La commandante d'Abou Ghraïb dénonce Bush

Le général de brigade de la réserve de l’armée Janis Karpinski était chargé de la prison d’Abou Ghraïb, en Irak, quand furent prises les infamantes photographies des tortures. Elle fut réprimandée et rétrogradée au rang de colonel en raison de son incapacité à diriger correctement les gardiens de la prison. Karpinski est l’officier le plus haut en grade à avoir été sanctionné pour maltraitance de prisonniers. Cette interview exclusive réalisée par la collaboratrice de Truthout, Marjorie Cohn, est la déclaration publique la plus complète que Karpinski ait faite à ce jour.

MC. Général Karpinski, merci d’avoir accepté de me parler aujourd’hui.

JK. J’ai hésité à parler auparavant parce que cette administration est particulièrement rancunière. Mais je vais le faire aujourd’hui.

Malgré des années de discours à propos de « l’unité de l’armée », nous, les réserves, subissons absolument des discriminations. Les gens des échelons supérieurs des éléments de réserve, comme, par exemple, le commandant en chef de l’armée de réserve, un trois étoiles, n’a jamais pris la peine de m’adresser un coup de fil, ni d’échanger quelques mots avec moi, dans toute cette histoire. A deux reprises, mon avocat a demandé de pouvoir le rencontrer d’homme à homme, à Washington, DC. Il a décliné chaque fois l’invitation. Il a rejeté ces deux demandes l’une après l’autre.

C’est réellement un réseau de braves vieux garçons. Que l’enfer se déchaîne ou que l’eau déborde, ils maintiendront le statu quo. Tous, ils vivent les uns sur les autres à Fort Myers, ou dans les environs immédiats de Fort Myers. Je suis sûre qu’ils ont des sessions où ils fument le cigare et où ils se tapotent mutuellement sur les épaules pour avoir mis hors course une autre de ces femelles, avant que je ne sois en mesure de gravir un échelon de plus. Mais je me suis toujours attendue à ce que les réservistes trouvent du soutien dans leur propre corps et non à ce qu’ils soient catalogués comme des pommes pourries. Pour moi, il n’y a eu aucune forme de soutien de quelque sorte que ce soit.

Je trouve ça tout bonnement incroyable que le système – le Pentagone et le système judiciaire – puisse continuer à garder ces soldats en prison quand il existe tout simplement des volumes entiers de documents et d’informations qui apparaissent et continuent à apparaître, qui disent exactement ce qu’un Graner, en particulier, a toujours dit depuis le début, qu’il avait reçu l’ordre de faire faire ces choses par les gens des renseignements militaires et par les interrogateurs, les interrogateurs sous contrat. Et il y a de plus en plus d’informations qui le confirment. La recommandation disait que le général Miller, le grand escamoteur, soit réprimandé, et son commandant à quatre étoiles du Southcom a dit non, je ne suis pas d’accord avec ça.

MC. Et le général Geoffrey Miller fut celui qui était censé transférer ces techniques d’interrogatoire et de torture de Guantanamo à Abou Ghraïb ?

JK. C’est exact. Il y a des déclarations sous serment, non seulement de la part des interrogateurs et du personnel du FBI sur place, à Guantanamo, avant même qu’on ait pensé à utiliser Abou Ghraïb comme lieu de détention. Ces techniques de torture ont été mises au point et utilisées à Guantanamo Bay et, naturellement, aujourd’hui, nous avons des tas de déclarations prétendant qu’on les a également utilisées en Afghanistan.

A la fin août et en septembre 2003, Miller s’amène en visite, après quoi tout commence à changer, et cela inclut également le transfert total de la responsabilité d’Abou Ghraïb aux gens des renseignements militaires. Et la chose est apparue bien réelle au travers d’une enquête sur le fait que ces pratiques de torture ont été développées et mises au point à Guantanamo Bay et importées ensuite à Abou Ghraïb.

Ils tiennent ces soldats pour responsables d’avoir commis ces conneries un jouir, en une nuit. Laissez-moi rire ! Il est déloyal de continuer à blâmer ces soldats. Vous savez, je serais la première à dire à n’importe qui que Graner et Fredericks, en tant que sous-officiers, ont dépassé les limites. Graner a frappé un prisonnier si violemment dans la poitrine, pour l’avoir sous contrôle, que le type en est mort. Fredericks a sauté sur des pieds et des mains et toutes sortes d’autres choses. Et ils n’ont pas fait de rapport sur ce dont ils savaient que c’étaient des violations des Conventions de Genève. Ils n’ont fait aucun rapport à leurs supérieurs hiérarchiques.

Maintenant, on m’a tenue pour responsable de tout ça mais, jamais au grand jamais, Marjorie, je n’ai eu l’occasion de parler à l’un ou l’autre de ces soldats, parce qu’avant que j’aie été au courant de l’enquête en cours ou qu’il y ait eu des photographies ou quoi que ce soit, ces soldats avaient déjà été démis de leurs fonctions à Abou Ghraïb et avaient été renvoyés au quartier général de Sanchez. Et on ne m’a jamais autorisée à leur parler. Pas une seule fois.

MC. Pourquoi pensez-vous être l’officier le plus gradé à avoir été sanctionné ?

JK. Eh bien ! Je ne sais comment expliquer cela autrement, mais je pense que j’ai vérifié un tas de détails. Avant que la guerre n’éclate, avant le 11 septembre, le plan de Rumsfeld était de réduire les effectifs de l’armée – moins d’effectifs, plus rapide, mieux entraînée pour les opérations spéciales, ne plus jamais devoir se battre sur deux fronts en même temps. Il voulait réduire l’armée en général. Il voulait rendre le contrôle de l’armée au secteur civil. Et les commandants de division, du moins dans l’armée, étaient opposés à ce plan. Et il y eut des raisons très égoïstes à cette opposition. Si vous étiez commandant de division, vous pourriez rembourser des faveurs qu’on vous a faites, peut-être, pour que vous obteniez une promotion ou vous mettre en position d’améliorer votre position. Vous les remboursez à d’autres diplômés de l’Académie militaire – des choses de ce genre – en les désignant à des postes de commandement dans votre propre division. Ainsi, plus vous disposez de jouets, plus votre division et vous seront susceptibles d’être près du gâteau quand votre promotion se présentera. C’est ça, l’histoire.

Rumsfeld voulait réduire l’armée et les chefs de corps y étaient opposés. IL les renvoya à leurs bureaux en disant : « Trouvez le moyen de le faire. » Le seul corps qui s’amena avec une solution était celui des marines. Ensuite, il renvoya les forces aériennes, la marine de guerre et l’armée à leurs études et c’est à ce moment que se produisit le 11 septembre. De la sorte, ils eurent un sursis. Et ce fut à eux de prouver à quel point il importait qu’ils aient encore besoin de grosses divisions et de tas d’équipements et de toutes ces choses du même genre.

Et voilà Shinseki qui vient raconter à Rumsfeld qu’il ne peut gagner cette guerre, s’ils insistent pour envahir l’Irak, il ne peut gagner cette guerre avec moins de 300.000 hommes. Je n’étais pas là pour l’entendre mais je présume que Rumsfeld a dit à Sinseki : « Rentrez chez vous et trouvez un moyen d’y arriver avec 125.000 ou 150.000 hommes. Eh bien ! Shinseki est revenu et a déclaré : « Monsieur le Secrétaire, on ne peut y arriver avec ce chiffre. Ils vous faut 300.000 hommes. »

Qu’a fait Rumsfeld ? « Si vous n’êtes pas d’accord avec moi, je vais trouver quelqu’un d’autre qui le sera. » Il a collé une étiquette de canard boiteux à Shinseki, à toutes fins pratiques, et à fait venir Schoonmaker. Et celui-ci a eu le boulot. Il a dit : « Bien sûr, Monsieur, que nous pouvons y arriver avec 125.000 hommes. »

Eh bien ! aucun des deux n’a dû aller faire la guerre. Aucun des deux n’a eu à déployer et gérer ce nombre restreint d’effectifs. Et tout le monde a eu l’impression que cette guerre allait se terminer très vite. Ainsi, il n’y a pas eu de plan à long terme. Et j’ai été choisie comme général de brigade. J’avais le choix : je pouvais soit attendre que mon unité revienne aux Etats-Unis et la rejoindre à ce moment-là, soit me rendre sur le terrain des opérations. Je voulais être avec mon unité sur le terrain. Je pensais que ce serait une occasion importante de voir comment ils allaient opérer dans des conditions de terrain, sur un théâtre de guerre réel.

