L’UE face aux retraites : Vers une augmentation coordonnée du chômage ?

En France, la réforme des retraites est largement contestée par la population, ce dont témoigne la forte mobilisation des travailleurs, toutes génération confondues. Cette réforme fait pourtant écho à celles réalisées dans d’autres pays européens, sous l’œil bienveillant de Bruxelles, largement favorable à un allongement du temps de travail qu’elle n’a cessé de promouvoir. Cela en faisant fi des réelles possibilités du marché de l’emploi, ce qui contribue bien souvent à accroître le chômage et la précarité, en particulier chez les jeunes.

Le débat sur l’allongement du temps de travail ne peut être abordé sans traiter plus largement des politiques de l’emploi. Si ces dernières sont l’apanage des Etats-membres, elles sont, depuis plus de dix ans, décidées et coordonnées au niveau européen. Aussi est-il nécessaire de nous pencher sur l’évolution de leur contenu, ainsi que sur les objectifs et les enjeux qu’elles charrient. Nous serons ainsi amenés à analyser la stratégie européenne en matière d’emploi,  afin d’éclairer les tenants et aboutissants de la réforme des retraites promue par l’UE.


L’abandon de l’objectif de plein-emploi(1)

Revenons six décennies plus tôt. Après la guerre, les fonctions sociales et économiques de l’Etat allaient fortement se développer à travers la généralisation du Wellfare state (“Etat-providence”). C’est dans ce cadre que l’économiste britannique William Beveridge énonce sa définition du plein emploi : le nombre d’emploi proposé devra toujours être supérieur au nombre de travailleurs, afin de limiter le chômage; les emplois proposés devront l’être à des salaires justes et être assez stables et géographiquement proches pour que le travailleur puisse l’occuper. Ainsi, les politiques d’emploi des pays occidentaux suivirent grosso-modo le modèle prescrit par Beveridge durant les trente années suivantes (époque dite des « trente glorieuses »). Le plein emploi préservait la population des affres du chômage, tout en rencontrant le souci des entreprises de maintenir la consommation des ménages à un niveau élevé. Il est important de noter que le chômage est alors (au moins partiellement) perçu comme un drame personnel et donc traité comme un problème social. Il ne se résume pas à un simple problème économique résultant de l’inadéquation de l’offre d’emploi avec la demande de travail.

La situation change radicalement avec la crise des années 70 et l’augmentation brutale du chômage. L’objectif de plein emploi est alors écarté au profit de mesures de luttes contre le chômage. Celles-ci sont de deux ordres. Les mesures dites passives visent à éviter l’exclusion sociale à travers l’indemnisation du chômage. Elles visent aussi à partager le temps de travail, notamment à travers les préretraites, qui permettent de dégager le marché du travail en faveur des jeunes. Les mesures actives sont elles destinées à accroître le niveau d’emploi, notamment en réinsérant les chômeurs sur le marché du travail.

Progressivement, la tendance politique des pays industrialisés ira vers un encouragement des mesures actives et à un relatif discrédit jeté sur les mesures passives, notamment à travers les recommandations de l’OCDE. Cette tendance s'accentue dans les années 80’, avec la révolution conservatrice résultante de l’arrivée de M. Thatcher au Royaume-Uni et celle de R. Reagan aux USA. Ces mutations dans la façon d’aborder le chômage sont intimement liées à la modification des besoins des entreprises : alors qu’il s’agissait jusqu’ici de disposer d’une main d’œuvre stable capable de consommer les biens standardisés qu’elle produisait, le passage à une économie majoritairement axée autour des services entraînera une demande de flexibilité du marché du travail. Il s’agit également pour les entreprises d’accroître leurs possibilités de recrutement, en augmentant le nombre de salariés qui peuvent êtres embauchés. Souvent sans chercher à savoir si ces personnes, mises à la disposition des entreprises sur le marché du travail, trouveront effectivement un emploi.


Accroître la main d’œuvre disponible

En Europe occidentale, le tournant dans la façon de traiter le chômage se manifeste dans la Stratégie Européenne pour l’Emploi (SEE) de 1997. Il s’agit du premier processus européen directement orienté vers la question de l’emploi. D’emblée, les grandes lignes sont tracées : il s’agira pour les Etats-membres d’améliorer le taux d’emploi, c’est-à-dire la part de la population occupant un emploi par rapport à la population en âge de travailler. Cette exigence de taux d’emploi n’est cependant assortie d’aucun objectif chiffré en terme de réduction du chômage. Ce souci d’augmenter le taux d’emploi sera repris dans les différentes Grandes Orientations des Politiques Economiques (GOPE), puis codifié de façon explicite lors du lancement de la stratégie de Lisbonne en 2000, vaste projet de coordination des politiques économiques des Etats membres. Le volet « emploi » de cette stratégie vise cette fois des objectifs chiffrés en terme de taux d’emploi, qui aurait du être amené à 70% en 2010. Ici non plus, cet objectif n’est assorti d’aucune obligation en terme de réduction du chômage.

