Les « désordres arabes » : alerte en Russie

Un « scénario égyptien » pour la Russie et dans l’espace ex-soviétique ? Le président de la Fédération de Russie, M. Dmitri Medvedev, a lui-même évoqué les conséquences que pourraient avoir, dans son pays, les bouleversements du monde arabe.

 

Parlant le 22 février à Vladikavkaz, capitale de l’Ossétie du Nord, lors d’une réunion du Comité national antiterroriste, son propos résonna comme une alerte générale :

 

« Voyez la situation qui s’est créée au Proche-Orient et dans le monde arabe. (…) Dans une série de cas, il pourrait s’agir de désintégration de grands Etats à la population dense, de leur partition en petits morceaux. (…) Il est pleinement vraisemblable que s’y produisent des événements compliqués, y compris l’accès au pouvoir de fanatiques. Cela signifierait des troubles pour des décennies et la propagation de l’extrémisme. Il faut regarder la vérité en face. Ils ont déjà, auparavant, préparé un tel scénario pour nous, et ils essaieront a fortiori de le réaliser maintenant. Dans tous les cas, ce scénario ne réussira pas. Mais tout ce qui se passe là-bas aura un effet direct sur notre situation (…) (1). »

 

M. Medvedev n’a pas précisé qui étaient ces « ils » (« oni ») à la source du « scénario ». On peut penser aux deux figures de la subversion en ex-URSS : celle du projet de démantèlement de l’Etat russe exposé par le stratège américain Zbigniew Brzezinski et mis en œuvre via les « révolutions colorées », notamment en Ukraine (2), et celle du « terrorisme international », principalement attribué au « wahhabisme » venu d’Arabie saoudite et jugé responsable d’attentats incessants au Nord-Caucase et à Moscou.

 

Quelques jours auparavant, le 4 février, l’agence d’Etat ukrainienne Unian, de tendance nationaliste, publiait un article apocalyptique sur l’effondrement social de la Russie, annonçant l’imminence du « krach du monde russe », rappelant même la date prédite par M. Brzezinski : 2012, tiens donc, l’année de la prochaine élection présidentielle (3)…

 

Le 2 mars, le même président Medvedev félicitait cependant et décorait (4), pour ses 80 ans, M. Mikhaïl Gorbatchev. Or celui-ci est l’un des auteurs de la prédiction « égyptienne » pour la Russie, dont il critique depuis peu le régime avec virulence. Le dernier secrétaire général du Parti communiste d’Union soviétique (PCUS (5)) et ancien président de l’URSS n’y est pas allé de main morte avec l’actuelle direction bicéphale du pays (6). A l’entendre, le régime russe serait « tchékiste » (7) et, si le manque de liberté de parole et d’élections y persiste, un « scénario égyptien » serait probable et se terminerait même de façon plus radicale (8). « Tout à fait possible », estime M. Serguei Mitrokhine, dirigeant du parti d’opposition extra-parlementaire Iabloko (9), pour qui « notre régime évoque de plus en plus le Proche-Orient ». A l’extrême droite, pour M. Alexandre Belov, chef du Mouvement contre l’immigration illégale (DPNI), formation xénophobe menacée d’interdiction, « la probabilité de scénario égyptien augmenterait fortement » si le DNPI était interdit.

 

L’ancien leader eltsinien et dirigeant – avec M. Garry Kasparov – de l’opposition libérale radicale (Autre Russie puis Solidarnost), M. Boris Nemtsov, promet quant à lui un sort « à la Ben Ali » à M. Poutine, cible centrale sinon unique d’une campagne pour une « Russie sans Poutine » (10). D’autres militants et analystes imaginent pour le printemps une « contagion arabe » dans les ex-républiques soviétiques d’Asie centrale. Le régime dictatorial chancelant de M. Alexandre Loukachenko en Biélorussie n’est bien sûr pas oublié, lui qui subit déjà les sanctions de l’Union européenne, alourdies par l’Allemagne et le groupe de Visegrad (11). C’est le domino le plus vulnérable, l’appui de la Russie ne lui étant plus assuré. Mais en quoi les prédictions de « contagion arabe » sont-elles réalistes ? Relèvent-elles d’une tendance, habituelle en Russie, à dramatiser, ou trouvent-elles quelque fondement dans les situations de tous ces pays ?