Quand je suis arrivée sur place, nous avons découvert une tout autre histoire que ce qu’on nous racontait aux Etats-Unis. La situation était incontrôlable. Il n’y avait pas assez d’effectifs. Personne n’avait l’équipement adéquat. Les hommes circulaient dans des véhicules non blindés, dont certains n’avaient même pas de portières. Certains soldats n’avaient même pas de gilet de protection. Et je n’ai cessé d’entendre la même excuse pour les réservistes, pour les unités de la Garde Nationale : le corps d’active prenait prioritairement les équipements. Nous ne pouvons en sortir, en Irak.

Et puis la cerise sur le gâteau : il n’y avait pas de système de relève du personnel, ni pour les réservistes ni pour la Garde Nationale. Ainsi donc, si je perdais un soldat pour maladie, dépression nerveuse, blessure au combat ou quoi que ce soit, je devais opérer avec un homme en moins, dix en mois, ou trente en moins, voire soixante. Ce n’est pas moi qui ai mobilisé ces unités, ni moi qui les ai déployées. Je les ai rejointes sur le théâtre des opérations. La responsabilité de la méthode de déploiement de ces unités et de la façon dont elles étaient mal préparées, repose sur les épaules des niveaux supérieurs ou du haut commandement de l’armée.

MC. Quand vous parlez de « niveaux supérieurs », vous parlez de qui ?

JK. Je parle du Chef des réservistes de l’armée, du chef de la Garde Nationale ici, qui est le seul officier général dans toute cette histoire à avoir admis qu’il n’avait aucune idée. Je pense que c’était le général Bloom, un trois étoiles. Je ne sais même pas s’il est encore chef de la Garde Nationale. Mais il a admis qu’ils n’avaient aucune idée à propos du déploiement ou pas des unités pour quoi que ce soit, ni du laps de temps qui allait s’écouler avant qu’on soit sûr que les hommes allaient effectivement être déployés. Ainsi, ils les ont fait sortir des centres de mobilisation, parce qu’ils savaient que les unités allaient se débrouiller d’une façon ou d’une autre une fois qu’elles seraient en Irak. Ainsi, tout en sachant qu’ils étaient mal équipés et mal préparés, ils les ont sortis quand même, parce que ces deux généraux trois étoiles désiraient leur quart d’heure de gloire, je suppose.

Mais Bloom, au moins, a grimpé sur le plateau et a pris ses responsabilités. Helmsley, qui a permis à ces unités de se déployer, qui s’est pointé avec le plan insensé prévoyant de fournir des soldats et de faire servir des gens complètement étrangers à l’affaire, ce mêle Helmsley n’a jamais endossé la moindre responsabilité. Pas plus que ne l’a fait le Pentagone.

Il y a plus d’un an, ce brave soldat s’est dressé et a dit à Rumsfeld : « Pourquoi n’avons-nous pas les équipements nécessaires ? Pourquoi devons-nous toujours circuler dans des véhicules non blindés ? » Rumsfeld y est allé de ce commentaire infamant : « Vous allez en guerre avec les unités dont vous disposez et pas nécessairement avec celles que vous voudriez. » Eh bien ! que dire de ce camouflet en pleine figure ? Mais jamais on n’a tenu Rumsfeld pour responsable de la chose.

Et l’homme, l’officier qui avait bloqué les demandes censées être prioritaires de véhicules blindés et de gilets protecteurs est aujourd’hui chef de l’état-major de l’armée, c’est le général Cody. C’est un quatre étoiles. Il était trois étoiles, naguère. Il était chargé de la logistique et il désapprouvait toute demande supplémentaire de véhicules ou de tenues protectrices pour nos soldats. Il a été promu. C’est un quatre étoiles aujourd’hui et c’est lui qui, aujourd’hui, est le chef d’état-major de l’armée.

Voilà comment Rumsfeld et le Pentagone récompensent les gens qui sont d’accord avec eux. Je ne sais que dire d’autre. Shinseki, qui avait dit la vérité à Rumsfeld, a été « admis » à la retraite.

Toute personne disant la vérité et confrontée à cette administration ou à Rumsfeld ou au Pentagone perd soit son boulot, soit sa situation, elle est sacquée, relevée de ses fonctions voire durement punie. Sa carrière se termine là.

MC. Quel est votre statut actuel ?

JK. Je suis retraitée de l’armée.

MC. Vous avez écrit dans un e-mail : « Les techniques s’écartent visiblement de ce qu’on enseigne aux soldats, de ce qu’ils comprennent, et ce sont les techniques qui ont été imposées par les niveaux supérieurs de cette administration. » En disant cela, vous voulez dire que ça remonte aux niveaux supérieurs, jusqu’au Bureau ovale ?

JK. Je veux dire au moins jusque Cheney. Je ne connais pas la façon dont ça fonctionne exactement, là-bas, en haut. Mais je penserais que c’est très semblable à toute autre grosse société ou à l’armée, que si vous avez un adjoint – ou un vice-président, dans ce cas – et qu’il prend des décisions ou approuve certaines choses, vous pourriez dire, dans ce cas, implicitement : « Si je n’étais pas au courant, j’aurais dû l’être » ou « Je ne savais pas. » Parce qu’il est votre vice-président. Ou qu’il est le vice-président. Ou qu’il est le secrétaire à la Défense. Je ne sais pas ce qu’ils racontent au président et je m’en fiche. Il est le président et il est censé savoir ce qui se mijote au sein de cette administration et, honnêtement, parfois, on ne le dirait pas du tout.

MC. De quelle façon ces techniques s’écartent-elles manifestement de ce qu’on enseigne aux soldats et de ce qu’ils sont censés comprendre ?

JK. Eh bien ! je puis vous dire que les soldats de la police militaire (et je ne me soucie guère du corps d’où ils proviennent : la Garde Nationale, les réservistes ou l’active) – en fait, quand il s’agit des Conventions de Genève et du traitement décent et humain des prisonniers, les unités de réservistes et de la Garde Nationale sont meilleures, parce qu’il s’agit d’une mission. Les opérations d’incarcération de prisonniers de guerre et les opérations de recasement de réfugiés n’ont jamais été des missions que les corps d’active voulaient assumer. Ils voulaient que ce soient la Garde Nationale et les unités de réservistes qui s’en chargent. Ils pensaient que c’était une insulte à leur égard que d’être forcés d’accomplir ce genre de missions. Ainsi donc, à mon avis, les réservistes et la Garde Nationale étaient mieux équipés, mieux entraînés et pleinement conscients des Conventions de Genève et des exigences sur la façon de traiter les prisonniers de guerre loyalement et humainement.

Ils ont modifié la mission. Ils ont confié une nouvelle mission d’incarcération à la 800e Brigade MP et ont relocalisé la plupart des unités provenant du camp des prisonniers de guerre, qui s’est réduit progressivement à partir de mai, et ils les ont mutés, les ont envoyés en Irak afin d’accomplir cette nouvelle mission consistant en opérations d’incarcération. On nous a dit – on m’a dit – qu’il allait s’agir d’aider le QG de Bremer, l’Autorité provisoire de la coalition, en restaurant les prisons et les centres de détention et de remettre les prisonniers irakiens sous les verrous du fait qu’ils gênaient et interrompaient les opérations, etc.

Ainsi, en dépit du fait que les opérations d’incarcération pour les criminels irakiens diffèrent de celles concernant les prisonniers de guerre (ils ont une tournure d’esprit différente de celle d’un droit commun, dirais-je), les MP se sont vu confier cette mission. Il n’y a eu absolument aucune discussion de quelque sorte pour voir si les unités étaient bien équipées et si elles avaient eu l’entraînement adéquat. A deux reprises, je suis allée trouver le deux étoiles, un gars du nom de Cruser [?], c’est un général major de réserve. Deux fois, je suis allée le trouver pour lui dire : « Ce n’est pas notre mission » et il m’a dit : « Oui, je sais, Janis, mais vous êtes ce qu’il y a de plus ressemblant à des MP chargés de ces missions d’incarcération. » Eh bien ! non ! vous voyez, nous n’avons pas l’équipement qu’il faut, non, nous n’avons pas l’entraînement qu’il faut, nous n’avons pas le contexte qui convient. Il n’en a eu cure.

MC. Vous avez dit que la détention des Irakiens est différente de celle des prisonniers de guerre, qu’il y a une tournure d’esprit chez le droit commun. Vous pouvez en dire un peu plus ?

