Le Japon des luttes

Confronté aux suites du séisme et du raz-de-marée qui ont frappé le nord-est de l’archipel, le 11 mars dernier, le Japon traverse une crise multiforme. La catastrophe nucléaire de Fukushima met en question le modèle énergétique de développement. L’impotence du gouvernement confirme l’échec des tentatives de réformes d’un régime politique sclérosé.

Les conséquences économiques sont encore difficiles à évaluer, mais elles seront lourdes (endettement, etc.). Quant aux attaques sociales, elles s’annoncent sévères : les possédants feront tout pour faire payer cette crise –comme les autres– par celles et ceux d’en bas ; ils prendront prétexte de l’urgence pour s’attaquer plus avant aux droits des travailleurs, des démunis.

 

Depuis les années 1980, le mouvement social japonais (compris ici comme un ensemble de mouvements militants) est fragmenté, sectorialisé, souvent ancré dans des réalités locales, mais sans capacité d’action nationale. La crise actuelle va-t-elle permettre une nouvelle convergence de résistances multiformes et la renaissance d’un combat contestataire, porteur d’alternatives, à l’échelle de l’archipel, comme ce fut pour la dernière fois le cas dans les années 1960-1970 ? C’est une question essentielle.

 

L’arrière-plan historique

 

D’un côté, le Japon s’est imposé comme la première puissance impérialiste non occidentale et fut longtemps la deuxième économie du monde (aujourd’hui la troisième, derrière les États-Unis et la Chine). De l’autre, vaincu de la Seconde Guerre mondiale, il s’est vu intégré en position subordonnée au dispositif géostratégique des États-Unis en Asie orientale.

 

A partir de 1945, le mouvement ouvrier fut impulsé par le Sanbetsu, lié au Parti communiste japonais (PCJ), mais la radicalisation sociale a été endiguée dès 1947 et l’avortement de la grève générale. Avec les débuts de la guerre froide, de la répression anticommuniste et du conflit coréen, ce fut en 1950 au tour du Sohyo, socialiste, de dominer à gauche le paysage syndical. Une décennie plus tard, une nouvelle vague de radicalisation a pris forme, à l’heure cette fois de l’escalade militaire des États-Unis en Indochine. Mais elle fut à nouveau défaite, dans la seconde moitié des années 1970.

 

L’héritage des années 1960-1970

 

Radicalité et défaite ont profondément marqué les mouvements sociaux issus de cette période.

 

Syndicats. La centrale socialiste Sohyo était surtout forte dans le secteur public alors que les syndicats très droitiers liés au Domei étaient généralement les seuls à pouvoir opérer dans les grandes entreprises privées. Au tournant des années 1990, le Sohyo et le Domei ont laissé place à une centrale unique, Rengo (Confédération japonaise des syndicats, JTUC). Cette fusion syndicale s’est faite au profit de la droite. Les syndicats liés au PCJ, Zenroren (Confédération nationale des syndicats, NCTU), à la gauche socialiste et à l’extrême gauche ont constitué leurs propres fédérations, très minoritaires, comme Zenrokyo (Conseil national des syndicats, NTUC, qui comprend quelque 130 000 membres) ou l’Union nationale interprofessionnelle des travailleurs (NUGW).

 

Politique. Lors du conflit sino-soviétique, solidarité asiatique oblige, le PCJ s’est affirmé pro-Pékin avant de se déclarer « neutre », ce qui a retardé la formation d’organisations maoïstes. Ainsi, au début des années 1960, la nouvelle extrême gauche était surtout de référence trotskyste ou luxemburgiste. Très combative, la gauche radicale japonaise était considérée comme l’un des fleurons de la vague anti-impérialiste de la jeunesse dans le monde. Malheureusement, alors qu’elle était affaiblie par le déclin des luttes et soumise à un harcèlement policier constant, elle a vu quelques-unes de ses principales organisations s’engager dans des guerres fratricides (uchigeba).

