Non, les Belges n’ont pas vécu au-dessus de leurs moyens

Contrairement à ce qu’affirmait Bruno Colmant dans une carte blanche sur notre site (lesoir.be), les Belges ont vécu au-dessous et pas au-dessus de leurs moyens, lui réplique Olivier Bonfon.

 

 

 

Dans sa carte blanche du 16 septembre 2012 (lesoir.be) titrée « Les dangers d'une taxation du capital », Bruno Colmant commence par nous expliquer que « la crise n'a servi que de révélateur d'une immense dette publique, héritée des années septante, augmentée d'une explosion des dépenses de santé et de pensions. Pendant des décennies, le pays s'est acheté des années d'immobilisme, en demandant crédit aux générations suivantes ». Les Belges auraient donc vécu au-dessus de leurs moyens. Les pouvoirs publics auraient dépensé sans compter et les Belges auraient profité de manière inconsidérée de soins de santé, de pensions et d'autres avantages sociaux.

 

Cette affirmation est fausse et il est fondamental de la déconstruire, car elle constitue l'argument principal pour affirmer que la rigueur budgétaire mise en place actuellement est une fatalité et qu'il est normal que les Belges se serrent la ceinture.

 

Il suffit d'analyser l'évolution des dépenses publiques belges par rapport au PIB pour constater très clairement qu'elles sont restées stables au cours des trente dernières années – autour de 43 % du PIB (1).

 

En réalité, c'est même l'inverse qui s'est passé. Depuis le début des années 80, les gouvernements successifs ont appliqué des politiques d'austérité très dures afin de dégager chaque année ce qu'on appelle un solde primaire positif (ou surplus primaire), c'est-à-dire des recettes supérieures aux dépenses, mais hors paiement des intérêts de la dette. Entre 1993 et 2007, les pouvoirs publics belges ont dégagé un surplus primaire cumulé de 180 milliards d'euros. Et à quoi ont servi ces 180 milliards d'euros d'économies ? Plutôt que de revenir aux citoyens sous forme de services publics, ils ont intégralement servi à payer les intérêts de la dette. Les Belges n'ont donc pas vécu au-dessus mais bien au-dessous de leurs moyens, et ce uniquement pour satisfaire les appétits voraces des créanciers.

 

Si la dette belge n'est pas due à un excès de dépenses publiques, on peut alors se demander d'où elle vient. En réalité, la crise de la dette publique belge provient essentiellement de 4 facteurs.

 

1. Les sauvetages bancaires de 2008 et 2011. Aujourd'hui, on ne parle quasiment que du problème des déficits et des dettes publiques. Cependant, il faut rappeler que l'origine de la crise des dettes publiques provient en premier lieu d'une crise bancaire, c'est-à-dire une crise de la dette privée. L'augmentation récente de la dette publique résulte largement du sauvetage de banques privées. Ces sauvetages ont, en réalité, consisté en une socialisation massive de dettes privées, dettes causées par les comportements aventureux de leurs gestionnaires et de leurs actionnaires. Ces sauvetages ont provoqué une augmentation de la dette publique de 32,5 milliards d'euros. Sans parler des possibles nouvelles recapitalisations et des garanties publiques attribuées aux banques belges et qui constituent une menace très grave pour les finances publiques belges…

 

2. L'explosion des taux d'intérêts fin des années 70. En 1979, le gouvernement des États-Unis, afin de lutter contre l'inflation, d'attirer les capitaux et relancer la machine économique américaine (notamment par un grand programme militaro-industriel), décide unilatéralement de relever très fortement les taux d'intérêts. Cette hausse se répercute rapidement au niveau mondial et la Belgique n'échappe pas à la contagion. A cette époque, la Belgique a emprunté à des taux allant jusqu'à 14 % ! Avec de tels taux, les charges d'intérêts explosent : au cours des années 80, la Belgique paie annuellement près de 20 milliards d'euros, uniquement en intérêts de la dette (13 milliards environ aujourd'hui).

