Le monde change et si on changeait le monde

Avec Bouli Lanners, il faut se dire « tu ». Le cinéaste et acteur belge actuellement au cinéma dans Louise Michel aux côtés de Yolande Moreau et primé à Cannes pour Eldorado se livre ici dans sa dernière sortie presse avant un an. Et il n’a pas sa langue en poche. Une interview sur son actualité, le monde, la crise et Gaza.

Interview : Julien Versteegh

Eldorado, le film de Bouli Lanners primé à Cannes, met l’homme au centre de l’histoire. « C’est important de parler de l’homme. Le reste ne m’intéresse pas » explique le réalisateur et comédien belge. (Photo Versus Productions, Nicolas Bomal)

Pictures

Si tu devais te décrire en quelques mots, c’est qui Bouli Lanners ?

Bouli Lanners. C’est juste un cinéaste paysan. Je suis de la campagne et je revendique mes origines. Je fais du cinéma maintenant, c’est pourquoi je suis connu du public. Donc pour le public je ne suis que ça, un cinéaste.

Tu te prédestinais à la peinture.

Bouli Lanners. Le cinéma ne fait pas partie de ma culture, il n’y avait pas de cinéma là où j’étais quand j’étais petit, il n’y avait pas de cinéma belge populaire dans les années 70. Ce n’était pas envisageable de devenir cinéaste. C’est venu par hasard.

Tu as commencé en TV.

Bouli Lanners. C’est cela. En faisant des pubs, mais surtout en télé où j’étais décorateur, j’ai fait tous les métiers.

Tu as joué un affreux geôlier dans Lumumba de Raoul Peck. C’était important pour toi de participer à ce film ?

Bouli Lanners. Lumumba c’était important dans ma vie à ce moment-là. J’étais beaucoup en connexion avec l’Afrique. J’étais avec des gens qui ont toujours milité pour la reconnaissance de l’indépendance africaine, c’étaient des gens qui avaient connu Lumumba. Lumumba pour moi c’est un vrai démocrate africain qui n’a pas pu exprimer sa démocratie jusqu’au bout. C’est un vrai révolutionnaire au même titre que Sankara mais les vrais révolutionnaires en Afrique se sont tous fait dégommer. C’était bien pour moi d’avoir l’opportunité de jouer dans ce film et de faire un salaud de Belge parce qu’à ce moment là l’implication de la Belgique dans le meurtre de Lumumba et de manière générale dans la colonisation de l’Afrique n’était pas encore connue de l’opinion publique. Maintenant on en parle, mais c’est trop tard.

Ton travail a été récompensé à Cannes avec trois prix de la quinzaine des réalisateurs pour ton film Eldorado et pour différents concours…

Bouli Lanners. Le film sort encore en Europe, aux Etats-Unis et au Canada. Le film est dans le coffret des César et représente la Belgique pour la sélection internationale des Oscars.

Tes impressions sur ce succès ?

Bouli Lanners. Cela fait du bien, mais je ne suis pas un jeune loup, j’ai 43 ans, j’ai toute une vie avant, donc cela fait du bien à un moment donné d’avoir de la reconnaissance. Au delà de flatter son ego, ce qui n’est pas du tout intéressant, cela me permettra de réaliser des films plus facilement.

Eldorado, voilà un film où l’homme est au centre du propos. C’est important pour toi.

Bouli Lanners. Dans mon cinéma, je ne parle jamais que pour moi, je ne suis pas un donneur de leçons. C’est important de parler de l’homme. Le reste ne m’intéresse pas. D’ailleurs si même j’essaie de faire un film de genre, quelque chose doit revenir sur l’homme. Et c’est souvent lié à la famille aussi. Sur la famille éclatée, il y a quelque chose de récurent de manière inconsciente.

Il y a un côté christique dans ce film avec cette scène du début où ce personnage se prend pour le christ « mais qui n’est pas venu se faire crucifié une seconde fois ». Cela signifie quoi ?

Bouli Lanners. Cette scène n’était pas écrite. On a commencé à tourner et tout d’un coup ce type était là, il est resté la journée avec nous. Il correspondait vraiment au genre de fracture que porte mon personnage dans le film. Et puis le soir on lui a demandé de parler et il a sorti cette phrase que je trouve magnifique avec un Jésus Christ extrêmement pragmatique. C’est un peu le parcours du gars qui n’a pas envie de se faire crucifié une deuxième fois.

Tu es l’un des initiateurs du Festival de Kanne en Belgique. De quoi s’agit-il ?

