Pourquoi la taxe sur les millionnaires est au cœur de la démocratie

Une grande majorité de la population est favorable à un impôt sur la fortune. Il n’en va pas de même des hommes politiques, ce qui n’est pas un hasard. Marc Vandepitte explique pourquoi la taxe des millionnaires est l’un des tabous les mieux défendus dans notre système politique.

 
Notre structure politique telle que nous la connaissons aujourd'hui est le résultat d'un long avènement, avec un certain nombre de moments-charnières. Nous allons nous arrêter à trois de ces étapes importantes pour faire un gros-plan sur la question fondamentale du partage des richesses.

Grèce : le berceau de la démocratie occidentale
 
Les pionniers de la pensée politique en Occident étaient déjà confrontés à un dilemme fondamental. Démocratie signifie littéralement que le pouvoir appartient au peuple et donc à la majorité (plus) pauvre. Mais quand ces pauvres font effectivement jouer leur supériorité numérique pour faire valoir leurs intérêts (économiques), alors c'en est fini des richesses et des privilèges de l'élite, ce qui n'est naturellement pas le but.

Platon (427-347 av.JC) n'y allait pas par quatre chemins, il s'opposait fermement à une forme d'état démocratique. En effet, la démocratie oblige les politiciens à donner à la population tout ce qu'elle demande. Selon le philosophe il s'agit généralement de caprices, parce que les gens ordinaires ne sont pas développés et cherchent donc surtout à assouvir leurs petits plaisirs et leurs bas instincts. Cela ne mène évidemment pas à un bon fonctionnement du système. La forme d'Etat efficace suppose au contraire un contrôle des citoyens, car trop de liberté mène à la tyrannie.

Selon Platon, ce contrôle concerne aussi la conscience. Le gouvernement doit surveiller les affaires culturelles [http://fr.wikipedia.org/wiki/Culture] afin que la pensée des citoyens soit formée de la manière juste. Seules les idées justes sont admises, les idées mauvaises sont interdites. Artistes et artisans sont obligés de suivre la juste tendance. La gouvernance même revient aux philosophes car ils disposent de la sagesse nécessaire. http://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9publique_%28Platon%29

Son élève Aristote (384-322 av.JC) permet un peu plus d'ouverture et de liberté, mais lui aussi s'oppose à une forme d'Etat démocratique. Une démocratie est à ses yeux une dégénérescence de la « citoyenneté » idéale, parce qu'elle avantage les pauvres et ne s'adresse pas à la communauté entière. « Dans la démocratie, les pauvres sont rois parce qu'ils sont plus nombreux et parce que la volonté du plus grand nombre a force de loi ». Et cela n'est pas une bonne chose.
Pour Aristote le pouvoir absolu est néfaste et la discussion politique est importante. La tyrannie et l'oligarchie (les riches qui exercent le pouvoir en exclusivité), tout comme la démocratie, sont des formes d'Etat dégénérées. De son point de vue, le débat politique est toutefois limité à une petite élite, environ 10 % de la polis grecque [Raimundo, 17; Novack 28-31]. Il s'agit des hommes « libres », càd les hommes qui ne doivent pas gagner leur vie. Les esclaves, les affranchis, les étrangers, les femmes, mais aussi les petits paysans, les travailleurs manuels, les artisans, les boutiquiers et les commerçants sont exclus de la vie politique.

Que retenons-nous de ces deux pionniers de la démocratie occidentale ?
1.  Il y a une petite élite qui a tout à dire. Les classes inférieures (la majorité) sont opprimées. Elles n'ont pas voix au chapitre dans la prise de décision, et il est important de contrôler les esprits dans ce groupe.
2.  Au sein de la petite élite il faut un débat contradictoire. Tyrans et dictateurs sont exclus. Ce ne sont pas les riches qui exercent (directement) le pouvoir, cela se fait pas une classe « politique » ou par une minorité restreinte.

