règles »

La bannière et l’appel au clairon des pays occidentaux et leur légitimité revendiquée – en particulier lorsqu’ils s’engagent dans des guerres illégitimes et des coups d’État – étaient autrefois « la liberté et la démocratie » : le cadeau précieux qu’ils offraient généreusement et sans compter à un monde arriéré – ou un monde prétendument pris dans les « chaînes du socialisme/communisme ». « Radio Free Europe », par exemple, diffusait la propagande libérale occidentale, principalement contre les pays de l’ancienne Union soviétique.

 

L’organisation « Freedom House », dont le siège est à Washington, et qui se veut indépendante, emploie environ 150 personnes à son siège et dans des « bureaux extérieurs » dans le monde entier. Son président est Michael J. Abramowitz qui, avant de rejoindre Freedom House en 2017, était directeur de l’Institut Lévine pour l’enseignement de l’Holocauste du musée du Mémorial de l’Holocauste des États-Unis. Avant cela, il a été rédacteur en chef national puis correspondant à la Maison Blanche du Washington Post. Il est membre du Conseil des relations étrangères et ancien membre du German Marshall Fund et de la Hoover Institution. Il est également membre du comité directeur de l’association National Security Archive. Le conseil des administrateurs est présidé par Michael Chertoff, secrétaire à la Sécurité intérieure sous George W. Bush et co-auteur du Patriot Act.

 

 

Depuis 1972, Freedom House, dont le site Internet bénéficie du chaleureux soutien de Francis Fukuyama – pas moins –, a publié chaque année une carte mondiale de « La liberté dans le monde », qui divise celui-ci entre pays « libres », « partiellement libres » et « non libres ». Les prétendus pays « libres » sont en vert, les « partiellement libres » dans une sorte de jaune sale et les « non libres » en bleu.  

Son analyse de la « liberté » couvre « le processus électoral, le pluralisme et la participation politiques, le fonctionnement du gouvernement, la liberté d’expression et de croyance, les droits d’association et d’organisation, l’État de droit, l’autonomie personnelle et les droits individuels ». Le mot « démocratie » n’est pas utilisé dans le système d’évaluation ni n’est défini nulle part, mais l’analyse de 2019 est intitulée « Démocratie en crise ».

 

Selon Freedom House, en 2018, 45% du monde (par pays) ou 39% (de la population) étaient « libres », 30% (pays) ou 24% (population) étaient « partiellement libres » et 25% respectivement 37% étaient « non libres ». Les pays sont notés selon un système de points de pourcentage. La Suède, qui s’est associée l’an dernier aux « jeux de guerre » de l’OTAN – bien qu’elle n’en soit pas membre – reçoit 100 points, le Canada 100, l’Uruguay 98, le Chili et le Royaume-Uni 94, la France 90 points totalement immérités, les États-Unis 86 et Israël 79 points irréels. En revanche, la Chine obtient 14 points, l’Iran 17 et la Russie à peine 20, tandis que le Tibet et la Syrie sont gratifiés de 1 point chacun (là, aucun préjugé). De manière presque incroyable, l’Ukraine obtient 62 points – ce qui lui permet d’être qualifiée de « partiellement libre » ! Très curieusement, la section FAQ n’est accessible qu’en deux langues – l’anglais et l’ukrainien !  

Je soupçonne que la déclaration du président de Freedom House, Michael J. Abramowitz, selon laquelle « il y a un quart de siècle, à la fin de la guerre froide, il semblait que le totalitarisme avait enfin été vaincu et que la démocratie libérale avait gagné la grande bataille idéologique du XXe siècle », provoque des sourires ironiques, voire une grande colère, chez de nombreux lecteurs. Abramowitz fait référence, comme on peut s’y attendre, à « la monté de dirigeants populistes qui font appel aux sentiments anti-immigrants et qui bafouent les libertés civiles et politiques » et décrit « le nouvel arrivé Emmanuel Macron » comme un « centriste » qui a gagné « habilement » (intéressant choix des mots !) la présidence française.

Tristement prévisible est son commentaire sur la Chine et la Russie, qu’il qualifie de « principales autocraties dans le monde » et dont il affirme qu’elles « ont saisi l’occasion non seulement d’intensifier la répression intérieure mais aussi d’exporter leur influence maligne dans d’autres pays, qui copient de plus en plus leur comportement et adoptent leur dédain pour la démocratie »  (c’est nous qui soulignons ; aucune mention du « dédain massif pour la démocratie » aux États-Unis, en Grande-Bretagne et dans de nombreux pays de l’Union européenne).  

