La vietnamisation de l'Irak

2 décembre 2004

Neuf mois se sont écoulés depuis que nous avons écrit les lignes qui précèdent. Neuf mois, le temps d’une grossesse pour beaucoup de mères irakiennes. Dans quel pays naissent en décembre 2004, leurs enfants conçues en mars 2004, un après le début de la guerre ?

Dans un pays ravagé plus que jamais par la guerre d’agression et l’occupation des Etats-Unis. Pour dépasser l’âge de 5 ans, ces enfants devront franchir bien des obstacles.

Il leur faudra échapper aux bombardements. Ceux de l’occupant. Le journal scientifique The Lancet a établi qu'au moins 100.000 personnes sont mortes des suites de l'agression américaine. 84% de ces morts sont directement imputables à l'action des troupes américaines et britanniques. 95% des victimes ont été tuées par des attaques aériennes et des tirs d'artillerie, qui ont touché principalement des femmes et des enfants.

Ils devront éviter la malnutrition chronique dont souffrent près d’un enfant sur quatre en Irak aujourd’hui.

Ils devront être préservés de maladies mortelles qui ont augmenté de manière dramatique. Ce qui provoquent la résurgence de maladies infectieuses, du choléra, de la malaria et de la typhoïde . Notamment dues aux longues coupures d’électricité et au manque d’eau potable.

Pour ne pas devenir orphelins, leurs parents ne devront pas être victimes ni de meurtres, ni de viols ou de kidnappings dus à une insécurité galopante. Le risque de mourir de mort violente est aujourd’hui 58 plus élevée en Irak qu’avant l’invasion .

Pour être nourris, leurs parents ne devront faire partie des 70% d’Irakiens au chômage qui ne disposent d’aucun revenu.

Neuf mois qui ont confirmé ce que nous écrivions: les Irakiens ne veulent pas de l’occupation.

Ainsi, d'après un sondage indépendant réalisé en mai dernier, seulement 2% des Irakiens voient encore les Américains comme des libérateurs.

D’après un sondage de l’“Iraq Center for Research and Strategic Studies » en juin 2004, 80% des Irakiens souhaitent le retrait immédiat des troupes d’occupation .

Le prétendu gouvernement irakien provisoire mis en place par les Etats-Unis n'a pas non plus le soutien de la population : 92% le rejettent.

La CIA confirme après coup ce que nous écrivions : la résistance était préparée

Le rapport officiel américain Duelfer, issu du « Iraq Survey Group », un groupe de 1500 personnes créé par la CIA pour chercher des armes de destruction massive, d’avril 2003 à septembre 2004 a également confirmé ce que nous écrivions: la résistance armée a bien été préparée et organisée par l’ancien régime nationaliste avant la guerre.

Citons un récent article éclairant paru dans le Los Angeles Times:

“Le rapport de l’Iraq Survey Group, basé partiellement sur des interrogatoires de chefs capturés de l’ancien régime irakien, affirme que Saddam avait planifié un retrait de ces troupes loyalistes après une percée initiale US et d’engager ensuite les Américains dans un type de conflit plus favorable aux Irakiens… « Saddam croyait que le peuple irakien ne pourrait supporter d’être occupé et conquis par les Etats-Unis et qu’il résisterait- ce qui mènerait à une insurrection » affirme le rapport du chef des inspecteurs Charles Duelfer. « Saddam affirme qu’il prévoyait une guerre qui évoluerait d’une guerre traditionnelle à une insurrection ». Le dictateur a dit à ses conseillers et ses commandants militaires avant l’invasion de rester sur le champ de bataille pour huit jours, jusqu’au moment où il « décollerait », selon le rapport.

Le rapport Duelfer conclut que les instructions de Saddam, répétées à trois occasions au moins, étaient un signe de sa stratégie d’ensemble d’épuiser les forces US avec le temps, même s’il n’a pas directement coordonné la résistance dans les huit mois précédant sa capture en décembre 2003.