 
Les révolutions bourgeoises
 
Un deuxième moment-charnière dans l'avènement du système politique occidental est la révolution française. Le 14 juillet 1789, une vaste foule assiège la Bastille et met un terme au régime féodal en France. Une nouvelle Assemblée (parlement) est créée. Mais les opinions sont très divisées, littéralement entre l'aile droite (les aristocrates) et l'aile gauche (les jacobins et les girondins plus modérés). Les jacobins, menés par Robespierre, se dirigent vers le suffrage universel (pour les hommes), un système fiscal progressif, l'enseignement gratuit, l'abolition de l'esclavage dans les colonies, … L'aile droite n'a pas les mêmes idées mais elle réussit à faire approuver la Loi Le Chapelier en 1791, qui interdit grèves et syndicats.

Rapidement la situation se polarise. En 1792 les jacobins provoquent une radicalisation. On arrive au suffrage universel, au maximum des prix pour les denrées alimentaires, et bien d'autres mesures sociales et anticléricales suivent. Mais cela se passe dans un contexte de violence croissante, c'est la Terreur. A droite ont craint que les privilèges (richesse) de la bourgeoisie montante et de la classe possédante ne passent à la trappe. Boissy d'Anglas, membre de l'aile droite à l'Assemblée, le décrit ainsi : « Il faut en tout cas défendre le bien des riches … Nous devons être gouvernés par les meilleurs … ceux que l'éducation a rendus propres à discuter du maintien de la loi. … Un pays gouverné par les propriétaires est dans l'ordre social, celui où les non-propriétaires dominent est dans l'état de nature. »

En juillet 1794 la droite riposte impitoyablement et élimine l'aile gauche. La bourgeoisie possédante reprend la main. Le maximum des prix alimentaires est aboli et le système bicaméral instauré. Le Sénat, composé de la noblesse et de la riche bourgeoisie, sert de tampon contre la Chambre où sont (où peuvent être) représentées les basses classes. Des mesures radicales peuvent être approuvées à la Chambre, mais il faut qu'elles soient entérinées au Sénat. Pour Montesquieu, théoricien de la séparation des pouvoirs, ce système bicaméral était précisément une condition à la séparation des pouvoirs : « ''Le peuple n'est pas apte à se gouverner seul, il faut donc qu'il désigne des professionnels du pouvoir''. Autrement dit, les riches, ou au moins leurs représentants.

Les idées trop radicales sont endiguées. Le journaliste Gracchus Babeuf plaide pour une grande redistribution des richesse, la pension à soixante ans, la distribution gratuite de nourriture aux populations affamées, la nationalisation du commerce extérieur … En 1796 il est arrêté et condamné à mort. En 1799 la France est particulièrement agitée. Pour éviter que les jacobins radicaux ne reviennent au pouvoir, un coup d'état est fomenté et commandé par Napoléon Bonaparte. Il s'arroge le pouvoir, démet la Chambre et ne laisse plus travailler que le Sénat. Le système censitaire reparaît. Seuls les bourgeois nantis ont encore le droit de vote et peuvent se faire représenter au parlement. Dans la tradition libérale, le principe central est « No taxation without representation ». Mais ici, en réalité, c'est surtout l'inverse qui compte : « Pas de représentation sans taxation » [Soboul, 90-103; Losurdo, 20]

Avec Bonaparte, la nouvelle république reçoit sa forme définitive. L'aristocratie est vaincue,la populace est soumise et les idées radicales sont désactivées. C'est l'ère de la bourgeoisie et de l'idéologie libérale qui commence. Cette idéologie se trouve néanmoins devant un dilemme fondamental. Etant opposée à la féodalité et au pouvoir absolu du roi, la tradition libérale défend un système représentatif. Mais un tel système représentatif comporte le risque que les classes inférieures n'imposent leur volonté grâce à leur nombre, et en tentent en particulier d'obtenir une redistribution des richesses. C'est pourquoi il doit y avoir un système qui donne l'illusion de la représentativité tout en neutralisant politiquement la majorité [Losurdo, 8]. Cela se fera alors en instaurant le bicamérisme et le système censitaire. (Le droit de vote plural en Belgique est une variante de ce dernier).