La volonté politique qui prévaut actuellement d’augmenter le taux d’emploi n’est donc plus synonyme de plein emploi ou de résorption du chômage. La différence fondamentale tient au fait que les personnes qui n’étaient pas présentes sur le marché du travail (femmes au foyers, personnes âgées, étudiants,…) sont tout autant appelées à chercher du travail que les personnes qui s’y trouvent, à commencer par les chômeurs. Autrement dit, l’augmentation du taux d’emploi ne s’accompagne pas forcément d’une baisse du taux de chômage. Pour le politologue Bernard Conter, cet apparent paradoxe n’en est pas un, et est à rechercher dans la hiérarchie des objectifs de l’UE : « La stabilité des prix, c’est-à-dire la lutte contre l’inflation, nécessite une modération salariale qui ne peut être garantie en l’absence de chômage […]. Les orientations de la SEE […] impliquent davantage une mise en concurrence des individus qu’un objectif de résorption radicale du chômage »(2). Ainsi, les objectifs chiffrés en terme de taux d’emploi d’un pays ne serviront plus désormais à éviter aux citoyens le drame personnel du chômage. Il s’agira davantage d’envoyer un signal clair aux acteurs économiques, leur permettant ainsi d’évaluer l’importance de la réserve de main d’œuvre potentiellement employable.

Par ailleurs, la faible référence au chômage dans la SEE trouve en partie sa raison d’être dans la notion de « chômage nécessaire ». Pour la théorie économique néoclassique qui prévaut actuellement dans les pays occidentaux, parvenir à une situation de plein-emploi renforcerait le pouvoir de négociation des travailleurs, qui exigeraient des hausses de salaires. Les employeurs n’auraient alors d’autres choix que d’augmenter le prix des marchandises, générant ainsi de l’inflation. Pour lutter contre ce phénomène, la présence de chômeurs qualifiés et recherchant activement un emploi est, de ce point de vue indispensable. C’est dans cette perspective qu’il faut analyser les politiques de l’emploi actives promues par l’UE. « [ces politiques] visent à rendre les chômeurs tantôt plus employables, tantôt plus compétitifs, et donc plus dangereux pour les salariés en place , peu incités à faire valoir des prétentions salariales »(3), analyse Conter. Ce chômage nécessaire est également appelé « chômage d’équilibre », ou encore NAIRU (Non accelerating inflation rate of unemployment : taux de chômage n’accélérant pas l’inflation). Dans cette perspective, il s’agit d’augmenter l’offre d’emploi pour les entreprises, tout en préservant un taux de chômage proche du NAIRU. L’objectif actuelle est en contradiction évidente avec la vision traditionnelle du plein-emploi, axée autour de la nécessité d’un nombre d’emplois proposé par les entreprises supérieure au nombre de travailleurs disponibles et du concept d’emploi convenable.


Retarder l’âge de la retraite : un faux débat mobilisé par l’UE

C’est dans ce cadre qu’il faut aborder la question des retraites, intimement liée au relèvement du taux d’emploi. Selon la Stratégie de Lisbonne, celui-ci devrait s’élever pour les Senior  (55 à 64 ans) à 50% en 2010. Cette approche contraste avec les politiques de résorption du chômage préconisées précédemment : s’il était jusqu’ici question d’anticiper le départ à la retraite afin de laisser la place aux jeunes, il s’agit désormais d’augmenter la présence des seniors, quitte à augmenter le chômage des jeunes. L’argument du vieillissement de la population et de son impact sur le financement des retraites aidant, le Conseil Européen de Barcelone de 2002 prônera dans ce cadre la réintégration des travailleurs âgés sur le marché du travail. Cela passe par un allongement de l'âge moyen de départ à la retraite de 5 ans, proposition depuis lors maintes fois reprise par la Commission européenne(4).

Outre la critique que l’on peut adresser à l’argument du vieillissement de la population, un autre problème se pose, en terme de bien-être individuel. « Les aspirations des salariés, dans un contexte de détérioration des conditions de travail, vont plutôt vers un abaissement et non un allongement de l’âge de la retraite » constate le sociologue Mateo Alaluf. De fait, la faible espérance de vie dans certains milieux professionnels (60 ans en moyenne pour les ouvriers en France) semble légitimer le souhait de nombreux travailleurs âgés de bénéficier de leur retraite à un moment où leur état de santé le permet encore. Une aspiration que ne semble guère prise en compte par les différentes institutions de l’UE.