Ainsi, le rapport affirme que d’août 2002 à janvier 2003, les commandants irakiens ont reçu des ordres de cacher des armes dans le pays. Les officiers de renseignement affirment qu’au lieu d’étudier les techniques de combat de la guerre des tanks, Saddam et certains de ses généraux ont épluché les livres sur les techniques de guérilla écrits par des communistes vietnamiens.”

Même la CIA doit aujourd’hui le reconnaître : la stratégie de guérilla actuelle a été décidée au plus haut niveau avant guerre. Et sur base de l’étude de la guerre de libération du Vietnam, dirigée par le Parti Communiste d’Ho Chi Minh.

Un ancien conseiller de Clinton : « L’Irak pire qu’au Vietnam »

Depuis neuf mois, cette résistance a pris de l’ampleur et porté des coups de plus en plus sérieux à l’occupant.

La situation n’est guère favorable à l’armée américaine:

– De nombreuses villes ont échappé ou échappent encore au contrôle des forces américaines : Fallujah, Ramadi, Baquba, Samarra, Latifyah, Mosul, Najaf, Kut, des parties de Bagdad,…

– la moyenne des tués et blessés américains est de 747 par mois depuis la fin juin, contre 415 durant les 15 premiers mois de l'occupation

– le nombre de résistants armés est passé, d'après le général-major britannique Andrew Graham, de 5.000 en novembre 2003 à 40-50.000 en septembre 2004.

Selon le général Eric K. Shinseki, l'ancien Chef de l'État Major américain, il faudrait des centaines de milliers de soldats pour vraiment contrôler le pays .

L'aversion de la population irakienne envers l'occupation américaine se transforme en résistance. L'armée américaine est attaquée en moyenne 80 fois par jour. Bilan au 1er décembre 2004: 1.255 soldats tués, 15.000 blessés. Des millions d'Américains réclament aujourd'hui, ce qu'exige la population irakienne depuis le premier jour: le retrait immédiat des troupes américaines et alliées d'Irak.

Au-delà des sourires de façade, cette résistance a approfondi les contradictions au sein même de l’armée des Etats-Unis, au bas mais aussi en haut de la hiérarchie. Mais aussi avec les alliés et autres puissances mondiales.

A la base de l’armée américaine en Irak, les actes de mutinerie, de désertions et de désobéissance se multiplient. Les extraits de lettres de militaires US envoyés du front à Michaël Moore résument l’évolution des mentalités . Un certain RH écrit : « Je suis venu en Irak avec des idées de tuer des gens que je pensais horribles. J’étais du genre « L’Irak à la merde, que ces gens aillent se faire foutre, j’espère en tuer des milliers. » Je croyais mon président. Mon unité était une des premières à entrer dans Bagdad. J’avais si peur.Je ne savais pas quoi penser. Voyant ces morts pour la première fois. Des gens coupés en deux. Des petits enfants sans jambes. C’était écrasant, ces visions, sons et la peur (…) Je déteste l’armée et ce boulot.”

”Specialist Willy” écrit à Moore en mars 2004: “C’est aussi très dur de parler aux gens sur cette guerre. Ils n’aiment pas entendre que la raison pour laquelle ils sont loin de chez eux c’est de la foutaise, ou que leur « président » ne se préoccupe pas d’eux. » Mais Willy envoie un nouveau message en août: ”La perception des gens de cette guerre a changé de 180° depuis que nous sommes ici. Un des nôtres a été tué dans une attaque au mortier la première semaine, et depuis, les choses changent complètement. »

Aujourd’hui, plus de 5000 militaires US ont déserté et certains ont même demandé l’asile politique au Canada…

Sydney Blumenthal, ancien conseiller de Bill Clinton, admet que la situation est aujourd'hui pire qu'au Vietnam. Les généraux américains sont extrêmement divisés sur la voie à suivre. Andrew Terrill, professeur au prestigieux Army War College et spécialiste de l'Irak, avoue: «Je ne vois aucune lumière à l'horizon. Je ne pense pas qu'on puisse tuer l'insurrection. Nous voyons des attaques militaires toujours plus larges et plus coordonnées. L'insurrection a montré sa capacité à se régénérer elle-même car elle trouve les gens voulant remplacer ceux qui sont tués. Le climat politique est toujours plus hostile à la présence américaine.»