En Angleterre il y a des évolutions comparables. John Locke, le théoricien anglais de la démocratie occidentale, mettait déjà en garde au XVIIème siècle contre les risques que peut entraîner une démocratisation politique pour la classe possédante. Pour ce philosophe, la propriété privée est absolue et intouchable, même envers un gouvernement élu : “le pouvoir le plus élevé ne peut prendre à qui que ce soit une partie de ses propriétés sans son consentement”. Selon Locke, le pouvoir n'a d'autre but que la sauvegarde de la propriété. Le bicamérisme et le suffrage censitaire veillent à ce que la crainte de Locke ne puisse devenir réalité. Le système censitaire ne sera abrogé qu'en 1867. En Belgique il durera même jusqu'en 1918.

Aux Etats-Unis, la constitution de 1787 est rédigée en fonction de la classe supérieure fortunée. La vision d'Alexander Hamilton, le premier secrétaire au Trésor, est éloquente : “Toutes les communautés se partagent entre les peu nombreux et les nombreux. Le premier groupe est formé par les riches et le deuxième groupe est la masse du peuple … Le peuple est turbulent et changeant, rarement il juge ou décide raisonnablement. Donnez donc à la première classe une part nette et permanente dans le gouvernement. Elle contrôle l'irrésolution de la seconde classe. … Peut-on imaginer qu'une une assemblée démocratique, qui se modifie chaque année avec la masse du peuple, puisse viser le bien commun ?”.

Aux E.U. La bourgeoisie n'a pas de comptes à régler avec une noblesse féodale. Ce sont surtout les classes inférieures de la population qui se voient imposer des restrictions. Les indiens, les noirs, les nouveaux immigrants et les illetrés sont tout simplement exclus. Les parties les plus pauvres de la population sont découragées par une taxe électorale et par la nécessité de se faire enregistrer. Il faudra attendre la seconde moitié du vingtième siècle pour que tous les citoyens étatsuniens obtiennent le droit de vote.

Jusqu'à aujourd'hui l'obligation de se faire enregistrer est d'application aux Etats-Unis, ce qui reste manifestement un seuil trop haut pour beaucoup de gens. Il y a toujours près de 30% de non inscrits aujourd'hui. Il s'agit principalement de personnes des couches inférieures de la population. Le système bicaméral assure à la classe possédante qu'elle ne doit pas se faire de souci sur la prise de décision démocratique. Aujourd'hui près de la moitié du Congrès (sénat) est composée de millionnaires. Leur revenu médian est trois fois plus élevé que celui de leurs collègues de la Chambre des Représentants et vingt-cinq fois plus élevé que le revenu médian des ménages. Les tout-puissants lobbys veillent en outre à ce que les parlementaires retirent rapidement, le cas échéant, de “mauvaises” propositions.

Que retiendrons-nous de cette période ?
1.->Le pouvoir politique est réservé à une petite élite. C'est crucial pour sécuriser les possessions des riches; finalement c'est toujours ce qui est central.
2. ->Il a été opté pour un système représentatif tel que les différentes fractions (de la bourgeoisie) soient représentées et que la noblesse ne puisse plus brandir son sceptre.
3.->La majorité des citoyens ordinaires sont neutralisés en restreignant la représentation (système censitaire, vote plural, taxe électorale) ou en endiguant la représentation (système bicaméral).

Les révolutions de 1848 et l'avènement du mouvement ouvrier
 
1848 est une année tourmentée. Dans différents pays d'Europe l'atmosphère est houleuse. L'insurrection commence en France. La population laborieuse n'est pas satisfaite de l'état des choses et elle réclame entre autres le suffrage universel. L'étincelle se propage à d'autres pays du continent. On pourrait un peu le comparer au printemps arabe de 2011. Les révoltes souvent armées sont partout réprimées dans le sang, mais les braises ne s'éteignent pas. A terme le suffrage universel ne peut plus être arrêté.