JK. Eh bien ! quand vous assumez des opérations avec des prisonniers de guerre ou des opérations de recasement de réfugiés et qu’une guerre est en cours, les prisonniers de guerre savent et comprennent et ils le voient à ce que montrent les soldats de la police militaire, qu’ils seront traités dignement et humainement, et que l’ennemi – les gens qui les détiennent – ne vont pas vivre dans des hôtels de haut standing alors qu’eux croupissent dans des camps de prisonniers. Tous ceux qu’ils voient – les MP et les soldats qui les gardent – vivent au même niveau qu’eux. Ainsi, s’il y a une ration d’eau de deux litres par jour, les prisonniers ont la même ration que les soldats. S’ils vivent dans des tentes à l’extérieur, les soldats font de même dans des tentes à l’extérieur, dans des villages de tentes. Il n’y a pas d’air conditionné. Il n’y a pas de service de nettoyage du linge. Il n’y a pas de location de voitures. Et les prisonniers de guerre comprennent cela. Ils savent qu’ils vont simplement être détenus comme combattants, jusqu’à la fin de la guerre, de sorte que leur esprit est différent. Ils sont généralement sous contrôle.

Personne n’apprécie d’être détenu contre son gré. Mais les combattants ennemis comprennent que, dans le cours de la guerre, s’ils sont capturés, ils vont dans ce cas être détenus dans un camp de prisonniers et seront traités humainement jusqu’à la fin de la guerre, après quoi, ils pourront rentrer chez eux. Voilà comment fonctionnent les opérations concernant les prisonniers de guerre et c’est la disposition d’esprit, dirais-je, du soldat moyen, généralement, et de 75 pour-cent du monde libre.

Les criminels irakiens, par ailleurs, du moins s’il s’agissait de criminels violents – que ce soit sous Saddam ou aujourd’hui sous le contrôle des forces américaines – pourraient rester en prison pour le reste de leurs jours. Ainsi, ils ont, 24 heures par jour, 7 jours par semaine, pour ruminer et mijoter des façons de s’évader, des façons de harceler leurs gardiens, des façons de rendre impossible la vie des MP ou des individus qui les détiennent.

La seule raison pour que nous exercions quelque contrôle – je vais vous la dire carrément, sans détour – dans n’importe laquelle de nos prisons, à part Abou Ghraïb, c’est que les MP prenaient l’initiative en trouvant des façons de loger les prisonniers. Ce n’est pas en raison de la belle sécurité du bâtiment. C’est parce que les prisonniers savaient que les MP faisaient tout ce qu’ils pouvaient, tout ce qui était en leur pouvoir, pour rendre leur vie plus acceptable pendant qu’ils passaient leurs jours et leurs nuits en détention.

Nous avions de prétendus experts civils – des entrepreneurs sous contrat – au sein de l’Autorité provisoire de la Coalition, et qui travaillaient pour le compte du ministère de la Justice. Il faut dire que ces experts des prisons avaient tous de l’expérience en tant que surveillants ou directeurs de prisons aux Etats-Unis.

MC. Certains d’entre eux étaient-ils d’anciens membres de Forces spéciales américaines ?

JK. Non. Tous étaient des civils. Un seul d’entre eux était un retraité de l’armée, et il était en fait retraité en tant qu’officier de la Police militaire. Mais il est tout bonnement incroyable que ces trois entrepreneurs qu’ils avaient amenés avaient été embauchés par le département de la Justice à Washington, et c’était le même département de la Justice – il n’y a pas deux entités séparées – qui, entre 30 et 60 jours avant d’embaucher ces gens pour qu’ils viennent à Bagdad, le même département de la Justice qui les avait sacqués de leur postes aux Installations pénitentiaires de l’Utah pour exactions sur les détenus.

Et je n’étais pas au courant de la chose quand nous sommes arrivés sur place. Personne ne s’est soucié de nous le dire. Mais on nous a dit que nous allions nous retrouver à Bagdad, que nous allions relocaliser les quartiers généraux à Bagdad afin d’assister le département des Prisons, du ressort du ministère de la Justice, avec la restauration de prisons et de centres de détention. Eh bien ! nous avons débarqué là-bas et il y avait trois de ces types et un directeur. Et ils disposaient de 121 prisons différentes pour nous en refiler la gestion et les opérations. Et je leur ai dit que je n’avais pas autant de MP ! Je pouvais mettre 3 MP dans chacun de ces bâtiments et les diriger. Nous devons trouver les plus grosses installations et c’est ce qu’ils ont fait. Ils en ont finalement identifié, je pense, 15 ou 18 et nous en avons choisi 15 ou 16.

MC. Pourquoi ont-ils amené ces entrepreneurs civils ? Pourquoi pensez-vous qu’ils les ont fait venir ?

JK. Eh bien ! à l’époque, tout le monde avait l’impression que l’Autorité provisoire de la Coalition était dirigée sous les auspices du département de l’Etat et que l’opération d’incarcération des droits communs irakiens était une fonction qui, finalement, allait être reconfiée aux Irakiens.

Maintenant, la chose peut avoir été vraie dans l’un ou l’autre plan en coulisse, et les gens avaient une idée de ce qui allait être mis en place. Mais il n’y avait pas de plan. Parce que, normalement, les opérations de prison et les opérations d’incarcération viennent avec le rétablissement de la paix et de la sécurité. Et cela vient avec des opérations de maintien qui suivent les opérations de combat. Ainsi, si on retourne en arrière, au moment où moment où la guerre a été déclarée terminée sur le porte-avions, les opérations de maintien – les ingénieurs, les entrepreneurs civils, la police militaire et ses organisations – toutes ces organisations se hâtent pour que les choses suivent le même cours. Eh bien ! il n’existait pas de plan de maintien de ce genre. Et je puis vous le certifier, Marjorie : mon avis est qu’il n’y avait pas de plan de maintien, parce que, à ce moment, il y avait un tas d’entrepreneurs – des entrepreneurs américains uniquement – qui comprenaient qu’ils allaient se faire un tas de pognon en Irak.

MC. Qu’éprouvaient les soldats enrôlés à propos des grosses sommes perçues par les entrepreneurs ?

JK. Mes soldats disaient, et je l’ai entendu très souvent : « Madame, je veux quitter l’armée et revenir ici. Je pourrais gagner cinq fois plus que ce que je ne gagne comme soldat. Et ces types ne sortent jamais ni ne font rien. Nous faisons tout le travail et ils ramassent tout l’argent ! » J’entendais ça une douzaine de fois par semaine à tous les niveaux de grades, dans chacune de mes unités. Ils pouvaient le voir. Ils savaient ce qui se passait. Voilà ici ces entrepreneurs qui sont censés restaurer le système des prisons avec l’aide des militaires et ils ne sortent jamais – je ne veux pas dire jamais –, il est bien rare qu’ils sortent des confins de l’Autorité provisoire de la Coalition.

MC. Maintenant, ont-ils joué un rôle dans les interrogatoires ?

JK. Non, aucun. Les interrogatoires étaient séparés et à part, par rapport aux opérations d’incarcération des Irakiens. Le seul rôle qu’ils ont joué, c’est d’avoir restauré Abou Ghraïb. Ils ont utilisé les fonds de l’Autorité provisoire de la Coalition pour restaurer les cellules en mauvais état d’Abou Ghraïb.

MC. Ainsi donc, qui était chargé des interrogatoires à Abou Ghraïb ?

JK. Les Renseignements militaires.

MC. Et vous avez été réprimandée et dégradée pour n’avoir pas contrôlé l’équipe d’Abou Ghraïb, et vous avez dit que vous aviez été un bouc émissaire ?

JK. Exact.

MC. Que voulez-vous dire par-là ?

JK. En fait, je dois revenir au fil des événements. Miller s’amène, nous avons Abou Ghraïb, et Abou Ghraïb n’était qu’un amas de décombres, la première fois que je l’ai vu. Le seul avantage d’Abou Ghraïb, c’était son mur de 6 mètres de haut tout autour du site, qui fait des hectares et des hectares. Ainsi, nous avions cela comme sécurité, comme première ligne de défense. Mais tout ce qui se trouvait à l’intérieur de la prison, à ce moment-là, avait été pillé. Les systèmes électriques, les installations d’eau, l’infrastructure, les portes, tout ça était parti. Des blocs de béton avaient été retirés de la section intérieure, des cellules intérieures.

Mais j’avais un commandant de compagnie qui commandait une unité de MP là-bas, sur place, et il m’a dit, en juillet : « Madame, si vous nous obtenez le matériel, nous pourrons au moins tenir les prisonniers ici jusqu’à ce que les autres bâtiments soient restaurés. » Ainsi, il y a eu une grande opposition contre ce projet, en raison de l’histoire même d’Abou Ghraïb. Mais nous avons procédé avec les encouragements et le soutien, à un point limité, de l’ambassadeur Bremer. Parce que nous avions besoin de place pour incarcérer ces criminels irakiens que les divisions contrôlaient au cours de leurs opérations et que ces divisions essayaient d’organiser des opérations de maintien, entre-temps, dans tout l’Irak. Ainsi, en août, les divisions se sont vu confier la tâche de se charger de ça, laissez-moi revenir en arrière. A Abou Ghraïb, en juillet et au début août 2003, nous gardions plusieurs centaines de prisonniers.