Et Jeffrey Record, professeur à l'Air War College, admet: «Je ne vois pas de sortie. Nous avons déjà connu ça avant. Cela s'appelait la vietnamisation. Mais nous avions, à l'époque, plus de temps et d'argent pour construire un Etat qu'aujourd'hui en Irak.» Et le général Odom avoue: «Cette région est beaucoup plus volatile qu'au Vietnam et nous sommes en plus grande difficulté avec nos alliés traditionnels».

Le soutien des pays alliés aux Etats-Unis s'effrite. Après l'Espagne, les Philippines ont décidé de quitter l'Irak. 8 pays ont quitté la fameuse “coalition of the willing” depuis mars 2003. Les gouvernements de Blair et Berlusconi sont affaiblis, tandis que les pays de l'Est font face à une opposition croissante de leur opinion publique: trois Polonais sur quatre se déclarent pour le retour immédiat de leurs troupes.

La campagne électorale qui a conduit à la réélection de Bush a montré une profonde division dans la société américaine, particulièrement sur la guerre en Irak. Et contrairement, à ce qu’on pourrait croire, l’administration Bush fait face à des difficultés croissantes pour imposer sa domination mondiale.

Richard Haas, président du Council of Foreign Relations, affirme que l'administration Bush doit agir avec beaucoup plus de contraintes que lors de son premier mandat. En cause: la dette extérieure croissante, une dépendance énergétique grandissante, l'augmentation de l'anti-américanisme et surtout la guerre en Irak. «La guerre en Irak a diminué les choix possibles ailleurs. C'est la réalité objective. Dans les derniers 18 mois, la politique étrangère américaine a déjà dû se restreindre.»

Ainsi la marge de manoeuvre des Etats-Unis pour entraver la formation de nouvelles alliances anti-américaines est plus limitée. La Chine vient par exemple de signer le contrat du siècle avec l'Iran: un contrat de 70 milliards de dollars (53 milliards d'euros) pour assurer l'exportation de gaz et de pétrole vers la Chine .

Les contradictions avec certains grands pays européens restent elles aussi importantes. Ainsi, la France a annoncé qu'elle soutiendrait la tenue d'une conférence sur l'Irak à condition que la résistance y participe aussi, aux côtés des partis présents au gouvernement . Ce qui a été rejeté par les Américains. Le 5 novembre, Chirac a quitté le sommet européen au moment où le Premier ministre irakien Allawi était présent.

La France, l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne, la Grèce et le Luxembourg ont aussi refusé d’assigner leurs officiers OTAN à l’entraînement d’officiers de la nouvelle armée irakienne pro-US, fait sans précédent dans l’histoire de l’alliance . Ceci démontre que les contradictions entre une partie de l’Europe et les Etats-Unis qui se sont exprimées avant la guerre, sont toujours bien là .

Deux armes de mensonges massifs: l’installation de la démocratie et la lutte contre le terrorisme islamiste

Devant cette situation politique et militaire, les experts du Pentagone et du Département d’Etat américain ont avancé deux armes de mensonges massifs pour tenter de convaincre l’opinion publique mondiale de ne pas soutenir la résistance légitime du peuple irakien :

– Il n’y a plus d’occupation. Il y a un gouvernement irakien qui a demandé le maintien des troupes américaines sur son territoire pour assurer la sécurité.

– Il n’y a pas de résistance. Il y a des terroristes fondamentalistes, venus de l’étranger qui veulent installer un régime islamiste.