Selon Abramowitz, « les gouvernements démocratiques permettent aux gens de les aider à instaurer les règles auxquelles tous doivent adhérer et ont leur mot à dire quant à la direction de leur vie et de leur travail ! » Si c’était vrai, il y aurait beaucoup de démocratie directe dans tous ces pays « libres ». Il est vrai qu’il y a un peu de « démocratie directe », par exemple des initiatives et des référendums populaires, dans quelques États des États-Unis et dans quelques pays européens – la Suisse étant de loin le meilleur exemple, suivie par l’Allemagne aux niveaux régional et local, grâce aux efforts réalisés depuis des décennies par son organisation phare en la matière, « Mehr Demokraie », qui tente d’instaurer aussi des droits démocratiques directs au niveau national – ce qui permettrait vraiment au peuple d’« aider à fixer les règles ». La « Loi fondamentale » de l’Allemagne (qui n’a pas de Constitution propre pour des raisons que je ne peux développer ici mais que beaucoup doivent connaître) stipule en fait : « Tout le pouvoir vient du peuple » (Article 20) et « Le pouvoir de l’État est exercé par le peuple lors des élections et des référendums » (c’est nous qui soulignons) – mais les gouvernements successifs ont refusé de promulguer les lois qui permettraient des référendums nationaux, probablement parce qu’ils craignaient le « pouvoir du peuple » qui est le sens littéral du mot « démocratie ».

Compte tenu des développements ultérieurs, le discours de réception du prix Nobel de la paix de Kofi Annan en 2001 prend aujourd’hui une note amère :

 

« Les obstacles à la démocratie ont peu à voir avec la culture ou la religion et beaucoup plus à voir avec le désir de ceux qui détiennent le pouvoir de maintenir leur position à tout prix. Ce phénomène n’est ni nouveau ni confiné en un endroit particulier du monde. Les peuples de toutes les cultures apprécient leur liberté de choix et ressentent le besoin d’avoir leur mot à dire dans les décisions qui affectent leurs vies. »

 

Dans le rapport de l’ONU sur le développement mondial du PNUD, Annan a réaffirmé la vraie nature de la démocratie en ces termes :

 

« La véritable démocratisation ne se limite pas aux élections. La dignité des personnes exige qu’elles soient libres – et capables – de participer à la formation et à la gestion des règles et des institutions qui les gouvernent. »

 

Selon la définition d’Abramovitch, et celle de Kofi Annan, il n’y a aucune véritable démocratie au Royaume-Uni (ce système purement représentatif, qui applique notamment un système électoral désuet et totalement honteux, avec de rares référendums arrangés par le gouvernement qui définit la question, ne constitue pas une forme légitime de démocratie).

On peut aussi se demander, entre parenthèses, qui – sinon les électeurs – « aident à fixer les règles », par exemple en Europe. En juillet 2017, il y avait 11 327 organisations de lobbying enregistrées dans l’UE, employant quelque 82 096 personnes, l’équivalent de 50 327 pleins temps, dont près de 7 000 ont accès au Parlement. En Allemagne, il y a environ huit lobbyistes, représentant des intérêts « extérieurs », pour chaque membre du Parlement national – et les registres de lobby sont volontaires. Seuls sept pays (la France, l’Irlande, la Lituanie, l’Autriche, la Pologne, la Slovénie et le Royaume-Uni) ont adopté des lois sur le lobbying.

Ce qui est extrêmement intéressant et révélateur est l’absence générale de références à « la liberté et la démocratie » de nos prétendus « dirigeants ». Ces mots ont été remplacés dans le vocabulaire politique par l’expression aujourd’hui clairement favorisée d’« ordre international fondé sur les règles », qui n’ont pas tout à fait la même résonance, ou les mêmes connotations, que « la liberté et la démocratie ».

On est obligé de se demander : quel ordre ? Quelles règles ? Si Abramowitz a raison et puisque nous sommes assez privilégiés pour vivre dans un pays qui, si l’on en croit son classement par Freedom House, est presque parfait, nous, le peuple, devons avoir été impliqués dans l’établissement de ces règles. On devrait au moins nous avoir dit ce qu’elles signifient ! Par exemple, que signifie « international » dans ce contexte ? Cela suggère un pacte mondial – mais lorsque le mot est utilisé, il exclut spécifiquement certains pays et régimes dont nous sommes poussés à croire qu’ils ne font pas partie de ce nouvel « ordre » ou qu’ils essaient en effet de le détruire.

Bien que le mot « international » soit souvent pris comme synonyme de « mondial » ou d’« universel », son sens littéral est « entre les nations ». L’ONU a bien sûr promulgué et adopté depuis longtemps toutes sortes de règles « universelles » (les règles de la CPI sur l’agression par exemple), dont beaucoup sont régulièrement bafouées par les pays qui affirment le plus bruyamment être des « démocraties » et observer loyalement « l’ordre international basé sur des règles ».

Mais nous assistons aujourd’hui à la conclusion en Europe d’un nouveau type d’accords littéralement « inter-nationaux », souvent simplement entre deux gouvernements (sans approbation démocratique par les Parlements ou les peuples) et que l’on soupçonne d’être une nouvelle façon de cacher au grand public ce qui se passe réellement en Europe – en particulier la mise en œuvre pas à pas du projet des « États-Unis d’Europe », qui date au moins de 1946.  