 

L’évidence est que les révolutions arabes ne suscitent pas, en Russie et en ex-URSS, le même enthousiasme qu’en Europe – c’est le moins qu’on puisse dire. La sémantique des médias est éloquente : il est question surtout de « désordres », de « révolte », des « dégâts » en Tunisie, des « pillages » en Egypte. Le 31 janvier, Rossiiskaïa Gazeta, journal officiel du Kremlin, écrit : « Il est encore difficile de dire comment se terminera cette confrontation sanglante. Mais on pourrait s’imaginer quelles seraient les conséquences de la révolution égyptienne pour la région, le monde et la Russie. Dans l’ensemble, les émeutes en Egypte ne présagent rien de bon pour le monde. Car en cas de victoire de la démocratie, les partis islamistes radicaux haïssant la civilisation occidentale pourraient prendre le pouvoir dans l’un des plus grand pays d’Afrique. Et cela conduirait à l’apparition d’un Etat avec un gouvernement imprévisible tout près non seulement d’Israël, mais de l’Europe toute entière (12). »

 

L’appel d’Israël à défendre M. Moubarak a d’ailleurs été relayé. Radio Russie constate : Israël « fut le premier à prendre conscience de la dangerosité éventuelle des événements en Egypte ». Les révoltes arabes sont « sources de migraine » pour l’Europe et les Etats-Unis, ironise Andréi Fediachine, de l’agence RIANovosti, relevant la peur européenne de flux de réfugiés et, s’agissant de Bahreïn, l’inquiétude des Etats-Unis pour leur Ve flotte qui s’y trouve basée. Mais aussi celle de l’Arabie saoudite, qui soutient la minorité sunnite au pouvoir contestée par une majorité chiite soutenue par l’Iran – autre pays à « grands risques » révolutionnaires, et, ici, avec les encouragements appuyés des Etats-Unis.

 

Dans ce concert, de rares notes optimistes proviennent de la gauche radicale, solidaire des révolutions (13), et de la droite libérale, pour d’autres raisons. Le principal centre d’expertise politique de Moscou, le Centre Carnegie (de la Fondation américaine Carnegie), voit bien le désordre et les risques, mais comprend que les peuples ne pouvaient plus supporter leurs conditions de vie, et en appelle à une réflexion constructive (14). Non moins sensibles que les milieux du pouvoir au « terrorisme islamiste », et traditionnellement favorables aux politiques des Etats-Unis et d’Israël, les démocrates russes se félicitent de la chute des dictateurs, qui leur rappelle celles du Mur de Berlin et des « régimes communistes » il y a vingt ans. Ainsi, Andrei Makarine, dans Ejednievnyi Journal (« la Revue quotidienne ») du 24 février, décrit « le dictateur ordinaire » Mouammar Kadhafi comme une sorte d’anarcho-communiste inspiré de Lénine, Bakounine et Kropotkine. A cette même source, le 25 février, Andrei Soldatov met en relief le rôle des réseaux comme Twitter, non sans nous avertir que le Kremlin tentera de contrôler Internet et d’activer sa propre « école de blogueurs », appelée à des fonctions inédites dans les prochaines campagnes électorales. Novaïa Gazeta, journal-phare de l’opposition, appelle à la « liberté pour Facebook, iPhones et iPods (15) ! »

 

Dans l’immédiat, la Russie n’a pourtant pas à se plaindre. La hausse des prix du pétrole stimulera une croissance déjà forte, fondée sur les exportations de matières premières. Gazprom compensera, en Europe, les déficiences de la Libye en fournitures de gaz. Par contre, les demandes de l’UE en suppléments de pétrole ne peuvent être assurées. La presse russe rapporte que le rouble se renforce. Les capitaux spéculatifs pourraient affluer. L’inflation qui en résulterait n’affectera pas la rentabilité des groupes pétroliers et gazier : selon M. Vassili Solodkov, directeur de l’Institut bancaire du Haut collège d’économie, le coût d’extraction du pétrole des compagnies russes se situe entre à 10 et 15 dollars, « le reste est du bénéfice ».