 

La social-démocratie nippone n’a jamais offert une alternative consistante au règne de la droite. Quant au PCJ, il bénéficie surtout d’une implantation locale. La gauche politique n’a pesé que marginalement dans le Japon des décennies passées.

 

Paysans. L’agriculture japonaise est largement constituée de petites exploitations et la droite a toujours voulu en faire sa clientèle électorale. Néanmoins, l’une des principales luttes phares de la période s’est menée avec des paysans, de 1966 à 1978, contre la construction de l’aéroport international de Narita, au nord de Tokyo. Résistance à la dépossession de la paysannerie, rejet du modèle de développement autoritaire, dénonciation du rôle joué par le Japon dans la guerre aérienne en Indochine… Tous les mouvements radicaux de contestation se sont retrouvés à Sanrizuka dans des confrontations répétées et spectaculaires avec les forces de répression.

 

Femmes. Dans une large mesure, l’égalité formelle des droits a été reconnue pour les femmes dans la Constitution de 1947, inspirée par l’occupant étatsunien. Néanmoins, la « seconde vague » féministe s’est affirmée assez tôt au Japon, à l’occasion de la radicalisation étudiante, s’attachant notamment à la substantialité de ces droits dans le monde du travail (en lien avec l’extrême gauche) ou en soutien aux femmes au foyer (housewife feminism), donnant naissance à des traditions variées : féministes socialistes, écoféministes…, mais pas à un grand mouvement autonome et unitaire de femmes.

 

Anti-guerre. Rejet du militarisme antérieur, le pacifisme forme depuis la Seconde Guerre mondiale un véritable fond culturel au Japon. Il a donné naissance dans les années 1960-70 à un puissant mouvement radical, anti-impérialiste, contre le pacte de sécurité nippo-américain (AMPO). Avec le reflux des mobilisations nationales, la résistance s’est poursuivie autour des grandes bases américaines, notamment au sud de l’archipel, à Okinawa (90 000 manifestants annoncés le 25 avril 2010…).

 

Environnemental. L’importance de la question écologique s’est notamment affirmée dans le cours des années 1970 par le biais de la santé publique : les empoisonnements provoqués par un développement capitaliste sauvage. L’exemple le plus connu est celui de la « maladie de Minamata », du nom de la région côtière mortellement polluée par une usine chimique (Chisso) rejetant du mercure dans la mer et contre laquelle fut menée une longue lutte populaire.

 

A l’heure de la mondialisation

 

Le Japon est probablement l’un des pays où la coupure entre la génération militante des décennies 1960-70 (les « années de feu ») et celle d’aujourd’hui est la plus profonde. La continuité des résistances s’est surtout manifestée localement et sur de nombreux terrains : bases américaines, centrales nucléaires, réseaux de solidarités sociaux, réseaux intersyndicaux dans des zones industrielles, protection environnementale, modes de vie…

 

Néolibéralisme. Le mouvement ouvrier s’est révélé incapable de faire face à l’offensive néolibérale des années 1990. Aujourd’hui, le risque et grand de voir le patronat saisir l’occasion de la crise ouverte par le tsunami du 11 mars et la catastrophe de Fukushima pour remettre encore plus en cause les droits sociaux. Cependant, durant la période de recul, les syndicats radicaux ont accumulé une expérience variée d’organisation sur le plan local que ce soit avec des mouvements citoyens ou en direction de secteurs délaissés par le syndicalisme dominant (immigrés, petites entreprises…).

 

De même, la paysannerie est menacée de quasi-disparition par l’ouverture des frontières au libre-échange des produits agricoles. Cette menace a facilité la rencontre entre le mouvement nippon Noumiren et la Voía campesina sur le plan international.

 

International. Des mouvements altermondialistes comme People’s Plan Japonesia ou Attac ont vu le jour, sans pour autant prendre la même ampleur que dans d’autres pays. Le Japon a été l’hôte militant de contre-sommets, comme lors du G8 d’Hokkaido en juillet 2008. Des organisations nippones participent aux forums mondiaux ainsi qu’aux réseaux asiatiques, mais cette participation est limitée par la barrière linguistique (bien que les jeunes parlent plus que leurs parents des langues occidentales).