Premier mensonge : « Il n’y a plus d’occupation. Il y a un gouvernement irakien légitime»

L’intronisation d’un gouvernement irakien prétendument souverain le 28 juin 2004 'est la reproduction du scénario qu'a connu l'Irak en 1921 où le colonisateur britannique a nommé un Conseil arabe qui dirigeait formellement le pays. Alors que l'occupation par les forces de la Royal Army a continué jusqu'en 1932 .

Après le 30 juin, l'administrateur civil Bremer a été remplacé par l'ambassadeur US Negroponte, qui a siégé auparavant comme ambassadeur US à l'Onu et qui a été impliqué dans la mise sur pied des escadrons de la mort en Amérique centrale dans les années 80.

Le gouvernement irakien n'a rien de souverain. Il n'a de contrôle sur rien d'essentiel. Le Wall Street Journal a écrit le 13 mai, je cite: «M. Bremer et les autres officiels américains ont discrètement mis en place des institutions qui fourniront aux Etats-Unis de puissants leviers permettant d'influencer de près toutes les décisions importantes que prendra le gouvernement intérimaire.»

Le journal boursier américain précise que «le nouveau gouvernement irakien aura un maigre contrôle sur ses forces armées, n'aura pas le pouvoir de faire ou de changer les lois et n'aura pas la possibilité d'adopter des décisions majeures dans les différents ministères sans l'approbation tacite des Etats-Unis.»

Des membres du Conseil de gouvernement se sont plaints aux Nations-Unies car ils n'ont pas accès aux contrats pétroliers signés par l'Autorité provisoire, ceux-ci restant secrets. Le fameux ordre 39 qui a privatisé toute l'économie irakienne ne peut être abrogé par le nouveau gouvernement.

Quatorze bases américaines militaires permanentes sont en train d'être construites. Et le gouvernement irakien n'aura aucun veto sur l'action de l'armée américaine tandis que la nouvelle armée irakienne est sous la coupe d'instructeurs américains. Le gouvernement qui été nommé directement par les Etats-Unis est composé de huit ministres issus de mouvements financés par les Etats-Unis et même… de deux membres de nationalité américaine, ayant le droit de voter pour voter Bush aux dernières élections US.

Les Américains ont choisi comme premier ministre en juin 2004, Iyad Allawi, un agent de la CIA dans les années 90 (qui l’a aidé à mettre sur pied son parti, l’Alliance national irakienne). Le New York Times du 9 juin doit même concéder que le groupe d'Allawi a organisé des attentats en Irak dans les années 90, notamment contre des cinémas et des bus en vue de déstabiliser le régime nationaliste.

Allawi a été officier de l'armée irakienne dans les années 70. Ainsi les Américains espéraient recruter d'anciens officiers baassistes et ainsi affaiblir la résistance.

Etant d’origine chîïte, de l’ancien parti Baath et en même temps lié aux anciennes grandes familles irakiennes qui dominaient l’Irak avant 1958 (il est le cousin de Chalabi), il peut représenter pour une partie des factions en place à Bagdad un facteur d’unité. Mais pas pour le peuple de Bagdad qui lui a attribué le sobriquet de “maire de trois rues de Bagdad”.

La guerre en Irak serait une guerre de démocrates contre de dangereux intégristes musulmans, affirment les médias américains. Or quelle est la réalité?

D'un côté, la résistance: elle comprend des «nationalistes irakiens, des groupes religieux, l'ancien Parti Baath et les membres de la Garde républicaine et elle est coordonnée par l'ancien numéro 2 du régime Izzat Ibrahim al-Douri.»

De l'autre, le gouvernement irakien qui comprend: le parti religieux chiite Dawa, le Conseil suprême de la révolution islamique (religieux chiite), le parti islamique d'Irak (sunnite, qui a quitté le gouvernement), l'Accord national irakien du Premier ministre Allawi, des organisations kurdes.