 

La diplomatie russe avait misé, comme les Occidentaux, sur la « stabilité » du monde arabe et sur des liens renforcés avec l’Organisation de la conférence islamique, dont la Russie (17 % de musulmans) est membre depuis 2005. Ses services secrets ont négocié avec ceux de l’Arabie saoudite pour obtenir de celle-ci un moindre appui aux combattants arabes envoyés à la rescousse des rébellions en Tchétchénie et ailleurs au Nord-Caucase.

 

Face aux bouleversements, le ministre des affaires étrangères Serguei Lavrov marche sur des œufs : « La stabilité au Proche-Orient, déclare-t-il à la radio Ekho Moskvy, répond aussi bien aux intérêts de la Russie qu’à ceux des Etats-Unis. » Une coopération avec l’OTAN est envisagée pour « régler la situation ».

 

Quant à la Libye, en pleine guerre civile, c’est avec l’Arabie saoudite que Moscou s’accorde pour s’opposer, le 3 mars, « à toute ingérence, tant politique que militaire ». Or, l’intervention redoutée est celle, armée, des Etats-Unis, dont l’Arabie saoudite est, avec Israël, le principal allié au Proche-Orient ; et le bastion du conservatisme et du « wahhabisme » tant dénoncé par Moscou…

 

Le mot « révolution »
est connoté négativement

 

Le tableau ne manque pas de nuances étonnantes : la Russie est proche à la fois de l’Arabie saoudite, des Etats-Unis, de l’OTAN et d’Israël. Pas un mot d’encouragement aux peuples révoltés du monde arabe. Ceux-ci pourraient s’en souvenir : la « réactionnaire » Russie n’est pas une amie.

 

Pour comprendre, un bref coup d’œil rétrospectif s’impose.

 

La Nouvelle Russie n’est pas l’Union soviétique en réduction. Sa politique « décommunisée » ne consiste plus à soutenir des révolutions comme jadis celle de Gamal Abdel Nasser en Egypte, au temps de le grande « fraternité soviéto-égyptienne », ou encore le combat de l’Organisation de libération de la Palestine. Le mot « révolution » lui-même est chargé d’affects négatifs. Officiellement, depuis 1991 et dans les médias de toutes tendances (sauf communistes), la révolution de 1917 et le bolchevisme ont été voués aux gémonies. L’« anti-impérialisme » n’est plus de mise. Seul un pragmatisme commercial ou politique (faire contrepoids à d’autres puissances) peut amener Moscou à privilégier telle ou telle relation, par exemple avec M. Hugo Chávez au Venezuela, mais sans aucune intention « révolutionnaire ».

 

La diplomatie russe, libérée de la tutelle du département international du PCUS et des experts soviétiques du monde arabe, a promu une nouvelle vague de jeunes cadres sympathisants de l’Occident et d’Israël. Certes, après la lune de miel Eltsine-Clinton du début des années 1990, coïncidant avec la « thérapie de choc » économique inspirée par le FMI et les conseillers américains des « Chicago Boys » russes, les divergences sur la crise yougoslave et l’élargissement à l’Est de l’OTAN ont amené Moscou à une réorientation souverainiste et euro-asiatique de sa politique extérieure. D’abord sous l’impulsion de M. Evgueni Primakov, expert du monde arabe revenu à la tête de la diplomatie en 1996, ensuite sous la conduite du président Vladimir Poutine, brisant net en 2003 la stratégie pétrolière des oligarques « complices » d’Exxon-Mobil et de Chevron-Texaco (affaire Ioukos) et menant une contre-offensive efficace, politique ou militaire, aux « révolutions colorées » en Géorgie, en Ukraine et au Kirghizistan.

 

Ainsi, la Russie a opéré un retour en force dans son « proche étranger » et sur la scène internationale, s’imposant comme une partenaire incontournable des Etats-Unis et de l’Union européenne. Dans la question israélo-palestinienne, tout en réaffirmant son soutien aux « droits du peuple palestinien », la Russie s’efforce de pratiquer une politique « équilibrée » entre les intérêts arabes et israéliens, ceux-ci étant en outre bien défendus, depuis peu, par l’influente diaspora juive de Russie en Israël, orientée à l’extrême droite. Une coopération s’est nouée entre les services secrets russes et le Mossad en matière de « lutte contre le terrorisme ».