Le mouvement ouvrier en tire comme leçon que l'organisation politique est très importante pour pouvoir remporter des victoires futures. Trois choses sont essentielles. 1. Pour s'insurger dans les lieux de travail, les travailleurs doivent s'organiser en syndicats. 2. Pour mener le combat politique contre la bourgeoisie bien organisée, il faut un parti des travailleurs fort [Abendroth, chap. 3]. 3. Il doit disposer de ses propres journaux et périodiques pour secouer les mentalités de suivisme et s'armer contre l'intoxication des esprits par l'Eglise, l'enseignement et la presse [Losurdo, 105-111].

La bourgeoisie flaire d'où vient le vent et elle combattra implacablement le mouvement ouvrier. Le philosophe Nietzsche, qui deviendra plus tard une source d'inspiration importante pour les fascistes, l'exprime comme suit : “Je me détourne du socialisme, premièrement parce qu'il rêve naïvement du bien, du vrai, du beau et de droits égaux, et deuxièmement du parlementarisme et des journaux, car ce sont là les moyens par lesquels le troupeau se fait lui-même dictateur”.

La lutte ouvrière et les syndicats auront à affronter une répression brutale. Les travailleurs militants risquent de perdre leur gagne-pain et de se retrouver en prison, parfois à perpétuité. Grèves et manifestations sont dispersées à coups de sabre ou de feu. En Belgique par exemple, la grande grève de 1886 coûte la vie à plus de vingt ouvriers et fait des centaines de blessés. Dans d'autres pays la répression est encore plus sévère. Pour la presse, le mouvement ouvrier est la tête de Turc. Il faudra beaucoup de temps pour que les organisations syndicales soient reconnues. En France les syndicats ne sont pas reconnus avant 1844. Aux EU en 1890 les syndicats sont déclarés illégaux de facto par le Sherman Antitrust Act. En Belgique il faudra attendre le début du XXème siècle pour voir conclure les premières conventions collectives du travail. A mesure que le mouvement ouvrier abjure sa radicalité il y a moins de victimes tuées. Cette radicalité est également atténuée par l'obtention de meilleurs salaires pour la couche supérieure des travailleurs mieux qualifiés, la prétendue aristocratie ouvrière. Cette élite acquiert peu à peu davantage d'influence à la direction des organisations syndicales [Brepoels, 34-67].

La bourgeoisie tente de neutraliser électoralement l'avènement de partis ouvriers forts en faisant barrage aussi longtemps que possible au suffrage universel. En Belgique la lutte pour le suffrage universel (masculin) durera plus d'un quart de siècle (1889-1918) et verra le sacrifice de plus de vingt tués. La bourgeoisie et les parlementaires font tout pour empêcher que la majorité numérique de la population laborieuse ne se traduise en suprématie politique. En 1895 ils vont jusqu'à voter une loi électorale communale qui a pour but de bannir les socialistes des conseil communaux.

Pendant la période 1850-1920, la lutte pour le suffrage universel prend une place centrale et ressemble à première vue à un combat pour des droits politiques. Mais pour l'ordre établi il s'agissait essentiellement du maintien des privilèges et surtout des richesses. La répartition des richesses trop inéquitablement partagées n'était et n'est possible que sur base de rapports de force favorables qui à cette étape de l'histoire, se traduisaient notamment par l'obtention du suffrage universel. Aussi ce n'est pas un hasard si l'instauration de contributions (progressives), et donc une redistribution des richesses, est très liée à l'instauration du suffrage universel. En Belgique l'impôt comme pourcentage du PNB était au plus bas sous le régime du vote plural. Le système d'impôt progressif n'a été voté qu'en 1919, année de l'instauration du suffrage universel. Au Royaume-Uni vers la moitié du XIXème siècle, les contributions correspondaient à 8% du PNB. Vers 1928, année de l'instauration du suffrage universel, cela fait presque 20%. Une évolution semblable existe aux EU. C'est seulement en 1913 qu'y est introduit un impôt sur le revenu.