MC. Des prisonniers de guerre ?

JK. Non, c’étaient des droits communs irakiens, parce que la guerre était terminée. Ainsi, quand le président déclara que la guerre était terminée, il n’y eut plus de prisonniers de guerre. Ceux que nous gardions, c’étaient des droits communs irakiens.

MC. Avaient-ils été arrêtés pour des crimes et délits ?

JK. Oui, c’était le cas. Mais certains d’entre eux, la plupart, même, la grande majorité, c’étaient des délits mineurs. Ils ne respectaient le couvre-feu. Ils avaient fait l’objet d’une fouille générale et on avait découvert une arme dans leur véhicule. Ils avaient pillé, vendu du carburant, des choses de ce genre. Mais c’étaient des délits mineurs, des délits sans violence, pour la majorité d’entre eux.

En octobre et novembre 2002, Saddam et ses fils ont ouvert toutes les prisons et centres de détention et ont libéré tous les prisonniers afin de provoquer le chaos au fur et à mesure que la Coalition progresserait vers Bagdad. Et c’est bien ce qu’ils ont fait. Ces criminels, ces éléments criminels, ont fait des tas de dégâts. Ainsi, il n’était pas inhabituel, quand les divisions accomplissaient leurs opérations où qu’elles plaçaient des effectifs sur un check-point, qu’elles tombent sur un délit mineur, sur des délinquants mineurs. Et alors, quand on les transférait, les prisonniers admettaient qu’ils avaient été en détention sous Saddam. Dans les milliers de prisonniers qui ont été remis à notre contrôle, nous n’en avons eu qu’un seul qui s’est amené avec un papier de prison soigneusement plié dans son portefeuille. Parce qu’ils ne sont pas élégants au point de dire : « Oh ! j’étais en prison, j’étais un meurtrier et j’étais détenu à vie sous Saddam, et vous m’avez donc attrapé. » Vous savez, ils étaient tous, tous les prisonniers étaient innocents.

MC. Ainsi donc, les prisonniers qui étaient torturés ou malmenés à Abou Ghraïb – tous étaient des criminels inculpés ?

JK. Non, parce que jusqu’à la mi-août ou jusqu’à la troisième semaine d’août 2003, je dirais que 95 pour-cent de notre population carcérale étaient des criminels irakiens, et la majorité d’entre eux étaient des criminels sans violence. Ensuite, sous la direction du CJTF-7, les divisions ont entrepris ces raids agressifs et ces opérations qui visaient des individus bien spécifiques qui étaient soit des terroristes, soit des gens suspectés de terrorisme ou des personnes dont on savait qu’elles étaient associées à des terroristes. C’est ce qu’on appelait les « détenus de sécurité ». C’est une nouvelle catégorie de prisonniers. Ainsi donc, ils les amenaient à Abou Ghraïb et, une fois de plus, sans la moindre coordination avec le commandant (moi en l’occurrence) ou mon commandant de bataillon détaché à Abou Ghraïb. Ils ont tout simplement afflué à Abou Ghraïb chaque nuit, à partir de la fin août, 15 prisonniers, 30 prisonniers, 8 prisonniers, 60 prisonniers… ça dépendait. Ainsi, la population finit par exploser par rapport à ce qu’elle était fin août, 1200 détenus. En septembre, puis en octobre, nous en avons accueilli au moins autant. Ainsi, fin septembre, nous avions déjà plus de 3000 prisonniers. Et à la fin octobre, nous en avions plus de 6000. Et le QG du CJTF-7 ne s’embarrassait pas de savoir si nous avions de quoi héberger les prisonniers, si nous avions des tenues de prison pour ces détenus, ou quoi que ce soit.

Mais la différence la plus marquante, ce fut quand Miller vint nous rendre visite. Il s’est amené juste après la visite de Rumsfeld. Miller était là le lendemain. Et il est resté une dizaine de jours à travailler avec le commandant des Renseignements militaires, l’officier d’état-major des Renseignements militaires, le général [Barbara] Fast, et le commandant de la commission des Renseignements militaires, le colonel Pappas.

Et il a dit qu’il allait utiliser le modèle de Guantanamo Bay pour « normaliser » les opérations à Abou Ghraïb. Il n’a pas passé beaucoup de temps avec moi, mais il voulait me voir avait de redescendre pour informer le général Sanchez lorsqu’il serait sur le point de s’en aller. Et c’est alors qu’il a utilisé cette technique de la manière forte avec moi. Il m’a dit : « Voyez, nous pouvons faire les choses de cette façon, ou nous pouvons opter pour la manière forte. » Je veux dire, d’abord, nous sommes du même côté ! Et il le savait, et je lui ai dit : « Monsieur, je ne sais pas qui vous a dit que j’allais faire des difficultés. Ce que je vais faire, c’est vous dire qu’il ne m’appartient pas de vous céder Abou Ghraïb, qui appartient à l’ambassadeur Bremer. La prison va être rendue aux Irakiens. » Il me dit : « Non pas. Je veux ces installations et Rick Sanchez a dit que je pouvais avoir toutes les installations que je voulais. »

Ainsi, je veux dire, je lui disais la vérité. Miller, manifestement, détenait les pleins pouvoirs de quelqu’un, vous savez, comme Cambone ou Rumsfeld à Washington, DC. Et tout de suite après, au cours de la visite de Miller, le colonel Pappas, commandant de la brigade des renseignements militaires, m’a demandé s’il pouvait avoir le plein contrôle du bloc cellulaire 1-A, parce que toutes les personnes détenues là étaient en fait tous ces détenus de sécurité.

Les experts des prisons de l’Autorité provisoire de la Coalition (APC) firent des objections parce que c’est avec l’argent de l’APC qu’ils avaient restauré ces cellules. J’expliquai qu’il s’agissait de types d’une valeur plus élevée et qu’il convenait de les mettre à part. Ils répondirent OK. Et nous remîmes donc le bloc cellulaire 1-A au colonel Pappas. Puis, très peu de temps après, dans la semaine qui suivit, ils demandèrent également le bloc cellulaire 1-B. Et c’est probablement Miller qui supervisait… Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que Miller a eu cette idée insensée de vouloir amener ces milvans… Vous savez ce que c’est, des milvans ?

MC. Non.

JK. Des milvans [= military van = remorque, conteneur de l’armée, NdT], ce sont des trucs tout en métal et on les trouve dans les ports. Habituellement, on les place à l’arrière d’un gros tracteur ou semi-remorque. Parfois, vous pouvez voir de grosses grues au port lever ces conteneurs en métal. Ce sont l’équivalent des milvans. Vous pouvez les transporter et, ensuite, on les soulève avec un appareil de levage, où qu’ils aillent.

Ainsi donc, Miller eut l’idée qu’ils pouvaient faire venir des centaines, sinon de milliers de ces milvans, de les modifier avec des barres et, de la sorte, d’en faire des cellules individuelles, similaires à celles qu’ils ont réalisées à Guantanamo Bay, apparemment.

Ainsi, j’ai dit au général Miller – juste sur ce point particulier : « Regardez, Monsieur, nous ne pouvons même pas avoir des matériaux de construction, ici, tout simplement. Où pensez-vous qu’ils vont faire entrer tous ces milvans et les amener ici, à Abou Ghraïb ? » Il m’a répondu : « Ce n’est pas un problème. Nous utiliserons la Turquie, nous utiliserons la Jordanie. Nous avons la réponse. » OK. Eh bien ! à ce jour, pas un seul milvan n’a encore débarqué à Abou Ghraïb.

Néanmoins, il n’était pas là, et il ne reçut rien, comme tant d’autres gens… Le général Cody peut être bien installé à Washington, DC, aujourd’hui, comme chef d’état-major de l’armée et il peut parader sur la façon dont il faudrait que ça se passe. Il n’était pas au milieu de ce désastre et de ce chaos. Et les efforts des soldats de la police militaire, ils étaient tout simplement si incroyables, parce que chacune de nos installations manquait d’effectifs, était mal protégée et gérée à partir du fauteuil sur lequel ils usent leurs pantalons.

MC. Taguba a suggéré que vous n’accordiez pas assez d’attention à ce qui se passait sous votre commandement. Mais vous avez dit que vous avez été évincée par les Renseignements militaires et par la CIA. Qui vous a mise sur la touche ?