Des deux côtés il y a des laïques et des partisans d'un Etat islamique mais les «bons musulmans» pour les Américains sont ceux qui collaborent avec eux, les «mauvais», «fondamentalistes anti-démocratiques» font partie de la résistance. Comme il y a les «bons» ex-baassistes «démocrates» et les «mauvais» baassistes.

Les «bons», comme l'actuel Premier ministre Allawi, coupable de terrorisme5, sont ceux qui ont quitté le parti Baath dans les années 70 et 80, car ils trouvaient que le régime était trop anti-occidental, pas assez pour le marché libre et intransigeant sur la question d'Israël.

Les «mauvais» sont ceux qui composent la résistance sur base d'un programme nationaliste qui veut garantir que les richesses de l'Irak restent aux Irakiens.

Les élections encore prévues à ce jour pour le 30 janvier 2005 ne pourront en aucun cas refléter la réelle opinion des Irakiens, qui sont sous occupation étrangère: pourrait-on considérer comme légitime des élections tenues durant le régime de Vichy en France entre 1940 et 1944?

Elles ne servent qu’à donner un semblant de légitimité à un gouvernement pro-américain qui n’en a pas. Ce qui a conduit de nombreuses associations et même plus de 65 partis à appeler au boycott de ces élections.

Insurgés extrémistes et intégristes?

Deuxième mensonge : « Il n’y a pas de résistance. Il y a des terroristes fondamentalistes, venus de l’étranger »

«L'art des médias dominants consiste à présenter la résistance irakienne comme étant essentiellement intégriste et liée à Al Qaeda», nous écrivait récemment et à juste titre un ami. «Le but: diaboliser la résistance, faire passer le conflit pour un combat entre le monde chrétien civilisé et la barbarie intégriste musulmane», ajoutait-t-il. «Peu est cité dans les médias qui pourrait démontrer que le réel enjeu est autre: forces anti-impérialistes contre force coloniale d'occupation.»

Il a raison. À la télévision, on vous sert toujours la même soupe: Abu Musab al-Zarquawi, lieutenant supposé de Oussama Ben Laden, serait responsable de tout ce qui se passe en Irak. Et si Fallujah est constamment bombardée depuis sept mois, ce serait pour éliminer ce terroriste.

Sami Ramadani, professeur à la London Metropolitan University, répond à cette nouvelle arme de mensonge massif, utilisée par l'occupant américain: «Les forces d'occupation ont admis que le nombre d'attaques de la résistance le dernier mois se chiffre à 2 700 (90 par jour). Et combien des ces attaques ont été revendiquées par Zarquawi? Six (6). Six énormes titres dans les journaux télévisés, dominant tout. Comme 25 millions d'Irakiens ont été réduits dans l'opinion publique d’avant-guerre à des supposés détenteurs d’armes de destruction massive, la résistance est réduite aujourd'hui à une simple bande de truands.»

Le groupe Al-Tawhid est marginal, mais reçoit une publicité démesurée dans les médias américains et, par ricochet, européens. Il correspond à l'image que les Américains veulent donner à la guerre anti-coloniale en cours: celle de terroristes extrémistes isolés et fanatiques.

L’avenir de la vraie résistance

Des officiers et des experts militaires américains donnent eux-mêmes une tout autre image de la réalité. «Contrairement à ce que prétend le gouvernement américain, l'insurrection en Irak est dirigée par des forces bien armées et elle est bien plus importante qu'on ne le pensait au début, annoncent des responsables de l'armée américaine», affirmait un article de l'Associated Press (AP).

Ces responsables ont déclaré à l'AP que les guérilleros pouvaient lancer des appels aux loyalistes afin de gonfler leurs forces et les porter à 20.000 hommes au moins et qu'ils bénéficiaient d’un tel soutien populaire parmi les Irakiens nationalistes mécontents de la présence des troupes américaines qu'il n'était guère possible d'en venir à bout.