Corollaire peu surprenante au regard des priorités de la Commission et du Conseil européen en matière d’emploi, l’allongement du temps de travail est peu propice à faire baisser le chômage. D’une part, les licenciements touchent massivement les travailleurs âgés, ces derniers étant peu « employables » et ayant peu de chance d’être réintégrés sur le marché du travail. Dès lors, la baisse du nombre de travailleurs âgés pensionnés se traduira souvent par une augmentation du chômage dans cette catégorie de la population. D’autre part, la vrai question soulevée par le débat sur l’augmentation de l’âge de la retraite est celle de l’offre d’emploi disponible.  Si la sortie du marché du travail d’un travailleur retraité ne s’accompagne pas forcément de l’entrée d’un jeune sur celui-ci, le maintien du travail jusqu’à un âge avancé n’est certainement pas pour améliorer la situation. Les analystes de la question constate que l’augmentation de l’âge de la retraite a généralement eu pour effet d’accroître le chômage chez les jeunes (5).

Ainsi, dans une perspective de réduction de chômage, l’augmentation de l’âge de la retraite devrait s’accompagner de mesures préalables visant à accroître substantiellement le nombre d’emplois disponibles, de façon à ce que les jeunes travailleurs trouvent un emploi. Or, peu de mesures concrètes ont été prises dans ce sens par l’UE, comme le souligne Henri Houben dans une analyse critique des 10 ans de la stratégie de Lisbonne : « Il est intéressant de souligner que toute la politique d’emploi a été centrée sur le demandeur d’emploi. Jamais on ne s’est posé la question de savoir si le nombre de postes offerts était suffisant. Cela fait partie de l’inviolable droit des entreprises de définir leurs besoins en emploi comme elles l’entendent.»(6)


Ce bref panorama des politiques de l’emploi au niveau européen met en évidence  le rôle de l’UE dans l’impulsion des politiques qui contribuent à accroître la précarité de l’emploi. Il laisse également planer le doute sur la réelle volonté politique de faire baisser le chômage. Ces mesures sont à mettre en parallèle avec la vieille antienne de l’UE sur la flexicurité, l’allongement du temps de travail hebdomadaire, la promotion des emplois atypiques et l’idée d’adaptation permanente aux besoins du marché. Ces questions relancent par ailleurs le débat sur la finalité profonde de l’intégration européenne : processus politique au service de la prospérité de la majorité de la population ? Ou enceinte de dérégulation se réduisant à permettre aux entreprises transnationales de maximiser leurs bénéfices, souvent au détriment de l’aspiration au bien-être des citoyens de l’UE ? Les évolutions dans la composition des principales instances européennes, de même que leurs décisions avancées en matière d' emploi ne plaident pas en la faveur de la première option.
 
 
 
Source:Gregory Mauzé pour Investig'Action 
 
 
 
Lexique :
 
Commission Européenne : Il s’agit de l’institution supranationale de l’UE. Elle est composés de commissaires qui, bien que désignés sur une base nationale, sont sensés représenter l’intérêt général de l’UE.

Conseil Européen : désigne les réunions régulières des chefs de gouvernements (ou d’Etats) des Etats membres de l’UE. Il définit les grandes orientations politiques de l’Union.

GOPE (Grandes orientations de politique économique) : ce sont les recommandations du Conseil Européen, destinées à coordonner les politiques économiques des Etats membres.

Population active : part de la population en âge de travailler qui aspire à trouver un emploi.

Taux de chômage : proportion de la population active qui ne bénéficie pas d’un emploi

Taux d’emploi : proportion de la population en âge de travailler (qui aspire ou non à trouver un emploi) qui occupe un emploi.

Employabilité : capacité des travailleurs à être « employables », c’est-à-dire conforme aux exigences des entreprises, notamment en terme de flexibilité. Ce terme fut un temps très populaire dans les milieux européens, qui lui préfèrent actuellement le terme de flexicurité.

Flexicurité : Contraction des termes « flexibilité » et « sécurité », le terme s’est popularisé à travers la Stratégie Européenne pour l’Emploi et la Stratégie de Lisbonne. Il correspond à l’idée (qui peut sembler contradictoire) d’associer une grande liberté de licencier pour les entreprises avec une forte protection sociale pour les travailleurs.

Emplois atypiques : Il s’agit de tous les emplois qui s’écarte du canevas de base du contrat de travail, le contrat à durée indéterminée. Ils comprennent le travail à temps partiel, le travail intérimaire et le travail à durée déterminée.

Welfare state (en français Etat-providence) : regroupe les activités de l’état assurant la protection sociale notamment à travers les politiques d’assurance et d’assistance sociale.



Notes :

(1) Chapitre en partie inspiré du livre de Mateo Alaluf « Dictionnaire du prêt-à-penser : Emploi, protection sociale et immigration les mots du pouvoir », Bruxelles, Vie Ouvrière, 2000 »

(2) Bernard Conter, “La Stratégie Européenne pour l’Emploi: un discours politique à decoder, p. 23.

(3) ibid. p.28

(4) UE : une réforme des retraites chez les 27 nécessaire selon M. Barroso (AFP) – 23 févr. 2010

(5) Mateo Alaluf, Augmenter le temps de travail augmentera le chômage des jeunes,

(6) Henri Houben, « Stratégie de Lisbonne, attention chute d'emloi ».




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