Retraites : déplacer le débat

L’affaire semble entendue et ne pas souffrir de débat : il y a un problème des retraites. Dans l’introduction de son indispensable livre, L’enjeu des retraites, Bernard Friot revient sur la construction même de ce « problème », et met en évidence la manière très particulière dont il a été posé par le gouvernement pour imposer sa « réforme ». Il nous a semblé particulièrement utile, à la veille de la grande manifestation du 7 septembre, de publier ce texte.

Un problème démographique, d’abord : avec le passage d’un actif pour un retraité à un pour deux d’ici cinquante ans, la question ne serait « ni de droite ni de gauche, mais arithmétique », comme dit Mme Parisot.

Un problème comptable, ensuite : les déficits actuels et surtout prévus seraient tels qu’il faudrait dans l’urgence « sauver le régime par répartition » en réduisant ses prestations, à « compléter » par de la capitalisation.

Un problème moral, enfin : il faudrait rétablir l’« équité intergénérationnelle » car nous serions en train de nous constituer des droits qui obligeront nos enfants à nous payer dans l’avenir des pensions d’un trop fort niveau compte tenu de ce qu’ils pourront produire. Et Mme Parisot n’est pas la seule à nous le dire : les gouvernements successifs de droite et de gauche nous le disent depuis vingt ans, les experts nous le répètent de rapport en rapport, et le consensus est partagé.

C’est précisément le caractère si consensuel de ce discours qui devrait nous alerter. Il y a quelque chose qui cloche dans cette affaire, comme dans une affaire criminelle dont la résolution, rondement menée, laisse perplexe. Des indices ?

Pourquoi ne sauve-t-on pas les retraites de la même manière qu’on a sauvé les banques ?

On vient de sauver les banques en leur donnant de l’argent, beaucoup d’argent d’ailleurs, tandis que, pour « sauver » les retraites, depuis vingt ans on ne fait que leur ôter de l’argent, principalement par le gel du taux des cotisations patronales. N’est-ce pas étrange ? L’hôpital public aussi, on le sauve à coups de fermetures d’établissements et de suppressions de postes, de même qu’on « sauve » les emplois de tant d’entreprises en en supprimant une partie et en réduisant le salaire des restants. Sauver par la saignée : Molière nous a appris à nous méfier de ces dangereux médecins et de leurs prétendus remèdes. D’autant plus qu’il y a trente ans que cette thérapeutique dure et que nous voyons bien que ces sauvetages ne sauvent que les actionnaires.

Un problème qui ne serait ni de droite ni de gauche, mais seulement arithmétique ?

Imaginons le ridicule de Mme Parisot prédisant, en 1900 : un Français sur trois travaille aujourd’hui pour l’agriculture ; or, il n’y en aura plus qu’un sur trente en 2000, donc la famine en France en 2000 est inévitable, ce n’est un constat ni de droite ni de gauche, mais arithmétique. En cinquante ans, la production double avec le même nombre d’actifs, et l’arithmétique de Mme Parisot relève du café du commerce… N’est-ce pas plutôt que son arithmétique est au contraire très politique, et que, pour elle, les gains de productivité doivent continuer indéfiniment à aller aux seuls actionnaires, comme c’est le cas depuis trente ans ? Et ce pour notre plus grand malheur collectif, puisque c’est l’origine des bulles spéculatives que l’on veut nous faire payer au prix fort.

De moins en moins de droits dans un pays de plus en plus riche ?

L’esprit le moins prévenu est troublé par l’espèce de schizophrénie des prévisions, selon leur objet. D’un côté, la révolution informationnelle et les énormes gisements de productivité augurent d’une forte dynamique de long terme, même si la crise actuelle assombrit le moyen terme, et, de l’autre, les droits sociaux doivent être réduits. Au point que l’on inverse le mouvement séculaire du « travailler moins pour gagner plus » : curieusement, il faudrait « travailler plus pour gagner plus ». Où est l’erreur ?

De la capitalisation pour compléter la répartition ?

