Acculturation et acculturation

Beaucoup de gens déplorent (par ces temps d’austérité[1]) les désagréments dus au manque d’une vie sociale et culturelle organisée à l’extérieur du Centre « mauvais » dans les périphéries « bonnes » (vues comme des dortoirs sans verdure, sans services, sans autonomie, sans plus de rapports humains réels). C’est un regret rhétorique.

 

S’il y avait en effet ce dont on déplore le manque dans les périphéries, celui-ci serait quand même organisé par le Centre. Ce même Centre[2] qui a, en peu d’années, détruit toutes les cultures périphériques auxquelles -jusqu’à il y a quelques années précisément-était garantie une vie propre, fondamentalement libre, même aux périphéries les plus pauvres et même misérables.

Aucun centralisme fasciste n’a réussi à faire ce qu’a fait le centralisme de la civilisation de la consommation. Le fascisme proposait un modèle, réactionnaire et monumental, qui toutefois demeurait lettre morte. Les diverses cultures particulières (paysannes, sous-prolétaires, ouvrières) continuaient, imperturbablement, de s’uniformiser à leurs anciens modèles: la répression se limitait à obtenir leur adhésion par la parole seulement. Aujourd’hui, au contraire, l’adhésion aux modèles imposés par le Centre, est totale et inconditionnelle. Les modèles culturels réels sont reniés. L’abjuration est accomplie. On peut donc affirmer que la “tolérance” hédoniste voulue par le nouveau pouvoir, est la pire des répressions dans l’histoire de l’humanité. Comment une telle répression a-t-elle pu s’exercer? A travers deux révolutions, internes à l’organisation bourgeoise: la révolution des infrastructures et la révolution du système d’informations. Les routes, la motorisation, etc. ont désormais étroitement uni la périphérie au Centre, abolissant toute distance matérielle. Mais la révolution du système d’informations a été plus radicale et décisive. Au moyen de la télévision, le Centre s’est assimilé et annexé le pays en entier, pays qui était historiquement si différent et riche de cultures originelles. Il a commencé un travail d’homogénéisation destructrice de toute authenticité et de tout caractère concret. C’est-à-dire qu’il a imposé, comme je le disais, ses modèles: les modèles voulus par la nouvelle industrialisation, laquelle ne se contente plus d’un “homme qui consomme “, mais prétend qu’il n’y a pas d’autres idéologies concevables, mise à part l’idéologie de la consommation. Un hédonisme néo-laïc, aveuglément oublieux de toute valeur humaine et aveuglément étranger aux sciences humaines.

La précédente idéologie voulue et imposée par le pouvoir était, comme on le sait, la religion : et le catholicisme, en effet, était formellement l’unique phénomène culturel qui « homogénéisait » les italiens. Désormais celui-ci est en concurrence avec ce nouveau phénomène culturel « homogénéisant » qui est l’hédonisme de masse : et, en tant que concurrent, le nouveau pouvoir a déjà commencé à le liquider depuis quelques années.

Il n’y a en effet rien de religieux dans le modèle du Jeune Homme et de la Jeune Femme proposés et imposés par la télévision. Ceux-là sont deux personnes qui ne valident l’existence de la vie qu’à travers ses biens de consommation (et bien entendu, ils vont encore à la messe le dimanche, en voiture). Les italiens ont accepté avec enthousiasme ce nouveau modèle que la télévision leur impose selon les normes de la Production créatrice de bien-être (ou, mieux, de sortie salutaire de la misère). Ils l’ont accepté : mais sont-il vraiment capables de le réaliser ?