Une autre stratégie pour neutraliser le danger du mouvement ouvrier montant consiste à “intégrer” la crème des partis ouvriers dans le système, ce qui les fait abdiquer leur radicalité. Cela se fait notamment par la subvention de mutuelles et d'autres prestations de services, l'accès à des emplois (attractifs) dans l'administration publique et de modestes concessions sociales  [Lis, 182-197; Brepoels, 57]

Cette stratégie est utilisée avec un certain succès en Europe occidentale : la plupart des partis ouvriers abandonnent progressivement toute radicalité, s'intègrent totalement au système et entrent même dans des gouvernements qui vont mener une politique antisociale [Petras & Veltmeyer, 37-38; Bihr]. C'est ce qui pousse les éléments de gauche restants de ces partis à se dissocier et à créer des partis communistes. Entre les deux guerres, ces partis deviendront la cible du fascisme et seront pratiquement liquidés [Hobsbawm, 151-171]. Après la deuxième guerre mondiale les partis communistes, dans le contexte de la guerre froide, seront en permanence sous le feu des médias et de l'ordre politique établi [Depraetere & Dierickx]. L'objectif est double : éviter qu'ils n'obtiennent une base électorale importante, en espérant qu'à la longue ils s'intègreront également au système. Cette stratégie elle aussi connaît le succès dans la plupart des pays européens.

Une autre stratégie couronnée de succès, surtout en temps de crise, consiste à détourner l'attention. Les antagonismes socio-économiques sont repoussés à l'arrière-plan en braquant les projecteurs sur d'autres thèmes sensibles [Frank & Fuentes, 156]. A partir des années '80 ce sont surtout les partis nationalistes et populistes de droite qui suivront ce filon. La forte médiatisation de la politique et la simplification du débat sociétal font le lit de ces partis [Blommaert e.a.; Raes, 30-1]. Ce ne sont pas les disproportions économiques qui sont problématiques, mais bien les étrangers, les musulmans, les habitants des régions plus pauvres (Wallonie en Belgique, méridonaux en Italie, Espagnols en Catalogne) etc. Vu leur succès électoral la plupart des autres partis reprennent de larges tranches de ce discours. C'est ainsi que la question clé de la répartition inéquitable des richesses disparaît totalement du champ.

Devant ces évolutions le danger électoral est pratiquement conjuré. Une majorité parlementaire ne constitue plus une menace pour les privilèges économiques d'une petite minorité. Mais ce n'est pas une garantie absolue en soi. Les principales réalisations socio-économiques comme les congés payés, l'abolition du travail des enfants, l'allocation de chômage et même le suffrage universel ont été arrachées hors parlements. Les parlementaires des divers pays ont freiné ces réalisations le plus longtemps possible. C'est seulement sous la pression de la rue ou de l'atelier qu'ils ont créé le cadre légal nécessaire.

Donc, avec des partis suiveurs, “intégrés”, on n'y arrive pas. Si on veut éviter le plus possible les inconvénients des actions de rue et des grèves, il faut aussi mettre au pas les esprits. Ce qui rend crucial le contrôle de la presse. Pendant la Révolution française la presse révolutionnaire a connu une floraison sans précédent. Entre 1789 et 1800, plus de 1350 feuilles ont paru et joué un rôle important dans la mobilisation des masses, ce qui a également été le cas de 1848. Cela n'a pas échappé à l'élite. Comme Platon, elle va entrer en guerre contre les “mauvaises” idées.

