Le vieux rêve de faire du Liban le Monte-Carlo ou la Suisse du Moyen-Orient a été catastrophique

Spécialiste du Proche-Orient, ancien ministre des finances du Liban (1998-2000), Georges Corm (auteur du Liban contemporain. Histoire et société, La Découverte, 2005) vient de rédiger une charte de reconstruction durable au Liban.

Quel bilan financier et économique peut-on faire de la guerre au Liban ?

Georges Corm – Le Conseil du développement et de la reconstruction évalue les dégâts à environ 3,5 milliards de dollars. La destruction des infrastructures s'élève à environ 1,5 milliard de dollars, tandis que les bombardements sur la banlieue de Beyrouth et les villages du Sud du pays ont entraîné probablement environ 2 milliards de dollars de dommages du patrimoine immobilier. Ces chiffres s'entendent évidemment sans l'impact de la corruption qui pourrait démultiplier les frais de reconstruction, comme cela avait été le cas depuis 1992. Alors qu'elle devait être de 4% à 4,5% la croissance sera négative cette année. Elle avait atteint 5,5% en 2004, avant la mort de Rafiq Hariri et a dû se situer entre 1% à 2% en 2005.

Quels sont les secteurs les plus touchés ?

Outre le tourisme, qui représente environ 10% des revenus du pays, le secteur agricole, qui compte pour 10-12% du PIB, a été très affecté; de même, les bombardements israéliens ont visé de nombreuses usines. Seul le secteur bancaire va tirer son épingle du jeu, grâce à l'augmentation probable des taux d'intérêt liée au refinancement de la dette libanaise dans ces circonstances tragiques. De plus, le flot continu de 3 à 4 milliards de dollars par an provenant des communautés libanaises à l'étranger s'amplifie beaucoup en période de crise. Enfin, seuls 2 milliards de dollars ont "fui" durant les hostilités, sur un total de dépôts de 60 milliards de dollars. Après l'assassinat de Rafiq Hariri l'an dernier, la même somme s'était envolée, avant de revenir quelques mois plus tard. Il faut savoir que les banques n'ont jamais fermé, pas plus que pendant les quinze années de conflit entre 1975-1990. Le terme de résilience qualifie parfaitement cette capacité de résistance de l'économie libanaise due à la qualité des ressources humaines, la force de son système bancaire, les envois de fonds des émigrés, mais surtout la force morale de la population dans les grandes crises, comme celle que nous venons de traverser.

Qui vont être les acteurs de la reconstruction ?

Les bonnes volontés ne manquent pas, entre le Fonds arabe pour le développement économique et social, la Banque islamique de développement et les multiples fonds nationaux. L'Arabie Saoudite a ainsi effectué un dépôt d'un milliard de dollars à la banque centrale libanaise et versé 500 millions de dons. De son côté, le Koweït a fait un don de 300 millions de dollars. Pour le Liban, le tout est d'obtenir le maximum de dons par rapport aux prêts, même à long terme, pour ne pas aggraver son déséquilibre financier. De son côté, l'ONU pourrait apporter sa contribution, mais elle sera versée avec la lenteur des bureaucraties internationales, et comme un moyen de pression politique. Enfin, à la stupéfaction du gouvernement, le Hezbollah s'est montré extrêmement actif dans cette reconstruction en aidant les réfugiés, en mobilisant ses propres ingénieurs, le tout avec la rapidité d'une ONG. Le mouvement a annoncé qu'il verserait 10.000 dollars pour chacune des 15.000 habitations détruites.

Quels sont les enjeux de la reconstruction ?

C'est avant tout de ne pas reproduire les erreurs passées. Outre la corruption et la volatilisation des fonds dédiés à la reconstruction, les choix stratégiques ont été désastreux, avec par exemple la démolition de l'ancien aéroport, un bijou architectural, pour y mettre le plus grand et le plus laid de tout le Moyen-Orient, ou la reconstruction de la cité sportive de Beyrouth comme l'une des principales priorités de la reconstruction. Enfin, les efforts se sont concentrés uniquement sur Beyrouth. Pour l'heure, l'armée libanaise a été extrêmement efficace dans le remplacement des ponts et des infrastructures. Mais le pays reste aux mains de ceux qui avaient si mal géré la précédente reconstruction. Il faut donc se garder de tout optimisme.

Où en était l'économie libanaise avant le conflit ?

Le pays souffre de la politique de reconstruction menée depuis 1992 par le Premier ministre Rafiq Hariri. Non seulement le montant de la dette déclarée s'élève actuellement à 40 milliards de dollars, pour des travaux de reconstruction n'ayant pas excédé 7 milliards et une dette publique ne dépassant pas 2 milliards en 1992, soit 33 milliards d'intérêts versés par le Trésor public sur un capital n'ayant pas dépassé 9 milliards, du fait d'une politique monétaire et financière aberrante. De plus, la corruption n'a jamais cessé. L'orientation structurelle de l'économie a également été désastreuse, avec des profits concentrés sur les secteurs foncier et financier ainsi que le tourisme de luxe, au détriment de l'agriculture et de l'industrie ou des services à forte valeur ajoutée et d'une économie plus équilibrée entre toutes les régions du pays. Le vieux rêve de faire du Liban le Monte-Carlo ou la Suisse du Moyen-Orient a été catastrophique. D'autant qu'aujourd'hui, les économies arabes avoisinantes rivalisent largement avec le système financier et l'ouverture internationale du Liban.

Sans la corruption et la mauvaise gestion économique, où en serait le Liban aujourd'hui ?

Le pays pourrait être aussi dynamique que Malte, Chypre ou l'Irlande, si son potentiel était mis en oeuvre et correctement exploité par une bonne politique économique. Longtemps lanterne rouge de l'économie européenne, dominée par la Grande-Bretagne et victime d'une émigration de cerveaux, l'Irlande a su utiliser son niveau d'éducation élevé pour sortir de l'ornière. Et cela malgré l'IRA et les problèmes en Irlande du Nord. Le Liban devrait employer les fonds de reconstruction de la même façon que l'Irlande ceux accordés par l'Union européenne. Le pays du cèdre devrait exploiter l'immense richesse de ses ressources humaines, hydrauliques, agricoles, touristiques et s'orienter vers des secteurs de pointe, comme les technologies ou la recherche médicale. Enfin, le Liban devrait réformer son système monétaire, où coexistent actuellement livre libanaise et dollar, liés par une parité fixe.

La Tribune, 30 août 2006

http://www.aloufok.net/article.php3?id_article=3349

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