«Nous ne sommes pas à l'aube d'un djihad, ici», a déclaré à l'AP un officier de l'armée américaine à Bagdad. Ce fonctionnaire, qui a parcouru des milliers de kilomètres en tous sens à travers l'Irak pour rencontrer les rebelles ou leurs représentants, a déclaré que les chefs de la guérilla venaient de diverses sections du parti Baath de Saddam, et plus particulièrement de son Bureau militaire. Ils ont constitué des dizaines de cellules.

«La plupart des insurgés luttent pour pouvoir assumer un rôle plus important au sein d'une société laïque, et non dans un Etat islamique du style taliban», a poursuivi l'officier. «Presque tous les guérilleros sont des Irakiens».

«Les analystes civils étaient généralement d'accord pour dire que les Etats-Unis et les autorités irakiennes ont longtemps exagéré le rôle des combattants étrangers et des extrémistes musulmans.», conclut l'AP.

«Une part trop importante de l'analyse américaine se fixe sur des termes comme 'jihadiste' et, de même, elle tente presque systématiquement de lier toute chose à Oussama Ben Laden», a déclaré Anthony Cordesman, un spécialiste de l'Irak du Centre des Etudes stratégiques et internationales. «Tout courant public d'opinion en Irak (…) soutient le caractère nationaliste de ce qui se passe actuellement.»

«Bien des guérilleros sont motivés par l'Islam de la même façon que la religion motive les soldats américains, qui ont également tendance à prier davantage lorsqu'ils sont en guerre», a encore déclaré un officier de l'armée américaine.

Il a ajouté qu'il avait également rencontré quatre dirigeants tribaux de Ramadi qui lui avaient expliqué «clairement» qu'ils ne voulaient pas d'un Etat islamique, même si les mosquées étaient utilisées comme sanctuaires des insurgés et centres de financement.

«Débarrasser l'Irak des troupes américaines constitue la motivation de la plupart des rebelles, et non pas la formation d'un Etat islamique», confirment les analystes.

L'officier US a déclaré que les insurgés irakiens avaient un gros avantage sur toute guérilla d'ailleurs: beaucoup d'armes, de l'argent, et de l'entraînement. «Ils ont beaucoup appris au cours de l'année écoulée, et avec beaucoup plus de progression que les forces américaines, en rotation, et que les forces de sécurité irakiennes», poursuit Cordesman à propos des guérilleros. «Ils ont appris à réagir très rapidement et d'une manière que nos 'capteurs' et nos tactiques habituelles ont bien du mal à aborder.»

Aussi, comme l'affirmait le stratège français Paul-Marie de la Gorce: «La résistance a gagné le soutien populaire mais n'est pas encore unifiée, ce qui reste sa faiblesse.»

Les différentes forces de la résistance, au Sud et au Centre du pays, ne sont, en effet, pas encore unies dans un Front National de la résistance, ayant un programme commun clair contre l'occupation. C'est précisément ce que veut prévenir à tout prix Washington.

Et c’est précisément le défi devant lequel se trouve la résistance en Irak.

Aujourd'hui, nous pouvons distinguer trois courants dans la résistance. Souvent loin des caméras, il y a une résistance nationale organisée, structurée, présente surtout au centre du pays, qui vise quasi exclusivement les troupes d'occupation et leurs collaborateurs. Aujourd'hui, «120.000 personnes apportent un soutien direct à l'insurrection» doit concéder le colonel US Dana Pittard .

Une autre partie de la résistance se trouve au Sud et à Bagdad, avec l'armée d'Al-Mahdi de Moqtada Al-Sadr. Qui combat, elle aussi, l'armée US et ses protégés irakiens.

Son armée d'al-Mahdi est peu entraînée et n'est équipée que d'armes légères, composée en grande majorité de civils n'ayant aucune expérience militaire, ce qui la rend plus vulnérable, comme l’ont montré les combats menés en avril 2004 dans le Sud Irakien et en août 2004 à Najaf et Sadr City. Comme son mouvement ne s'est construit que depuis avril 2003, il est aussi peu structuré.