 

3. Une politique fiscale socialement injuste. L'accroissement de la dette de l'État ces trente dernières années est également dû à un choix politique qui a consisté à mettre en place des politiques fiscales qui ont favorisé les grosses fortunes et les grandes entreprises privées : intérêts notionnels, réduction de la progressivité de l'impôt, précompte mobilier libératoire, amnisties fiscales… Ces mesures ont provoqué du même coup une diminution importante des recettes publiques. Contrairement à ce que Bruno Colmant affirme, la crise de la dette belge est donc une crise des recettes et non une crise des dépenses. Il a d'ailleurs concrètement contribué à cette crise des recettes, puisqu'il a été aux manettes de la fiscalité belge et est considéré comme le père spirituel des intérêts notionnels, mécanisme entraînant un manque à gagner annuel de plusieurs milliards d'euros pour les caisses de l'Etat. Faut-il rappeler qu'aujourd'hui, il le remet en cause et admet qu'il n'a pas favorisé l'emploi, ce qui était pourtant un de ses objectifs ?

 

4. Une politique monétaire socialement injuste. Depuis 1992 et le Traité de Maastricht, les pays de l'Union européenne ont renoncé à la possibilité d'emprunter auprès de leur propre banque centrale à du 0 % et sont obligés de s'adresser aux grandes banques privées, à des taux qui sont fixés par les marchés internationaux de capitaux. Ce choix a coûté très cher à la Belgique. Sur la période 1992-2011, l'État belge a remboursé en intérêts de la dette un montant équivalent à 313 milliards d'euros. Si l'État belge avait pu emprunter les mêmes montants auprès de sa banque centrale, mais à un taux de 1 %, il aurait alors économisé 250 milliards d'euros… D'autres prises de position de M. Colmant dans cette carte blanche laissent plus que perplexe.

 

Après que les Etats sont intervenus massivement pour sauver du naufrage un secteur financier ayant spéculé de manière inconsidérée, et à l'heure où le mythe des marchés autorégulateurs est remis en cause par de plus en plus d'économistes et contredit chaque jour par la réalité… Comment peut-on affirmer, comme il le fait, que « la solution est intuitive : il faut réduire le poids de l'Etat dans l'économie » ?

 

Quant à sa position prônant le maintien de la non-taxation sur les plus-values de capital, par crainte de « contrarier toute l'architecture de la fiscalité belge », on peut se référer au très documenté dossier de la revue Politique de mars-avril 2012, « Paradis fiscal, le modèle belge », où notamment Frédéric Panier montre que « notre système fiscal semble avoir été construit pour assurer la dissimulation la plus complète des hauts revenus et des grandes fortunes. De ce point de vue, les États-Unis apparaissent comme un État socialiste face au paradis libéral belge ». En effet, alors qu'en Belgique, sauf quelques exceptions, les plus-values en capital sont purement et simplement non taxées, aux USA, elles font l'objet d'une taxation de 15 à 35 %.

 

On peut légitimement se demander si ses responsabilités politiques antérieures et ses nombreux mandats au sein du monde financier n'influencent pas les analyses et les prises de position de Bruno Colmant, professeur d'économie et Maître en Sciences fiscales. Peut-il être à la fois juge et partie ? Mais là n'est pas le plus important.

 

L'essentiel est de combattre ce positionnement idéologique néolibéral qui consiste à défendre systématiquement les intérêts du monde de la finance, au détriment et au mépris du plus grand nombre.

 

(1) Source : BNB, 2012

 

Olivier Bonfond, économiste, conseiller au Cepag (Centre d'éducation populaire André Genot), membre du CADTM (Comité pour l'annulation de la dette du tiers-monde), auteur du livre Et si on arrêtait de payer ? (Aden).

 

Source : lesoir.be, 24/09/2012

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