Bouli Lanners. Cela a commencé en 1994. Le monde était différent dans la mesure où il n’y avait pas internet, youtube etc. J’ai toujours été fasciné par l’art brut et ce n’est pas vraiment répertorié, c’est plus rare. J’ai rencontré Leny Settol, qui d’ailleurs joue dans Louise Michel. Ces films avaient une espèce de saveur particulière. On voulait montrer des films ratés, des films bruts et des trucs qu’on faisait nous même et c’est comme cela que j’ai commencé. C’est grâce à cela que je suis devenu réalisateur, cela a lancé ma carrière. On avait des films de partout dont des films flamands, wallons, il y avait un peu de tout.

C’est important de présenté des films néerlandophones et francophones dans le contexte actuel ?

Bouli Lanners. Aujourd’hui oui, c’est essentiel. C’est le dernier rempart contre la fracture totale entre le nord et le sud, c’est la culture. De manière naturelle il y a quelque chose qui fait que l’on peut travailler ensemble. Quand pendant 20 ans on dit de son voisin que l’on ne l’aime pas, c’est évident que cela met une fracture. Mais il est toujours temps de reconstruire des relations et c’est essentiel de pouvoir travailler avec des flamands, diffuser des films wallons en Flandre et des films flamands en Wallonie.

Tu as déclaré dans les colonnes du Soir que l’on livre une version édulcorée de l’histoire et que finalement la question communautaire n’est rien d’autre qu’une histoire de classe sociale. Peux-tu expliquer ?

Bouli Lanners. Il est clair que des merdes comme Bart De Wever, qui est historien, sont des gens extrêmement dangereux car ils revisitent l’histoire, c’est une espèce de révisionnisme à la Belge. Il est clair que la langue française était la langue prédominante. La langue française était parlée par la bourgeoisie flamande. Mes grands parents qui étaient wallons et paysans ne parlaient pas français. Tout ce truc sur la langue française qui était imposée à tout le monde c’était la bourgeoisie qui l’imposait parce qu’elle trouvait cela plus chic. Et la bourgeoisie, elle est toujours en place. C’est une question de classe sociale.

Ton actualité c’est Louise Michel. Des ouvrières licenciées décident de buter leur patron. Tu joues le rôle du tueur. Pourquoi ce thème ?

Bouli Lanners. Il y a un cynisme de plus en plus grand de la part du grand patronat. Mais il faut prendre le film comme une farce. Ce n’est pas un appel au meurtre, c’est un appel au débat. Et si on veut un débat, il faut que le propos de la farce soit plus fort que la réalité. On se rend compte suite à la crise que ce film a quelque chose d’exutoire pour pas mal de gens. Ils se retrouvent dans le propos. Pas mal de gens se sentent lésés ou humiliés par les grandes sociétés et n’ont pas vraiment de possibilité de réactions. Un film comme cela est salutaire. De la part des patrons, voir qu’un film comme cela marche très bien, cela peut aussi leur donner une réflexion. Parce que 300 000 personnes qui vont voir en France un film où on bute le patron parce qu’on se fait viré, au moins ils le savent.

Nous sommes toujours dans un opposition capital-travail si je t’endends bien.

Bouli Lanners. Je pense qu’on n’est plus dans un monde de gauche et de droite. Ils veulent la même chose, un pouvoir d’achat. Tant que l’idée du bonheur est en fonction du capital et du pouvoir d’achat, on sait que ce n’est plus possible. Il faut réinventer de nouveaux idéaux et il faut réintégrer dans la notion de bonheur autre chose que le pouvoir d’achat. On ne peut plus construire une société qui ne fonctionne que sur la rentabilité et le profit. Que le profit soit réparti ou pas, c’est toujours le profit qui domine et cela ne va pas. Même si je suis quelqu’un de gauche fondamentalement, je sens que tout bascule et ma pensée aussi.

Louise Michel, un petit clin d’œil à la Commune de Paris. Pourquoi ?

Bouli Lanners. Ce sont les cinéastes qui l’ont voulu. Cela a toujours été une figure emblématique qui nous a marqués. Son combat a duré tout le long de sa vie, elle a été déportée, c’est une des premières militantes féministes, une des premières à avoir dénoncer le colonialisme français. C’est quelqu’un qui était vraiment en avance sur son temps, une espèce de force de la nature qui force le respect. C’est un hommage.

La crise économique frappe durement les petites gens, qu’est-ce que tu en penses ?