JK. Le général Miller, en premier lieu, et le général Fast, qui le représentait, même si le général Miller a prétendu à plusieurs reprises et dans un témoignage sous serment devant la Commission sénatoriale sur les services armés qu’il était seulement un conseiller, en Irak. Il n’avait pas d’autorité pour imposer à qui que ce soit d’effectuer des changements ou de faire quelque chose de différent.

Pourtant, quand il est parti, le colonel Pappas, le général Sanchez et le prévôt marshall du général Sanchez, je pense – un type, un colonel, dont le nom devait être quelque chose comme Sanwalt (?) – ils faisaient des copies, des cc, du général Miller à propos de tous les rapports qui avaient quelque chose à voir avec les interrogatoires ou les opérations d’incarcération. Ainsi, s’il n’avait été qu’un conseiller, pourquoi tenaient-ils tellement compte de lui ? Et, ensuite, quand je me rendis chez le général Fast, après avoir appris que la prison avait été assignée à la brigade des renseignements de l’armée qui en assurerait le commandement et le contrôle complets…

MC. Qui a cédé Abou Ghraïb aux Renseignements militaires ?

JK. Le général Fast s’est rendue à la Section des Opérations du quartier général, le CJTF-7, et leur a dit de concocter un ordre de transfert des prisons de la Police militaire aux Renseignements militaires. Il n’y eut pas de coordination avec moi ni avec le colonel Pappas. Il n’y eut pas de discussion à propos de la chaîne de commandement ou quoi que ce soit. Le général Fast, qui n’était pas commandant, leur ordonna de le faire dans la Section des Opérations au quartier général de Sanchez, et ils le firent. Et ils produisirent un ordre et transférèrent la prison.

MC. Et maintenant, qui vous a mise sur la touche ? Quand cela s’est-il produit ?

JK. Quand j’ai découvert l’affaire, je n’étais même pas en Irak. Et quand j’y suis retournée, ils m’ont dit que la prison avait été transférée sous le contrôle des Renseignements militaires. Ainsi, je suis d’abord allée chez Sanchez, et son adjoint est entré pour lui dire que j’étais là et que je désirais le voir à propos du transfert de la prison. Le général Sanchez ne voulut pas me recevoir, mais il dit à son adjoint ou son… – je pense qu’il devait s’agir de son SGS ou de son officier exécutif, un colonel, au vrai grade de colonel – que je devais aller voir le général Fast, que c’est elle qui avait tous les détails. Et j’allai donc trouver le général Fast et celle-ci me montra l’ordre. Me montra l’ordre ! En disant, c’est chose faite.

MC. Et ainsi donc, vous n’aviez plus le droit de vous rendre dans ce bloc de cellules ?

JK. Non, il n’y a jamais eu de restriction m’empêchant de me rendre dans ce bloc ni ailleurs à Abou Ghraïb, jamais. Je n’étais pas autorisée à me rendre à Abou Ghraïb ou nulle part ailleurs durant les heures de nuit. Personne n’en avait le droit. Les routes étaient trop dangereuses. On commençait seulement à voir les débuts de ces attentats à la bombe sur les routes, ces IED [Improvised Explosive Devices = engins explosifs improvisés, NdT] et autres trucs du même genre. Ainsi, le quartier général dit que, sauf en cas de danger de mort, et là, il donnait l’autorisation, on ne voyageait pas Durant les heures de nuit.

MC. Et c’est à ce moment-là que les tortures avaient lieu ?

JK. Et c’est à ce moment-là que les tortures avaient lieu, exact.

MC. Ainsi donc, si vous aviez voulu vous rendre sur place la nuit, vous n’auriez pu le faire ?

JK. Exact. C’est correct.

MC. Quand avez-vous découvert que ces tortures avaient lieu ?

JK. Eh bien ! je ne l’ai pas réellement découvert – j’ai découvert qu’il y avait une enquête, et j’ai découvert cela, non via le général Sanchez, non via le général Fast, ni via qui que ce soit du quartier général. J’ai découvert l’affaire via le commandant de la Division des Enquêtes criminelles – un type qui s’appelle Marcelo. Un colonel. Il m’a adressé un e-mail. Nous avions une autre mission, à proximité de la frontière iranienne et je m’étais rendue sur place. C’était à une heure trois quarts, deux heures de route de Bagdad. De sorte que j’ai consulté mes e-mails à la sortie de la réunion avec l’officier qui dirigeait le groupe sur place. Il était près de minuit. J’ai ouvert le-mail et j’ai dit : « C’est à propos de quoi ? » Et l’e-mail disait : « Madame, je voudrais simplement que vous sachiez que je vais arriver et informer le CG des progrès de l’enquête au sujet d’Abou Ghraïb. Celle qui concerne les allégations de sévices et les photos. » Voilà, on y était.

MC. C’est la première chose que vous avez apprise ?

JK. C’est effectivement la première chose que j’ai apprise et c’était exactement le 12 janvier 2004. Je suis partie le lendemain, au matin, et je ne savais rien de l’histoire. J’ai demandé à mon assistant, j’ai demandé à mon Officier en Opérations, et personne ne savait rien à, ce propos, et tout le monde était profondément choqué, abasourdi. Nous sommes partis dès le lever du jour et sommes rentrés à Bagdad et nous sommes rendus directement à Abou Ghraïb. Et nous avons essayé de parler avec certaines des personnes là-bas qui auraient pu être au courant de cela.

Eh bien ! toutes les personnes qui ont été de l’équipe de nuit avaient déjà été relevées de leur poste et emmenées au quartier général, le QG du CJTF-7. Je n’ai jamais eu la permission de leur parler. Je n’ai jamais échangé un seul mot avec elles, parce que le colonel Warren (l’officier JAG du général Sanchez) m’a dit qu’ils n’étaient pas sous mes ordres, ni sous mon contrôle et que je n’avais absolument pas le droit de les voir.

Les gens qui travaillaient au bloc cellulaire 1-A à l’époque où je me suis absentée d’Abou Ghraïb n’étaient au courant de rien du tout. Ils étaient complètement dans l’ignorance de tout. J’ai dit : « C’est quoi, ces photographies ? » Et le sergent m’a dit : « Madame, nous avons entendu parler de ces photos, mais je n’ai aucune idée à ce propos. Personne n’a de détails et, Madame, si quelqu’un sait quelque chose, personne n’en parle. » J’ai dit : « OK, faites-moi voir les registres. Faites-moi voir les livres. » Il m’a répondu : « Ils ont tout emporté. La Division des Enquêtes criminelles a tout emporté. » J’ai dit : « Bon, qu’est-ce que vous avez sous la main ? » Et il m’a montré ce piquet, à l’extérieur, près du petit bureau que nous utilisions, et il a dit : « Eh bien ! ils ont laissé ça. »

C’était une note signée par le secrétaire à la Défense Rumsfeld, autorisant une brève liste de 6 ou peut-être 8 techniques : usage de chiens, positions de contrainte, musique forte, privation de nourriture, lumières laissées allumées, ce genre de choses. Puis, un message manuscrit, de l’autre côté, qui s’avéra de la même écriture que la signature, et cette signature était celle du secrétaire Rumsfeld. Et le message disait : « Assurez-vous que tout ceci se fasse !! », avec deux points d’exclamation. Et c’était tout ce qu’ils avaient. Tout le reste avait été confisqué.

J’ai donc essayé d’avoir des informations. J’ai discuté avec le colonel Pappas. J’ai discuté avec le commandant de bataillon. Je me suis adressée à la chaîne de commandement ainsi qu’à celle de la Police militaire. Personne ne savait rien, personne – du moins, c’est ce qu’ils prétendaient. Le commandant de la compagnie, le capitaine Reese, avait les larmes aux yeux dans mon bureau et m’a dit à plusieurs reprises qu’il ne savait rien de cette affaire, rien du tout.

Mais, dans un compromis accepté plus tard, après avoir rencontré Taguba, le capitaine Reese a déclaré que, non seulement, il était au courant de l’histoire, mais qu’on lui avait dit de ne pas en faire mention à ses supérieurs hiérarchiques, et c’est le colonel Pappas qui lui avait dit cela. Et il a prétendu qu’il avait vu le général Sanchez là-bas, assistant à plusieurs occasions aux tortures infligées à plusieurs des détenus de sécurité.