Les deux fronts de la résistance ont noué de plus en plus de contacts ce qui a poussé les Américains à tout faire pour arrêter ces contacts en essayant, via la répression mais aussi la négociation, d’obliger Sadr à entrer dans le processus de la collaboration. Ce qui semble, à ce jour, avoir échoué puisque Sadr ne participe pas au processus électoral.

Mais dans un Irak livré au chaos de l'occupation, il existe aussi aujourd'hui un espace propice à l'apparition de petits groupes incontrôlés, peu structurés, à la limite du banditisme, à l'idéologie arriérée, qui organisent des actions isolées comme des enlèvements. Leurs cibles (des chauffeurs de camions, des journalistes) et leurs revendications s'éloignent toujours davantage des buts de la résistance organisée.

Dans ce sens, ils jouent objectivement le jeu de l'occupant américain, en discréditant la sympathie existante pour la résistance et en appuyant par leurs actes, la thèse mensongère de Bush de la guerre contre la terreur.

Il est inévitable qu'au début de toute guerre anticoloniale (comme en Algérie ou au Vietnam dans les années 50), ce genre de groupes fasse son apparition. Ils ne pourront disparaître que si les grandes composantes de la résistance en Irak parviennent à se regrouper dans un front uni de la résistance, autour d'un programme pour un Irak indépendant et souverain. Seul un tel front organisé, contrôlant les territoires échappant à l'occupant, peut mettre ces groupuscules hors d'état de nuire.

Il semble certain que des signes réels d’un tel programme et d’une certaine unification des forces de la résistance sont en train de voir le jour.

En septembre dernier, le programme de la résistance a été rendu public.

Ce programme se caractérise par le rejet de toute division ethnique et religieuse en Irak .Comme premier point, le programme avance «le refus total de l'occupation, des organisations créées par l'occupant (comme le gouvernement intérimaire). Il appelle à ne participer sous quelque forme que ce soit à cette occupation».

Son deuxième point est «de continuer la résistance sur tous les fronts, jusqu'au départ de toutes les troupes d'occupation. Le front du combat armé mais aussi le front des manifestations et des actes de désobéissance civile, comme le boycott des institutions installées par l'occupant».

Et il précise que «toute personne qui franchit la frontière irakienne pour collaborer avec les occupants est punissable et devient une cible justifiée pour la résistance».

Ce programme reprend les termes du mouvement de résistance anti-coloniale en Egypte et en Algérie au début des années 50. Il faut savoir qu'il y a plus de 50.000 mercenaires aujourd'hui en Irak. La résistance a déjà dénoncé la responsabilité de ces mercenaires dans des attentats contre des mosquées ou des marchés, qui visent à discréditer les insurgés.

Dans son troisième point, le programme avance le «retour de la souveraineté de l'Irak, le rétablissement de l'ancienne armée, la re-nationalisation des industries privatisées et vendues à l'étranger».

Et dans son quatrième point, la résistance indique qu'en fonction des progrès dans la libération du pays «un Parlement national temporaire sera installé et un gouvernement irakien d'unité nationale qui doit préparer des élections dans un délai de deux ans. Durant ce délai, ce gouvernement doit résoudre tous les problèmes liés à l'occupation, recréer une organisation sociale dans le pays et remettre sur pied l'économie.

Après deux ans, des élections pour une assemblée constituante seront organisées sous le contrôle d'observateurs de la Ligue arabe et d'autres organisations internationales qui ne se sont pas liées à l'occupant.

Dans ce Parlement pourront siéger des Irakiens de différentes opinions, à condition qu'ils n'aient pas sali leurs mains en collaborant avec les autorités occupantes. Ce Parlement devra établir une constitution qui devra garantir l'égalité en droit de tous les citoyens, l'unité de l'Irak et sa place comme pays, membre du monde arabe. Cette constitution sera soumise à un référendum.»