Bouli Lanners. Cela va tous nous concerné. Le crash boursier c’est une chose dans lequel des gens qui ont boursicoter ont perdu de l’argent, mais c’est maintenant que cela va être le plus dur. C’est la récession qui s’annonce longue et douloureuse et je pense que la Wallonie ne va pas en ressortir grandie. Cela sera très dur dans les deux ou trois ans à venir. Par contre je me dis que c’est un bouleversement réel et que c’est peut-être le moment de changer les mentalités. La crise est quelque chose de très douloureux, on en souffre tous. Le monde ne peut pas appartenir qu’aux marchands, qu’aux militaires ou qu’aux religieux. On est en train de passer à autre chose je l’espère.

Que penses-tu du sauvetage des banques à hauteur de milliard d’euros alors que la culture a grand besoin d’argent par exemple ?

Bouli Lanners. C’est la continuation du monde qui n’appartient qu’aux commerçants. Que l’argent ne vienne pas à la culture en temps de crise cela me paraît normal, l’argent doit aller à l’essentiel, je ne vais pas revendiquer des hausses de budget alors que les gens doivent avoir un minimum pour vivre décemment, mais le sauvetage des banques… On nous a tellement fait peur en disant que tout allait s’effondrer, que les gens ont trouvé normal que l’État intervienne. Mais après réflexion on a vraiment renfloué ceux qui ont floués et biaisé tout le monde et c’est là que le bas blesse. Et je trouve que cette commission d’enquête est nécessaire et j’espère qu’elle sera bien menée, mais il faut surtout des organismes de contrôle sur le système financier.

Et la crise politique récente ?

Bouli Lanners. Laquelle ? (rigole) Tout ce qui s’est passé depuis un an et demi est lamentable. Je pense que si on croit à l’Europe, cela ne peut être que la continuité de la Belgique qui est le noyau dur de l’Europe. Si on commence à régionaliser à outrance le cœur de l’Europe, c’est tout qui peut se barrer en couille. C’est complètement crétin tous ces débats et cela donne une image de merdre de la Belgique. À tous les niveaux c’est un gâchai total. Il y a une nouvelle génération de politique, celle d’Yves Leterme, qui n’a absolument pas assuré. Maintenant ce sont les vieux dinosaures qui reviennent. Moi ce que j’espère c’est qu’il y ait une nouvelle classe politique qui émerge.

Ton dernier coup de gueule en date, ton action pour supporter la candidature de Liège comme capitale culturelle contre Mons. Peux-tu nous en dire plus ?

Bouli Lanners. Mon coup de gueule, que ce soit Liège ou Mons, fondamentalement je m’en fous. Ce que je n’ai pas supporté c’est qu’il soit dit que ce sera Mons et puis point. Il n’y a pas de concurrence saine entre les villes, c’est un diktat du boulevard de l’Empereur (siège du PS, ndlr) qui a décidé la candidature unique de Mons. Je n’étais pas le seul puisque nous sommes 22 000 à avoir signer pour supporter la candidature de Liège. Ensuite ce qui m’a énervé c’est que ces signatures ne soient pas déposées à la ville. J’ai eu un coup de sang comme tous les Liégeois. J’ai donc pris les signatures et je les ai déposé. Maintenant s’il n’y a pas de dossier culturel, ce qui sans doute est le cas, que les politiques assurent leurs responsabilités.

Les évènements de Gaza ?

Bouli Lanners. Je ne peux que me rallier à ce que tout le monde dit. Plus cela avance plus cela me met mal. Je ne sais pas ce qu’il faut faire, c’est absolument abominable au même titre de ce qui se passe dans l’est du Congo. Cela me rend triste à mourir. Je ne peux pas accepter les tirs de roquettes sur Israël, mais là c’est un massacre généralisé. Je ne comprends pas comment les puissances étrangères n’interviennent pas. Il y a un truc que je ne pige pas.

Changer le monde ou le réformer ?

Bouli Lanners. Le monde change de toute façon. A nous de changer quelque chose dans notre société pour que cela n’aille pas trop loin.

Actuellement au cinéma

Louise Michel

Quelque part en Picardie, le patron d’une entreprise de cintres vide son usine dans la nuit pour la délocaliser. Le lendemain, les ouvrières se réunissent et mettent le peu d’argent de leurs indemnités dans un projet commun : faire buter le patron par un professionnel.

Un film de Gustave Kervern et Benoît Delépine

Avec Yolande Moreau, Bouli Lanners, Benoît Poelvoorde, Mathieu Kassovitz

Source : http://www.pvda.be/fr/hebdomadaire/article/article/le-monde-change-et-si-on-changeait-le-monde-1-le-cineaste-bouli-lanners.html

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