Ainsi donc, la première fois que j’ai eu le moindre éclaircissement sur ce que représentaient ces photographies, ce fut le 23 janvier. L’enquêteur criminel, le colonel Marcelo, est venu dans mon bureau. Il devait être huit ou neuf heures du soir. Et il m’a appelée en me demandant si j’étais là ou si je serais là et j’ai dit oui. Il a dit : « J’ai ici quelques photographies que j’aimerais vous montrer. »

Ainsi, quand j’ai vu les photos, j’ai été sciée. Réellement, le monde s’est effondré quand j’ai vu ces photos, parce que c’était si loin et si différent de ce que j’avais imaginé. Je pensais que peut-être quelques soldats avaient pris des photos de prisonniers derrière les barbelés ou dans leur cellule ou quelque chose du genre. Je ne pouvais imaginer rien de tel que ce que j’ai vu sur ces photos.

Ainsi donc, le colonel Marcelo m’a dit : « Madame, je suis censé vous dire, après que vous aurez vu les photographies, que le général Sanchez veut vous voir dans son bureau. » Et je suis donc allée le voir et lui, je lui ai dit, vous savez, avant de voir même les photographies, je préparais les phrases que j’allais dire dans une conférence de presse – pour être franche, pour être honnête à ce sujet – qu’une enquête est en cours et qu’il y a certaines allégations concernant des sévices sur les prisonniers.

Eh bien ! il a répondu : « Non, absolument pas. Vous ne discuterez de cela avec personne. » Et j’aurais dû le savoir à ce moment, et je sais que Sanchez espérait une quatrième étoile en guise de promotion, déjà à l’époque, en janvier 2004. Et j’ai pensé que cela avait probablement beaucoup à voir avec l’élection qui s’amenait en novembre 2004 et que, bien exploitée, cette affaire pouvait très bien chasser l’administration de la Maison-Blanche. Naïvement, n’ai simplement pensé, vous savez, ils vont laisser cette enquête suivre son cours et ils vont la traiter de la façon qui convient.

MC. Pensez-vous que les enquêtes qui ont eu lieu jusqu’à présent ont mis à jour la vérité à propos de ces tortures et qui est responsable ?

JK. Absolument pas. La vérité a été mise a jour, mais elle a été étouffée et elle n’a pas été transmise avec les résultats de l’enquête. Vous savez, ils peuvent dire que… McClellan et Rumsfeld peuvent monter sur leurs grands chevaux et dire qu’il n’y a pas eu moins de 15 (quinze !) enquêtes. Mais chacune de ces enquêtes se fait sous le contrôle du secrétaire à la Défense. Et chacune de ces enquêtes est menée et dirigée par une personne qui peut très bien perdre son boulot sous la poigne de Rumsfeld.

Nous ne saurons jamais la vérité tant qu’ils ne désigneront pas une commission indépendante ou qu’on n’examinera pas l’affaire en toute indépendance. Je ne sais pas si ce doit être fait par une commission. Je ne connais pas le terme exact. Mais je sais que nous n’aurions jamais su la vérité sur le 11 septembre s’ils n’avaient pas désigné une commission indépendante. Et cette affaire, cette affaire ne tourne pas autour de ce qui s’est passé dans le bloc cellulaire 1-A durant une pause de nuit. Et elle ne tourne certainement pas autour de sept réservistes qui se sont mis à débloquer une certaine nuit. Il s’agit d’instructions transmises avec la pleine autorité et connaissance du secrétaire à la Défense et, probablement, Cheney aussi. Je ne sais pas si le président est impliqué ou pas. Je m’en fiche. Tout ce que je sais, c’est que ces instructions ont été communiquées à partir du bureau du secrétaire à la Défense, à partir du Pentagone, via Cambone, via Miller, jusqu’à Abou Ghraïb.

Et ces entrepreneurs civils qui ont été amenés ici n’étaient pas soumis au même Code de l’Uniforme de la discipline de la Justice militaire que les soldats. Ils ont été innocentés, rayés de la surface de la terre et sept soldats sont tenus pour responsables de l’affaire. C’est grossièrement déloyal.

MC. Maintenant, pourquoi pensez-vous que l’administration s’oppose bec et ongles à une enquête indépendante si elle n’a rien à cacher ?

JK. Eh bien ! pour la même raison que quand ils ont commencé à faire du tintouin voici quelques semaines – McCain, je pense, a recommandé de développer un projet de loi censé définir les limites dans la façon d’interroger les prisonniers, requérir une banque internationale de données de sorte que les membres des familles sauraient où se trouvent leurs êtres chers ou leurs proches qui sont détenus. Et Cheney a dit qu’il allait recommander au président de rejeter tout projet qui limiterait ses capacités à arracher des informations aux terroristes. Et le président a dit qu’il allait désapprouver tout projet en ce sens. Et cela va bien de pair avec la répugnance de l’administration à aller à la vérité, parce que cela va révéler qu’ils savaient que l’affaire avait été montée à leur niveau et qu’elle avait débuté par la note sous Gonzales et Hayes, je pense, est-ce Hayes ?

MC. Oui, Hayes.

JK. Et Cambone et tous ces gens-là ont littéralement pris le contrôle des fonctionnements internes de cette administration [Bush]. Il est tout simplement malsain – est-ce quelqu’un pense que Lynndie England [l’une des sept soldats accusés de tortures, NDT] s’est amenée en Irak avec un collier pour chien et une laisse, dans l’idée de passer le collier autour du cou du prisonnier et de se faire tirer en photo de la sorte ? Ils ont utilisé ces photos pour avoir – pour ne plus tourner autour du pot, je ne vois pas de meilleure expression. L’intention était d’utiliser ces photos pour les montrer aux prisonniers fraîchement arrivés : « Hé ! Mets-toi à table ou demain, c’est toi le premier à y passer. »

C’est une erreur de croire que c’était le genre de torture et de sévices qui se pratiquait au bloc cellulaire 1-A. Il était certainement humiliant de se faire prendre en photo de cette façon. Je ne suis pas en désaccord du tout avec ça. Je n’essaie pas de le justifier non plus. Mais il y avait des locaux pour les interrogatoires en dehors des blocs cellulaires 1-A et 1-B – des locaux séparés, où les véritables interrogatoires se déroulaient. Et cette administration ne souhaite certainement pas que les détails de ce qui se passait dans ces locaux réservés aux interrogatoires soient connus du reste du monde.

MC. Pensez-vous que la CIA soit impliquée ? Avez-vous eu le moindre contact avec les gens de la CIA, à propos de leur implication dans les interrogatoires ?

JK. Marjorie, je dois vous dire qu’à partir de juillet, à peu près jusque décembre, je ne dirais pas régulièrement, mais souvent quand même, j’ai rencontré quelqu’un de la Task Force, de la CIA, des Opérations spéciales et, en général, c’étaient des professionnels. C’étaient absolument de parfaits professionnels.

Maintenant, je ne sais pas s’ils géraient des installations séparées et je sais pas quelles techniques ils utilisent. Ce que je sais, c’est que, lorsqu’ils avaient décidé que quelqu’un qu’ils détenaient dans l’une de leurs installations n’avait plus la moindre valeur et qu’ils voulaient le larguer chez nous, à Abou Ghraïb, la plupart du temps, ils nous l’envoyaient avec des dossiers médicaux complets. Ils nous l’envoyaient avec tout un dossier d’entretiens et d’interrogatoires et ils nous l’adressaient en relativement bonne santé, particulièrement au vu de la situation. Ainsi donc, je pense que – c’est seulement ma conclusion – mais je pense que si les techniques sont dans les mains qui conviennent, dans des mains responsables, elles sont utilisées de façon appropriée. Je veux dire, je n’ai jamais vu personne sous contrôle de le Task Force ou sous contrôle de la CIA qui se soit amené contusionné, en sang, tabassé et, vous savez, recousu de partout. Occasionnellement, nous voyions les séquelles d’une blessure par balle, mais il s’agissait de détenus de valeur supérieure, s’il y avait eu échange de coups de feu ou s’il s’agissait d’une balle, mais ils traitaient ce genre de blessures. Ce serait mon impression.

Toutefois, ces mêmes techniques ou suggestions de techniques agressives qui étaient destinées, à mon avis – une fois encore, je n’ai pas une connaissance de première main de ces choses – mais tous ces rapports sembleraient indiquer que ces techniques étaient destinées et testées et appliquées là-bas, à Guantanamo Bay et en Afghanistan. Et quand vous prenez les mêmes techniques et que vous les mettez dans les mains de gens irresponsables et non compétents, comme ces entrepreneurs civils, ici, vous commencez à mélanger des ingrédients mortels. Et que se passe-t-il ? Vous avez des entrepreneurs civils qui ont un terrain de jeu et qui finissent par perdre tout contrôle. Et, malheureusement, à Abou Ghraïb, ils ont attiré les militaires dans le même terrain de jeu. Il ne fait aucun doute, dans mon esprit, qu’ils ont commandé ces choses mêmes.

MC. C’est qui, « ils » ?