“Les idées de la classe dominante sont les idées dominantes” et la bourgeoisie veut qu'elles se maintiennent. Aussi, au XIXème siècle, on interdit pas mal de publications ou on les ruine par de lourdes amendes. En Allemagne par exemple toutes les feuilles progressistes sont tout bonnement interdites par la loi en 1878. Une bonne partie de la presse progressiste disparaît aussi par la suite, parce qu'elle est incapable de concurrencer la presse bourgeoise qui dispose de capitaux bien plus importants. Avec l'arrivée de la radio et de la télévision, l'impact des médias sur l'opinion publique devient encore plus important. Mais inévitablement, vers la fin du XXème siècle les médias de masse sont quasi entièrement entre les mains du grand capital. On peut difficilement attendre de ces riches propriétaires qu'il feront du scandale de l'extrême injustice du partage des richesses un sujet dans “leur” média. Mais on peut tout à fait s'attendre au contraire, à savoir qu'ils tireront toute une batterie d'arguments pour édulcorer la situation et abattront celui qui voudra faire changer la situation. Avec le contrôle des médias de masse, les idées dominantes sont en tout cas, plus que jamais, les idées de la classe dominante.   

Une nuance légère mais importante a sa place ici. Comme l'a montré le printemps arabe, l'avènement de l'Internet et des médias sociaux offrent de nouvelles et importantes possibilités de briser le monopole des consciences.

De cette période nous retiendrons ceci :
1. ->Les progrès politiques, sociaux et économiques ne sont advenus que par la lutte, souvent féroce. Le progrès ne s'est pas fait grâce à mais malgré le parlement. C'est le rapport de force dans l'atelier et dans la rue qui a été déterminant.
2. ->Le contrôle des médias est crucial pour faire marcher les masses au pas. Ce contrôle des médias se fait par la répression (interdiction, amendes) ou par la puissance du marché, où l'élite a un avantage gigantesque.
3. ->L'élite a tout fait pour éviter (aussi longtemps que possible) le suffrage universel et une fois instauré, elle a tout mis en œuvre pour rendre inoffensive une majorité politique. 
4. ->Le barrage de l'ordre établi contre le mouvement montant des travailleurs ne portait pas tant sur des privilèges politiques. Il s'agit principalement de la possible (re)distribution des richesses et donc de la fiscalité.

La taxe des millionnaires : au coeur de la démocratie
 
La tradition libérale aime à nous faire croire que notre système politique a grandi spontanément. Mais cette idée ne résiste pas à la pierre de touche de l'histoire. L'émancipation politique a été arrachée par une lutte féroce et de longue haleine avec beaucoup d'opposition des élites. L'ordre établi craignait et craint toujours avant tout que cette émancipation ne touche aux privilèges économiques. Tout au long de l'histoire elle a le plus possible mis des bâtons dans les roues et fomenté toutes sortes de manigances et de filtres afin de continuer à contrôler le pouvoir, pour ne pas en arriver à une trop grande redistribution des richesses.

Elle y a largement réussi. Le système politique actuel était et reste extrêmement efficace pour maintenir la très grande inégalité de la répartition des richesses. Il donne aux gens ordinaires l'illusion de la participation tout en laissant l'inégalité économique fondamentale intacte. Seules de lourdes crises économiques font que le système ne réussit pas à maintenir l'illusion. A ce moment l'élite n'hésite pas à cureter le contenu démocratique (cabinets techniques, lois-cadres, pleins pouvoirs, …) voire à l'éliminer complètement (fascisme dans le nord et dictatures militaires dans le sud. A ces moments-là on aperçoit la vraie nature du système.

Voici des chiffres, déjà présentés sur ce site, qui montrent combien ce système politique est efficace pour maintenir la grande inégalité de la redistribution :
1 ->Les 10% de Belges les plus riches possèdent 50% de l'ensemble de la richesse belge, les 40% les plus pauvres possèdent moins de 10% de ce total.
2. ->La richesse moyenne des 1% de Belges les plus riches s'élève à 7,5 millions d'€, soit 20 fois la moyenne.
3 ->Les 10 familles belges les plus riches disposent ensemble d'une richesse de 42 milliard d'€, soit autant que les 2 millions de Belges les plus pauvres.
4 ->Les familles De Spoelberch, De Mévius et Vandamme possèdent un montant qui équivaut exactement au budget total de l'assurance-maladie en 2012.

Un impôt minimal sur la fortune de ces multimillionnaires supprimerait d'un seul coup les pénibles et antisociales chasses aux économies et donnerait de l'air à des projets sociaux et à l'emploi.