Là encore, comment ne pas relever que, dans le même discours, un ministre ou un économiste bien en cour peut nous vanter l’effet bénéfique de la répartition dans la crise, reconnaître le côté roulette russe de la capitalisation en matière de pensions… et conclure par la nécessité de réduire la répartition, qui, à l’horizon de 2050, ne devrait plus remplacer le salaire au mieux qu’à hauteur des deux tiers (et cela uniquement à condition de travailler six ans de plus, sinon le taux de remplacement tombe en dessous de 50%), le reste devant relever… de la capitalisation. Cette obstination dans l’irresponsabilité de personnages qui ont pourtant l’air d’être sérieux intrigue.

Pour qui le bonheur et la liberté au travail sont-ils un « problème » ?

Dans notre expérience quotidienne, nous saluons les nouveaux retraités par des félicitations envieuses plus souvent que par des discours de compassion devant le malheur qui les attend. Les voici désormais avec le bonheur d’un salaire à vie et avec la liberté d’activités libérées de la subordination. Car s’ils sont en bonne santé, si leur pension n’est pas trop éloignée de leur salaire d’activité, s’ils ont un réseau social porteur de projets, ils sont actifs. Ce sont ces retraités qui le disent : ils « n’ont jamais autant travaillé », ils « n’ont jamais été aussi heureux de travailler ». Certes, il ne s’agit là que d’une (forte) minorité mais, sur les bientôt quinze millions de retraités, cela fait du monde ! Cela en fait des enfants qui voient leurs grands-parents heureux au travail alors qu’ils constatent que souvent leurs parents, eux, le vivent partagés entre l’amertume, l’angoisse et la rage.

Et si la réforme des pensions avait à voir avec cette expérience contradictoire du bonheur et du malheur au travail ? Si l’expérience de ce bonheur et de cette liberté au travail des retraités, parce qu’ils sont libérés des employeurs et des actionnaires, était reprise et érigée en revendication politique majeure ? Ne trouvez-vous pas très curieux que la retraite, qui constitue sans doute la plus grande réussite sociale des dernières décennies, ne soit objet de débat public que sur le registre négatif du « problème » ? Quand ceux qui nous dirigent font de notre bonheur un problème, est-ce un problème pour nous ou pour eux ? Et qu’avons-nous à gagner à partager leur diagnostic ?

Justice pour nos enfants ?

Si l’on en croit le consensus réformateur, une retraitée qui peut exercer ses fonctions d’élue municipale grâce à sa pension de 1200 euros par mois, un retraité qui peut produire des fruits, des légumes et des fleurs en cultivant son jardin grâce à sa pension de 1600 euros par mois seraient des improductifs qui ponctionnent 2800 euros sur notre richesse commune ! Alors qu’un publicitaire payé dix fois plus pour concevoir une campagne de communication justifiant la privatisation de La Poste y contribuerait, lui, pour 28000 euros. Et si, en réalité, c’était le contraire ? Si les 2800 euros de pension correspondaient à la richesse supplémentaire créée par l’élue municipale et le jardinier, tandis que les 28 000 euros du publicitaire seraient de la richesse gâchée génératrice de coûts sociaux liés au recul d’un service public ? Mais alors, si les pensions reconnaissent la richesse créée par les pensionnés, ce ne sont pas les enfants qui payent les pensions de leurs parents. Si les retraités ne sont pas d’anciens actifs jouissant d’un loisir bien mérité mais des actifs d’un nouveau genre, inventant une façon de travailler libérée du marché du travail et des employeurs, alors l’invocation bien-pensante de la « charge pesant sur nos enfants » et de l’« équité intergénérationnelle » ne serait-elle pas tout bonnement réactionnaire ?

Et si, à partir de ces indices troublants et des questions qu’ils appellent, on pouvait déconstruire tout l’argumentaire réformateur ? En le critiquant, nous montrerons qu’il s’appuie sur des préjugés dont l’abandon ouvre à la compréhension de l’enjeu des retraites. Cet ouvrage s’interroge sur la raison de l’incontestable réussite de notre système de pensions. Il montre comment nous pouvons vaincre la réforme en poursuivant, en pensée et en pratique, le mouvement historique qui l’a édifié. Et il définit les moyens de le porter, aujourd’hui, à un niveau supérieur.

P.-S.

Ce texte est extrait de L’enjeu des retraites, de Bernard Friot (Éditions La Dispute, 2010), que nous recommandons vivement. Nous le reproduisons avec l’amicale autorisation de son auteur.

 

Source: Les mots sont importants

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