Il semble y avoir une hâte excessive à achever la création d’un établissement militaire unifié, qui ne serait pas comptable devant les États-nations individuels qui fournissent leurs forces (et leur infrastructure !) et qui semblerait également inclure une relation beaucoup plus étroite entre les forces militaires et de police.  Cette urgence a-t-elle quelque chose à voir avec le niveau de chaos en Europe et la menace – aujourd’hui concrétisée sous la forme des manifestations des « Gilets jaunes » – de troubles civils et d’une révolte potentiellement généralisée ?

Ainsi la Première ministre Theresa May peut prétendre à la population que le « Brexit » approuvé par une majorité de votants se fera, c’est-à-dire que la Grande-Bretagne « sortira » de l’UE, alors qu’en même temps, et largement en secret ou derrière des portes closes, dans des réunions totalement antidémocratiques, le gouvernement intègre, étape par étape, tout l’établissement militaire britannique à la nouvelle « organisation unifiée de défense européenne ». Le Royaume-Uni entretient des relations spéciales avec la France (et par conséquent avec l’UE). La France et l’Allemagne viennent de signer un nouveau traité – le Traité d’Aix-la-Chapelle –, donc le Royaume-Uni acquiert-il automatiquement une relation spéciale avec l’Allemagne ? Et cette « approche en deux temps » finira-t-elle par lier tous les États qui le désirent (on pourrait imaginer que la Hongrie, peut-être l’Italie et la Grèce aussi, n’y sont pas tellement disposés) dans le « nouvel ordre européen » ?

Dans ma lutte pour comprendre « l’ordre international basé sur des règles », j’ai trouvé cette définition de la RAND Corporation très utile :  

 

« Depuis 1945, les États-Unis ont poursuivi leurs intérêts mondiaux en créant et en maintenant des institutions économiques internationales, des organisations de sécurité bilatérales et régionales et des normes politiques libérales ; ces mécanismes ordonnateurs sont souvent associés collectivement à l’ordre international.

Ces dernières années, des puissances émergentes ont commencé à contester des aspects de cet ordre. Ce rapport fait partie d’un projet intitulé “Building a Sustainable International Order” [Construire un ordre international durable] qui vise à comprendre l’ordre international existant, à évaluer les défis actuels posés à cet ordre et à recommander des politiques américaines futures par rapport à cet ordre.  

Ce rapport est le premier du genre et reflète la tentative de l’équipe du projet de comprendre l’ordre international existant, y compris comment les décideurs étasuniens ont décrit et utilisé l’ordre dans la conduite de leur politique étrangère ainsi que la manière dont les universitaires ont évalué les mécanismes par lesquels l’ordre affecte le comportement des États.  

Lorsqu’on discute des réponses politiques à un ordre international qui se délite, le premier défi est de comprendre ce que nous entendons par ce terme. L’ordre a plusieurs significations dans le contexte de la politique internationale et des ordres spécifiques peuvent prendre de nombreuses formes. Pour les besoins de ce projet, nous concevons l’ordre comme le corpus de règles, normes et institutions qui gouvernent les relations entre les principaux acteurs dans l’environnement international. Un ordre est un modèle stable, structuré de relations entre des États comprenant une combinaison d’éléments, y compris des normes émergentes, des organes de réglementation et des organisations ou régimes politiques internationaux, entre autres. »

– RAND Corporation 2016, Understanding the Current International Order

 

Cette observation plus récente est à la fois perspicace et amusante :

 

« L’ordre international basé sur des règles est contesté, ce qui est assez surprenant, non par les suspects habituels, mais par son principal architecte et garant, les États-Unis », a déclaré Donald Tusk, le président du Conseil de l’Europe, en ouverture du sommet qui s’est tenu à La Malbaie, la pittoresque ville touristique du Québec, sur les rives sur Saint-Laurent.

Le fossé trans-Atlantique s’est manifesté dans un débat en coulisses sur la formulation du traditionnel communiqué à l’issue du sommet. La partie étasunienne s’est opposée à l’inclusion de l’expression « ordre international basé sur des règles », même s’il s’agit d’une expression standard dans de telles déclarations, selon deux personnes informées des débats. Les Européens et les Canadiens s’y opposaient, mais on n’était pas certain que l’administration Trump signerait finalement la déclaration ou resterait seule. »

– NYT June 8, 2018 Michael D. Shear

 

L’« ordre international basé sur des règles » est donc, en réalité, l’expression des « intérêts mondiaux » des États-Unis. D’autres parties, comme le gouvernement britannique et d’autres, peuvent être autorisés à porter le masque de l’Aigle, tout en affirmant être du côté de la justice, de la vérité, des droits de l’homme… et, oui, de la démocratie. Et comme c’est une construction nord-américaine, les États-Unis et leurs alliés peuvent se sentir libres de « l’inventer au fur et à mesure ».

 

 

Traduit par Diane Gilliard pour Investig’Action

Source : https://off-guardian.org/2019/02/02/goodbye-freedom-and-democracy-hello-rules-based-international-order/

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