Non. Soit ils le réalisent matériellement, et en partie seulement, en en devenant la caricature, soit ils ne réussissent à le réaliser que dans une mesure tellement infime qu’ils en deviennent les victimes. La frustration ou bien justement l’anxiété névrotique sont désormais des états d’âme collectifs. Par exemple, les sous-prolétaires, jusqu’à il y a quelques années, respectaient la culture et n’avaient pas honte de leur propre ignorance. Bien au contraire, ils étaient fiers de leur propre modèle d’analphabètes qui possédait toutefois le mystère de la réalité. Ils regardaient avec un certain mépris arrogant les « fils à papa », les petit-bourgeois, desquels ils se dissociaient, même quand ils étaient contraints de les servir. Maintenant, bien au contraire, ils commencent à avoir honte de leur propre ignorance : ils ont abjuré leur propre modèle culturel (les plus jeunes ne s’en souviennent même plus, ils l’ont complètement perdu), et le nouveau modèle qu’ils cherchent à imiter ne prescrit pas l’analphabétisme et la grossièreté. Les garçons sous-prolétaires-humiliés-suppriment sur leur carte d’identité le nom de leur métier, pour le remplacer par le qualificatif « étudiant ». Naturellement, depuis qu’ils ont commencé à avoir honte de leur ignorance, ils ont également commencé à mépriser la culture (caractéristique petite-bourgeoise, qu’ils ont rapidement adoptée par mimétisme). En même temps, le garçon petit-bourgeois, en se conformant au modèle « télévisuel »-modèle fondamentalement naturel pour lui, étant donné que c’est sa propre classe qui l’a créé et voulu-devient étrangement grossier et malheureux. Si les sous-prolétaires se sont embourgeoisés, les bourgeois se sont sous-prolétarisés. La culture que ceux-ci produisent, étant donné son caractère technologique et étroitement pragmatique, empêche l’« homme » ancien qui est encore en eux de se développer. C’est ce qui explique qu’il y a en eux une espèce de contraction des facultés intellectuelles et morales.

La responsabilité de la télévision, dans tout cela, est énorme. Certes non en tant que « moyen technique », mais en tant qu’elle constitue en même temps un instrument du pouvoir et un pouvoir. Elle n’est pas seulement un espace par lequel passent des messages, mais elle est un centre élaborateur de messages. C’est l’espace dans lequel se concrétise une mentalité qui autrement on ne saurait où la placer. C’est à travers l’esprit de la télévision que se manifeste concrètement l’esprit du nouveau pouvoir. 

Nul doute (on le voit d’après les résultats) que la télévision soit autoritaire et répressive comme jamais aucun moyen d’information au monde. Le journal fasciste et les écrits sur les granges de slogans mussoliniens font rire : comme (douloureusement) la charrue devant un tracteur. Le fascisme, j’entends le répéter, n’a même pas été fondamentalement capable d’érafler l’âme du peuple italien : le nouveau fascisme, à travers les nouveaux moyens de communication et d’informations (notamment, la télévision, précisément), ne l’a pas seulement éraflée, mais il l’a lacérée, violée, souillée pour toujours…

 

Ecrit par : Pier Paolo Pasolini (1922-1975)

Source : Investig’Action

Source originelle : Publié sur le quotidien italien Corriere della Sera, le 9 décembre 1973.

Traduit de l’italien par : Mohamed Walid Grine, nouvelliste algérien et professeur de traduction à l’Université d’Alger II.

Titre du texte original : Acculturazione e acculturazione.

Notes :

[1] Dans le texte original, Pasolini emploie le terme anglais austerity au lieu du terme italien austerità. (Note du traducteur)

[2] Dans un autre texte intitulé «Lettera aperta a Italo Calvino : P. : quello che rimpiango » ( Lettre ouverte à Italo Calvino : P. : ce que je regrette ) daté du 8 juillet 1974 et publié sur le quotidien « Paese Sera », Pasolini écrit  ceci : « je l’ai dit, et je le répète, que l’acculturation du Centre consumériste, a détruit les diverses cultures du Tiers-Monde (je parle encore sur une échelle mondiale, et me réfère également donc précisément aux cultures du Tiers-Monde, auxquelles les cultures paysannes italiennes ressemblent profondément) : le modèle culturel offert aux italiens (et du reste, à tous les hommes de la planète) est unique. La conformité à tel modèle se trouve avant tout dans le vécu, dans ce qui est existentiel : et donc dans le corps et dans le comportement. C’est là que se vivent les valeurs, pas encore exprimées, de la nouvelle culture de la civilisation de la consommation, c’est-à-dire du nouveau totalitarisme le plus répressif qu’on ait jamais vu. » (Note du traducteur)

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