Ce programme est une base pour l’unification des forces de la résistance qui détermineront ensemble l’avenir de l’Irak. Cette unité pourra mobiliser sans aucun doute le peuple irakien si elle couple ce programme de libération nationale avec un programme démocratique, à l’image de ce qui s’est fait au Vietnam: un contrôle direct du peuple sur les ressources pétrolières et ses revenus, une réforme agraire, une égalité entre les différentes minorités nationales dans le cadre d’un Irak uni et l’égalité homme-femme.

Un front de la résistance mondiale

La signification de la résistance en Irak prend un tour majeur dans le contexte mondial actuel. L’ampleur du soutien qui pourra lui être apporté par les peuples du monde (aussi en arrêtant et en freinant toute aide directe et indirecte à l’effort de guerre US) déterminera le cours de cette guerre, et par là de l’humanité dans la décennie à venir.

Les peuples du monde devront se démarquer radicalement de la démagogie de la “guerre contre la terreur”. Qui n’a rien à voir avec la lutte contre le terrorisme mais bien l’écrasement des peuples qui résistent à l’hégémonie américaine.

Car pour savoir à quoi mène cette «guerre contre la terreur», lisez ces quelques lignes. Elles sont de Rush Limbaugh, proche conseiller de Bush et traitent de la situation en Irak: «Nous allons devoir franchir des étapes militaires très, très brutales pour traiter avec ces gens. Nous allons devoir peut-être utiliser plus que des armes non conventionnelles contre ces gens. Vous savez, c'est comme si vous voulez vous débarrasser de vos cafards avec de l'insecticide. Ce n'est pas assez fort. Vous n'allez même pas appeler le dératiseur pour vous en débarrasser… Avec ces terroristes qui sont vraiment partout dans ce pays, il faudra recourir à une force massive, vraiment massive pour traiter ce problème, où que soient ces gens.» (28 octobre 2004)

Pour l'administration Bush, les Irakiens qui résistent à une occupation illégale sont des cafards, pas même des êtres humains. Ce gouvernement promet encore beaucoup plus de terreur (l'Irak compte déjà 100.000 morts). Une terreur non conventionnelle chimique? nucléaire? Lui qui a déclenché une guerre à la recherche d'armes de destruction massive qui n'existaient pas. Une terreur qui causera aussi la mort de milliers de jeunes Américains, engagés à l'armée pour échapper au chômage et à la misère.

Une terreur proportionnelle à la soif insatiable de profit des multinationales du pétrole et de l'armement, américaines et britanniques, qui ont soutenu Bush. Comme des multinationales US tout court qui savent que dominer le Moyen-Orient et son pétrole signifie dominer le monde pour des dizaines d'années. Comme l'a déclaré le vice-président américain Dick Cheney : «le pays qui contrôle le pétrole du Moyen-Orient pourrait 'tenir l'économie globale par la gorge'» ” .

Face à ces assoiffés du profit qui prennent les gens pour des vulgaires insectes, l'unité de toutes les forces qui ne veulent pas se soumettre à cette terreur de l'insecticide grande échelle est plus que nécessaire.

L'unité avec les progressistes et communistes américains qui, après les élections, luttent courageusement pour construire une force politique, indépendante des deux partis du profit, républicains et démocrates.

L'unité avec les habitants d'Irak en résistance aujourd’hui.

L'unité avec ceux qui, dans toute l'Europe, refusent qu'aucun euro, aucune aide directe ou indirecte ne soit accordée à l'occupation en Irak.

Espérons que ce livre (aujourd’hui traduit en français, allemand et turc) contribuera modestement à la construction de cette unité.

Bruxelles, le 2 décembre 2004.

© Mohammed Hassan

ali.mohamed@pandora.be

© David Pestieau

david.pestieau@solidaire.org

Présentation du livre par l'éditeur:

http://www.epo.be/editions/presentation.php?isbn=2-87262-215-2

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