JK. « Ils », ce sont les entrepreneurs civils – les gens de Titan, CACI. La majorité de ces entrepreneurs étaient soit à Guantanamo Bay, soit en Afghanistan avant d’être envoyés à Abou Ghraïb. Il y avait un tas d’interprètes qui travaillaient pour Titan. Certains d’entre eux étaient engagés sur place, certains étaient amenés des Etats-Unis. Et on leur donnait l’occasion d’améliorer leur situation en se muant en interrogateurs – sans la moindre espèce d’entraînement formel de quelque genre que ce soit. De sorte que, maintenant, vous disposez d’un mélange mortel. Vous avez des gens qui ont été dénoncés et qui ont utilisé ces techniques de première main en d’autres endroits. Ils savent qu’il n’y a ni surveillance ni contrôle. Ils ont été dirigés, pour utiliser d’autres termes, pour attraper Saddam, pour obtenir des informations et pour faire en sorte que ces prisonniers se mettent à table et ils vont utiliser des techniques plus agressives. Ainsi donc, on a permis à des gens qui n’ont aucune sorte de responsabilité d’utiliser des techniques qui, à l’origine, ont peut-être été étudiées et utilisées par des mains très expérimentées. Et l’affaire, depuis, échappe à tout contrôle. Manifestement, elle a échappé à tout contrôle.

Et la raison du fait que je n’en savais absolument rien, c’est parce que Sanchez et Fast, et toute l’opération dirigée par Miller – qu’il ait été là ou pas, il la dirigeait depuis Guantanamo Bay et Cambone la dirigeait depuis Washington, DC – ils ne voulaient de Janis Karpinski nulle part dans les parages de ces opérations. Parce qu’ils savaient, de gens qui parlaient de moi, ainsi que de mes états de service, de mes actions du passé, que je n’aurais absolument rien toléré du genre de ce qui se passait aux blocs cellulaires 1-A et 1-B.

Si j’avais su cela, si j’en avais entendu parler par un prisonnier, ou par un MP, ou par un soldat, si quelqu’un avait suggéré la moindre chose de ce genre, j’aurais soulevé la question, j’aurais gueulé de tous mes poumons jusqu’à ce que quelqu’un accorde son attention au fait que ces choses se passaient là. Vraisemblablement en aurais-je été tenue pour responsable quand même, parce qu’ils n’ont cessé de chercher un bouc émissaire. Et je pense qu’ils en ont trouvé un avec moi du fait qu’ils pouvaient dire facilement : « Eh ! C’est une réserviste qui commande des soldats de réserve, et ils étaient devenus incontrôlables. »

Vous savez, qu’on dise enfin la vérité ici. Je suis un chef au moins aussi capable que n’importe quel autre, dans l’armée. Et j’ai travaillé plus dur, assumé les tâches les plus pénibles et prouvé mes capacités dans ces tâches, tout au long de ma carrière. Mais Miller voulait faire apparaître que je n’avais pas les mêmes qualifications parce que j’étais réserviste – que ces sept soldats étaient, vous savez, hors de contrôle lors de la pause de nuit – parce qu’eux aussi étaient réservistes.

Non, malgré l’incapacité de l’administration et du Pentagone à déployer ces hommes avec l’équipement adéquat et l’entraînement adéquat ou à leur assigner les missions adéquates, ces soldats faisaient un sacré boulot. Dans 17 installations comptant plus de 40.000 prisonniers durant tout ce temps, les seules photographies et allégations de sévices ont concerné deux blocs cellulaires sous le contrôle des Renseignements militaires, deux blocs réquisitionnés et incorporés par le général Miller durant et après sa visite en Irak.

Maintenant, comment a-t-il couvert toute cette histoire ? Eh bien ! Devinez où il a été mis en poste, après avoir quitté Guantánamo Bay? Il est retourné en Irak pour assumer non seulement les opérations de détention, mais également celles des interrogatoires, à Abou Ghraïb et dans l’installation de détention la meilleure. Que je sache, c’étaient les deux seules installations où les détenus de valeur supérieure sont enfermés.

MC. Où se trouvait cette installation, cette installation de détention de valeur supérieure ? JK. A Bagdad.

MC. Et il est toujours là ?

JK. Non, Miller est parti. Il a été là de juillet 2003 à décembre, ou janvier 2004(*), puis il s’est rendu au Pentagone. Je pense qu’il y est allé en mars, en fait. Peut-être était-ce de mars 2004 jusqu’en mars 2005. Puis, quand il a quitté l’Irak, il a été assigné au Pentagone. Et c’est là qu’il est aujourd’hui. Il est le seul à n’avoir pas du tout été promu, dans toute cette histoire. Mais le colonel Warren en était pleinement conscient et, dans une déclaration sous serment à l’un des avocats de la défense des soldats, il a dit que le général Karpinski n’était au courant de rien du tout, parce qu’on avait mis en place des mesures censées l’empêcher d’apprendre quoi que ce soit à ce propos.

MC. Qui a dit cela ?

JK. Le colonel Warren, l’officier JAG de la Task Force CJ. Il a été proposé pour être promu une étoile.

MC. Et Sanchez est également recommandé pour une promotion, n’est-ce pas ?

JK. Je ne suis pas au courant. Mais cela ne me surprend pas. Je sais que Rumsfeld a dit durant toute cette histoire qu’il pensait que Sanchez était un officier exceptionnel et qu’il devait être recommandé pour une promotion.

MC. Et même si cette enquête militaire de niveau supérieur recommandait que Miller fût réprimandé, le général de l’armée a rejeté la recommandation, est-ce exact ?

JK. Le commandant du SOUTHCOM a rejeté la recommandation. Miller n’a jamais été réprimandé pour quoi que ce fût remontant jusqu’à Guantánamo Bay.

Il y avait un capitaine, une femme, qui avait été en Afghanistan. Elle était lieutenant, à l’époque, Carolyn Woods. Et elle a été amenée spécialement par Fast. Fast l’a recommandée à Miller. Miller l’a fait venir en Irak spécifiquement pour gérer l’opération des interrogatoires. Elle était liée à ces morts en Afghanistan, lorsque les interrogateurs étaient sous sa surveillance, et elle avait été promue au grade de capitaine. Où est-elle ? Elle est à l’école MI, sous les ordres du général Fast.

Je veux dire qu’il y a une tonne d’informations, et il y a des circonstances atténuantes, enfin, pas tout à fait, mais ces unités ont été déployées – les unités de réserve et les unités de la Garde Nationale – en toute connaissance de cause, elles avaient des ordres pour 179 jours. Elles ont été briefées au centre de mobilisation et dpéloyées en toute connaissance de cause, en sachant qu’elles seraient rentrées dans leurs foyers avant même qu’expirent les 179 jours.

Ainsi, sans notification de quelque sorte que ce soit, sans la moindre mise en garde de la part du chef des réserves de l’armée ou de qui que ce soit d’autre du corps des réserves, on les a prolongés jusqu’à 365 jours, à l’instar de tous les autres sur le théâtre des opérations.

Cependant, quand vous allongez le temps de service d’un soldat d’un corps de l’active au-delà de six mois – qu’il s’y soit attendu ou pas – quand vous les prolongez, leurs familles ne courent pas de risque, parce que leurs cartes d’identité sont toujours actuelles, leurs avantages médicaux et dentaires sont toujours valables, leur logement reste le leur, les rentrées continuent à être assurées.

Les soldats de la réserve et de la Garde Nationale s’appuient complètement sur les ordres qu’ils transportent sur eux. Ainsi donc, ils avaient des ordres pour un déploiement de 179 jours. Et quand on les a prolongés… ce n’est pas comme aujourd’hui, l’internet n’était pas encore disponible. Ils n’avaient pas la possibilité d’appeler chez eux. Personne n’avait un téléphone cellulaire, naturellement, qui fonctionnait depuis là-bas ou quoi que ce soit. Ainsi donc, leur premier souci était pour leurs familles. Vous savez, nos ordres vont expirer et puis, OK, ils nous disent qu’on va être prolongés finalement, mais nos familles n’auront pas les cartes d’identité, elles n’auront pas les avantages médicaux, elles n’auront pas les avantages dentaires. Elles vont se faire éjecter de leurs logements, en ce qui concerne celles qui vivent à la base. Ils étaient inquiets pour le bien-être de leurs familles. Et il n’y avait pas moyen de leur faire savoir quoi que ce soit, à leurs familles.