 

Les mouvements japonais n’en jouent pas moins un rôle pivot dans des solidarités en Asie du Nord-Est. En défense des travailleurs coréens ou taïwanais par exemple (les anciennes colonies). Ou dans l’élaboration d’une conception de la sécurité internationale du point de vue des peuples et non des gouvernants, comme lors du contre-G8 d’Okinawa en 2000.

 

A l’heure des catastrophes humanitaires

 

Au point de rencontre de quatre plaques tectoniques, le Japon vit dans l’attente annoncée du Grand Tremblement de terre qui détruira Tokyo. Un séisme de force 9 est bien advenu, le 11 mars 2011, mais dans le Nord-Est, suivi d’un raz-de-marée exceptionnel et du désastre de Fukushima. Pour l’heure, la seule bonne nouvelle est que les constructions antisismiques nippones ont bien tenu le choc. Le tsunami a dévasté les côtes et la population japonaise est confrontée à une catastrophe nucléaire comparable à celle de Tchernobyl, en Ukraine (1986).

 

Nucléaire. Malgré la mémoire vive d’Hiroshima-Nagasaki –le plus grand des crimes de guerre, commis par les États-Unis–, le Japon est avec la France l’un des pays où le « consensus nucléaire » (civil) des élites pèse comme une chape de plomb sur la société, étouffant la contestation. Tchernobyl avait provoqué un regain du mouvement antinucléaire, qui était retombé au bout de deux ans. Il reprend aujourd’hui vigueur. Cela se manifeste avant tout localement, notamment par la résistance des populations à la remise en marche de réacteurs à l’arrêt. Par des manifestations citoyennes aussi, comme le 10 avril dernier (17 500 manifestant-e-s à Tokyo).

 

Social. Les conséquences sociales du tsunami (une catastrophe d’origine naturelle) et de Fukushima (une catastrophe d’origine humaine) sont dévastatrices : les évacué-e-s se comptent pas centaines de milliers et vivent la précarité ; nombre de salariés risquent de se retrouver au chômage, leurs entreprises ayant été détruites ou étant en zone menacée par la radioactivité ; paysans et pêcheurs des localités contaminées ne pourront plus produire nul ne sait à quel point la crise nucléaire va s’aggraver et jusqu’où la radioactivité va s’étendre…

 

Des mouvements sociaux ont appris à agir en situation de catastrophe, comme des syndicats du NTUC lors du séisme de Kobé, en 1995. Mais c’est la première fois depuis la guerre qu’ils doivent faire face à une situation de crise d’une telle ampleur. Ils ont besoin de notre aide.

 

Internationalisme. Nous avons connu bien des catastrophes humanitaires dans le monde, ces dernières années. Après celle de la Nouvelle-Orléans aux États-Unis (2005), la douloureuse expérience japonaise montre aujourd’hui que la solidarité reste nécessaire, même quand les pays frappés sont des puissances économiques. Les inégalités sont avivées en temps de crise et, si les mouvements sociaux n’ont pas les moyens de les défendre, ce seront là comme ailleurs les pauvres qui paieront la note d’une catastrophe dont ils ne sont pas responsables.

 

Nous devons être à même de promouvoir notre propre conception de l’aide humanitaire, indépendante de celle des gouvernants, qui réponde tout à la fois à l’urgence en acheminant les secours directement aux plus démunis et à des enjeux sociaux plus larges et durables : en renforçant les organisations qui, sur place, défendent les droits de celles et ceux « d’en bas ». La solidarité militante, de mouvements sociaux à mouvements sociaux, s’impose bel et bien à nous comme une obligation internationaliste.

 

 

P.-S.

* L’association Europe solidaire sans frontières (ESSF) mène une campagne de solidarité Japon, le destinataire des fonds collectés étant la régionale Nord-Est du Conseil national des syndicats (NTUC). Voir l’appel et les nombreuses informations sur la situation dans l’archipel sur son site europe-solidaire.org

 

Source: CADTM

 

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