Avec une telle taxe, nous aurions cessé depuis longtemps de parler de la crise de l'euro. Avec une répartition raisonnable des richesses, il serait impensable que dans un pays aussi prospère que la Belgique, une personne sur 7 soit pauvre et que 1 ménage sur 5 ayant un faible revenu doive postposer des soins médicaux pour motifs financiers. Ce serait par ailleurs une stimulation de l'économie grâce à une pression fiscale moins forte sur les bas revenus, ce qui bénéficie alors à la consommation et aux investissements. Pour le grand économiste Jeffrey Sachs une redistribution fondamentale des richesses, et donc une taxe sur les millionnaires, c'est une question de « civilisation » [Sachs 231].


Impôt sur la fortune, taxer les riches, taxe des millionnaires … quel que soit son nom, c'est une chose incontournable. Mais rien ne se fait, parce qu'il s'agit sans doute d'un des tabous les mieux préservés de notre système politique. L'inégalité sociale est dans l'ADN de notre système politique. Au fil de l'histoire, ce système s'est précisément formé et développé pour maintenir le plus possible ces inégalités.

Mais l'histoire n'est pas une fatalité, c'est ce que démontrent 150 années d'histoire sociale. En dépit du contrôle des médias et malgré le culte obstiné du tabou de la redistribution, il y a quelque temps, trois quarts de la population belge se sont prononcés pour un impôt sur la fortune. A juste titre : une taxe sur les riches appartient à l'essence d'une démocratie efficace. Il est grand temps que nous remettions cette taxe à l'ordre du jour … et que nous l'arrachions de haute lutte. Vous participez ?


"Les impôts sont le prix à payer pour une société civilisée" Henry Morgenthau 1937

Sources papier

Abendroth W., ‘Histoire du mouvement ouvrier en Europe’, Maspéro 1967.
Bihr A., ‘Entre bourgeoisie et proletariat. L’encadrement capitaliste’, Parijs 1989.
Blommaert J., e.a., ‘Populisme’, Berchem 2004.
Brepoels J., ‘Wat zoudt gij zonder ’t werkvolk zijn?’ Anderhalve eeuw arbeidersstrijd in België. Deel 1: 1830-1966’, Leuven 1977.
Comninel G.C.., ‘Rethinking the French Revolution’, Londen 1987.
Depraetere H. & Dierickx J., ‘La guerre froide en Belgique', Anvers, EPO , 1986.
Deruette S. & Merckx K., La vie en rose. Réalités de l'histoire du parti socialiste en Belgique, Bruxelles, EPO, 1999’.
Frank G. & Fuentes M., ‘Civil Democracy’, in ‘Amin S., e.a., ‘Transforming the Revolution. Social Movements and the World-System’, New York 1990, 139-180.
Hobsbawm E., 'L'Âge des extrêmes : le court XXe siècle 1914-1991 ’, Le Monde diplomatique – André Versaille éditeur, 2008.
Lis C., Soly H. & Van Damme D., ‘Op vrije voeten? Sociale politiek in West-Europa (1450-1914)’, Leuven 1985.
Losurdo D., ‘Démocratie ou bonapartisme. Triomphe et décadence du suffrage universel’, Parijs 2003.
Novack G.E., ‘Democracy and Revolution’, New York 1971.
Parenti M., Hoe de rijken de wereld regeren, Berchem 2012.
Petras J. & Veltmeyer H., ‘Globalization Unmasked’, Londen 2001.
Raes K., ‘De democratie op zoek naar een basis’, in ‘Hubeau B. & Elst M. (ed.), ‘Democratie in ademnood’, Brugge 2002, 18-34.
Raimundo Torrado F., ‘La crisis de los sistemas electorales del mundo capitalista’, Havana 2009.
Sachs J., ‘The Price of Civilization. Reawakening American Virtue and Prosperity’, Random House, New York 2011.
Soboul A., ‘La Révolution française', Gallimard, Quadrige, 2005. 

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