Ainsi donc, c’est différent. La norme est tout à fait différente. Quelqu’un a agité la baguette magique et a dit : « Prolongeons tout le monde à 365 jours parce que cette guerre va se poursuivre au-delà de ce qu’on avait prévu. »

Et dans mon petit coin du monde et dans mes contacts avec l’Autorité provisoire de la Coalition, j’ai vu de la corruption comme je n’en avais jamais vu auparavant – des millions de dollars tout simplement empochés par les entrepreneurs. Tout se faisait en liquide et cash, à l’époque. Vous amenez une requête – littéralement, vous amenez une requête au Bureau des Finances. Si l’officier payeur vous reconnaît et que vous lui demandez 450.000 dollars pour permettre à un entrepreneur de travailler, il vous les paie en liquide, 450.000 dollars. Pas de contrôle.

Et alors, Marjorie, en mars ou mai de cette année, lorsque l’amiral Church a présenté les résultats de son enquête, il a conclu que le rapport Taguba était sain. Et le sénateur Levin a dit : « Avez-vous interviewé ces individus ? Avez-vous interviewé le colonel Pappas ? Avez-vous interviewé le général Karpinski ? » Et, bien sûr ! il a répondu non. Il a pris le rapport Taguba et s’est appuyé fortement dessus. Et McCain a dit qu’il était prouvé que le rapport Taguba était faiblard et incomplet. Avez-vous interviewé l’ambassadeur Bremer ? Et l’amiral Church a dit : « Eh bien, non ! Parce que j’étais sous la direction, dans cette enquête, du secrétaire à la Défense et l’enquête même était limitée aux unités dépendant du département de la Défense. » Et le sénateur McCain a dit : « Excusez-moi, amiral, mais vous faites erreur. L’Autorité provisoire de la Coalition et l’ambassadeur Bremer travaillaient pour le secrétaire à la défense. »

MC. Il ne le savait pas ?

JK. Il ne le savait pas. Et nous non plus, quand nous étions là-bas. Tout le monde croyait qu’il y avait un équilibre entre l’armée et le département d’Etat et que l’ambassadeur Bremer travaillait pour Colin Powell. Et c’était inexact.

Ainsi, aujourd’hui, en 2005, je comprends pourquoi Bremer a licencié toute l’armée irakienne – parce qu’il travaillait pour le secrétaire à la Défense. Il n’y avait pas d’influence du département d’Etat. Il n’y avait pas d’équilibre. C’était exclusivement sous le contrôle de Rumsfeld. Et il y avait des entrepreneurs qui s’amenaient ici, loués. C’est une question excellente, ce que ressentaient les soldats à propos de ces entrepreneurs. Les gars de la sécurité, les gardes du corps et les firmes de sécurité qui étaient loués pour assurer la sécurité des dignitaires en visite ou des délégations du Congrès – tous se faisaient un minimum de 300 dollars par jour. 300 par jour. Et ils ne sortaient jamais de la Zone verte ! Ils escortaient les convois jusqu’à la porte d’entrée et, ensuite, la police militaire ou les unités militaires reprenaient la responsabilité à partir de la porte de la Zone verte. Et, ici, vous avez des soldats qui sont aujourd’hui responsables de ces délégations, et certains se font 3000 dollars par mois.

MC. Pensez-vous que les médias transmettent réellement la vérité aux gens ?

JK. La vérité, il vous faut la chercher. Et ce ne devrait pas être de cette façon. Elle devrait être rapportée comme étant la vérité et non exploitée à l’avantage de quelle que soit la direction que va prendre l’écoulement de l’info.

Je connais ces journalistes, John Barry et Isikoff, de Newsweek, et j’ai été choquée quand ils ont retiré ce rapport à propos du Coran à Guantánamo Bay. J’étais sûre que c’était vrai et j’ai pensé : « Qui est allé les trouver ? » Les types n’auraient jamais dû faire ça, vous savez, se faire passer pour des moitiés de cul à ce point, pardonnez-moi l’expression. Vous savez, j’ai pensé : « Mais, merde, alors ! Il n’y a plus de source fiable du tout ? »

Et pourquoi les citoyens américains font-ils la sourde oreille, devant cette affaire ? Nous avons eu 17 marines tués au cours des trois derniers jours, en moins de 72 heures. Et il y a toujours des gens à Washington qui continuent, spécialement le dimanche au matin, et ils poursuivent ces infos et ces émissions à débats en disant : « Eh bien ! ça ne fait encore que 1800 vies jusqu’à présent » – Que ! Que ! Ecoutez, mais comment osez-vous dire cela ?

Je ne sais pas quelle est la solution. Je ne suis pas une officielle élue, mais j’étais sur place. Et c’était mieux quand nous étions là que ce ne l’est maintenant, parce qu’ils ont, consciemment ou inconsciemment, ou tout simplement par incompétence, ils ont abordé cette insurrection avec une idée erronée.

Le général Casey, vous savez, passant aux infos, a dit : « Bon ! Si tout continue comme cela, nous allons être en mesure d’opérer un retrait de troupes en mars prochain ! » Mais ils fument quoi, exactement, ces gens-là ?

MC. Vous ne croyez pas que c’est une ficelle de relations publiques pour permettre aux Républicains de passer aux élections de la mi-mandat ? Et comment vont-ils maintenair leurs 14 bases permanentes en Irak s’ils retirent leurs troupes ? Ils ne peuvent tout simplement pas faire ça.

JK. Exact. Et comment cela va-t-il être prouvé ? Eh bien ! les rebelles ripostent, maintenant, comme ils l’ont fait juste après le commentaire de Cheney disant que l’insurrection était dans ses derniers sursauts d’efficacité. OK ? Et, après ça, ils ont répondu en tuant un tas de monde.

Ainsi donc, maintenant, ils reviennent et Casey raconte : « Si tout continue comme cela, nous devrions être en mesure d’opérer un retrait des troupes au printemps prochain, au début du printemps et jusqu’en été. » Et comment l’insurrection répond-elle ? C’est comme si on déposait un engin explosif et qu’on faisait sauter 14 marines de la surface du monde.

C’est tout bonnement incroyable et, malheureusement, c’était prévisible au niveau très élémentaire de la préparation des opérations de maintien. Et je ne sais pas si c’était simplement de l’ignorance absolue ou de la naïveté. Et il y avait une solide différence entre eux, mais chez chacun d’entre eux, quelque chose avait été incorporé par le Pentagone, le secrétaire à la Défense, dans ce qu’ils pensaient, dès qu’ils sont arrivés à Bagdad et qu’ils ont renversé ces statues. Pensaient-ils vraiment que tout le monde allait s’amener en agitant des drapeaux américains et en leur jetant des fleurs ? Mais quel genre d’ignorance est-ce donc là ?

L’Irak était un énorme pays et quand vous avez des gens qui disent très souvent, aujourd’hui : « Il peut avoir été un dictrateur, mais nous étions mieux sous Saddam », cette administration devrait en tenir compte. Et à un certain point, il vous faut dire : « Arrêtez le train, parce qu’il a complètement déraillé. Comment allons-nous l’arrêter ? » Mais dans votre effort d’agir ainsi, vous devez admettre que vous avez commis certaines erreurs, et cette administration n’a nullement l’intention de reconnaître qu’elle a commis la moindre erreur.

MC. Vous écrivez un bouquin. Vous avez un éditeur ?

JK. Oui, Miramax. Ce sera publié en novembre. Je n’ai aucune sorte de correspondance, excepté pour me réprimander. Quand je suis allée à San Francisco pour prendre la parole à l’Université de San Francisco, l’école de droit, là-bas, c’était en avril, j’ai reçu une lettre du chef de l’armée de réserve me mettant en garde – me mettant en garde ! – si je parlais d’Abou Ghraïb et que tout était encore en pleine enquête. Eh bien ! peu après mon retour, j’ai reçu une nouvelle lettre de lui me disant qu’il comprenait que j’écrive un bouquin et que je devrais soumettre le manuscrit en vue d’une critique et de commentaires.

Et mon avocat a répondu simplement en lui disant que j’était un citoyen privé et que je n’étais donc pas soumise à de telles demandes, ce qu’il devait savoir, parce que c’est vrai. Je ne suis pas ignorante et je ne révélerai aucune information non classée dans tout ce que j’écris, mais je n’ai pas besoin de le faire, parce que la vérité est la vérité et qu’elle a nul besoin d’être classée. C’est décidément surprenant, mais la vérité est la vérité.

OOO

Marjorie Cohn contribue par ses écrits à t r u t h o u t et est professeur à la Thomas Jefferson School of Law, vioce-président exécutive de la National Lawyers Guild (Corporation nationale des avocats) et elle est la représentante américaine au comité exécutif de l’Association américaine des Juristes.

Notes

(*) Janis Karpinski s’est trompée dans les dates. Dans le texte original, elle mentionne chaque fois les dates avec une année de plus (NdT).

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