 

Dans ce contexte, il est logique que Moscou ait, tout comme Washington, successivement soutenu puis lâché M. Moubarak, et que le Kremlin ait déclaré « cadavre politique » M. Mouammar Kadhafi, son ancien « ami » passé dans le camp occidental. Dans un contexte arabe imprévisible, Moscou entend affronter deux menaces : celle du « terrorisme islamiste », face auquel sa démarche sécuritaire rejoint celle des Occidentaux, et celle d’une relance éventuelle de « révolutions colorées » où ses intérêts sont toujours en conflit avec ceux des Etats-Unis, malgré l’amélioration sensible des rapports avec l’administration Obama. Or, ces deux menaces entrent en résonance avec les problèmes domestiques de la Russie et des Etats de la CEI (16).

 

Imaginaire ou pas, la propagation du « désordre » est déjà dans les esprits : sans savoir pourquoi ni comment, tout le monde semble avoir compris qu’après les révolutions arabes, le monde ne sera plus ce qu’il était.

 

« La frontière entre révolution et guerre civile est mince, écrit le journal officieux du Kremlin (17). Ce qui fut applaudi par les libéraux européens comme le renversement victorieux du tyran libyen Kadhafi, menace de se transformer en catastrophe humanitaire pour toute la région ». En quelques jours, la guerre et les ingérences occidentales en Libye ont changé la donne et le ton à Moscou. Une petite frange de nationalistes, « eurasiens » (18) et communistes radicaux organisent le soutien à Kadhafi (19). Des réfugiés russes, des diplomates ukrainiens rapportent une vision différente de celle des médias occidentaux, soupçonnés de préparer un « scénario yougoslave »…

 

(2) Cf. Jean-Marie Chauvier : « Les multiples pièces de l’échiquier ukrainien », Le Monde diplomatique, janvier 2005.

(3) Voir cet article sur le site d’Unian (en russe).

(4) Décoré de l’Ordre impérial de Saint-André le Premier Nommé, instauré sous Pierre le Grand.

(5) Disposant du monopole du pouvoir en URSS jusqu’en 1990.

(6) M. Dmitri Medvedev, président, M. Vladimir Poutine, premier ministre, alliés et complices pour les uns, rivaux et divergents selon d’autres.

(7) Tchéka : organe de la Terreur rouge sous la révolution, ancêtre du KGB dont fit partie M. Poutine. Allusion évidente à la forte présence de « siloviki » (hommes des services de sécurité et de l’armée) au sein des structures dirigeantes qu’il a mises en place.

(8) Déclarations faites au Wall Street Journal et à Radio Liberty, rapportées par la radio Ekho Moskvy, plutôt favorable à l’opposition et très écoutée à Moscou.

(9) Membre de l’Internationale libérale.

(10) Menée par les diverses oppositions, de nombreux journaux et sites Internet russes et étrangers.

(11) Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie.

(12) Cité le 3 mars par l’agence officieuse RIANovosti

(13) Sur les sites de Left Front, du Mouvement socialiste Vpered ou encore du Parti révolutionnaire des travailleurs, notamment.

(15) Lire Kyril Rogov, « Freedom for Facebook, iPhones and iPods ! », Novaya Gazeta (en anglais).

(16) Communauté des Etats Indépendants regroupant 11 (sur 15) républiques fédérées de l’URSS.

(17) Rossiiskaïa Gazeta, 4 mars 2011.

(18) Mouvement d’Alexandre Douguine, lié à la Nouvelle droite européenne. Adepte d’une résistance au monde « atlantique » au nom de la civilisation des peuples « eurasiens ». Il est rejoint par une frange des nationaux-bolchéviques en rupture avec Edouard Limonov allié à l’opposition libérale anti-Poutine.

(19) Voir leur site, Kaddafi.ru.

 

Source: Le monde diplomatique

 

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