François et Eugènie

Le 6 août, le président français a assisté à la “seconde inauguration” du canal de Suez voulue par le maréchal-dictateur Abdel Fattah Al-Sissi (1). Cérémonie hautement symbolique à la fois pour François Hollande et pour l’auteur du putsch du 3 juillet 2013. Des symboles porteurs d’exaltation qui, comme il se doit, cachent des réalités plus prosaïques. Toutefois, les symboles peuvent être perçus dans un autre sens que ceux qui les brandissent.

La première inauguration du Canal, le 17 novembre 1869 – dix ans après le premier coup de pioche et aux prix de la mort de milliers de fellahs (paysans) corvéables – fut un événement que l’on qualifierait aujourd’hui d’éminemment “médiatisé”. Y assistaient non seulement l’impératrice Eugénie de Montijo, épouse de Napoléon III, mais aussi les princes héritiers François-Joseph d’Autriche, Frédéric-Guillaume de Prusse et Hendrik des Pays-Bas. Étaient également présents des personnalités comme Ibsen, Zola. Pour l’occasion, Giuseppe Verdi avait créé un opéra: Aïda.

{{ {{{Une affaire “européenne”}}} }}

Certes, le Canal fut un projet français. L’ingénieur saint-simonien Ferdinand de Lesseps, “père” du projet, l’était. Certes aussi, la question du Canal s’inscrira d’emblée dans la rivalité anglo-française, rappelle l’historien néerlandais Henk Wesseling (2).

Mais les Britanniques, une fois le projet réalisé, surent en tirer le meilleur parti.
Au départ, ce sont eux qui s’étaient employé à raccourcir la Route des Indes, axe vital de l’Empire. Dès 1830, l’Angleterre avait réalisé combien le bateau à vapeur, produit d’une Révolution industrielle qu’elle avait inaugurée, s’avérait un outil stratégique majeur. Cette année-là, un steamship venu de Bombay avait pu damer le pion aux voiliers en bravant les vents qui jusque-là rendaient la remontée Sud-Nord de la mer Rouge, extrêmement difficile. Six ans plus tard, une ligne maritime Londres-Alexandrie s’ajoutait à la liaison terrestre régulière britannique créée en 1834 entre Alexandrie et Suez. Déjà, le voyage vers les Indes se voyait raccourci de 5 mois à 40 jours. Et des “verrous stratégiques”, établis à Socotra (1835) puis à Aden (1839), contrôlaient le détroit de Bab-el-Mandeb, “sortie” sud de la mer Rouge. La Grande-Bretagne n’avait donc pas besoin d’un canal.

Elle s’y opposera même: cette “idée française” aurait accru l’influence de l’éternel rival en Égypte. Plus, elle aurait affaibli les liens entre l’Égypte et son suzerain ottoman, que Londres considérait jusqu’alors – le Canal changera les choses – comme une pièce maîtresse dans la protection de la Route des Indes. Et, surtout, un canal aurait “rendu Marseille plus proche des Indes que Londres et Liverpool et donc les troupes françaises à moindre distance de celles-ci que les troupes anglaises” (3).
“Puisque le canal est construit, autant le contrôler” (Wesseling), se diront les Anglais, une fois le projet réalisé. Et la distance de Londres à Bombay encore réduite de moitié. Puis en devenant, en 1877, l’actionnaire majoritaire de la Compagnie du canal grâce au rachat de la majorité des actions du khédive. Le souverain égyptien, Ismaïl, était en mal de liquidités du fait même de la construction du canal… “Grâce à ce rachat, écrivait Claude Liauzu (1940-2007) (4), Disraeli – alors 1er ministre britannique – réussit à réintroduire à peu de frais la Grande-Bretagne dans un projet français.” Enfin, les Anglais occupèrent militairement l’Égypte en 1882.

Celui que nombre d’Égyptiens considèrent, avant Nasser, comme le père de l’Égypte moderne, Mohammed Ali (1769-1849), s’était d’emblée méfié d’un percement de l’isthme de Suez. À ses yeux, un tel projet rendrait l’Égypte trop vulnérable aux ambitions occidentales. Craintes que corroboreront les décennies suivantes. Et résumées par Ernest Renan qui, en 1884, apostrophera de Lesseps: “un seul Bosphore (5) avait suffi jusqu’ici aux embarras du monde, vous en avez créé un second!”…

Au cours du 1er conflit mondial, les Britanniques durent “mettre le paquet” pour empêcher une offensive turco-allemande sur le Canal. Et, près d’un siècle plus tard, en 1956, Londres et Paris, de concert avec Israël, tenteront d’annuler manu militari la nationalisation de la Compagnie par Gamal Abdel Nasser, qui voulait récupérer au profit de son pays la valeur stratégique et financière du Canal. On connaît la suite…

{{ {{{Symboles et… gros sous}}} }}

À la mi-mars, la Conférence économique internationale pour l’Égypte réunissait à Charm-el-Cheikh des responsables économiques et politiques de plus de cinquante pays en vue d’attirer en Égypte quelque 60 milliards d’investissements. La conférence apparût comme un “plébiscite international” (Le Monde, 18.03.15) pour le maréchal-président: des contrats pour 36,2 milliards $, en plus de 5,2 milliards en prêts et aides de fonds d’institutions internationales, dont l’UE, et de 18,6 milliards de contrats d’investissements clés en mains, protocoles d’entente d’une valeur potentielle de 92 milliards $, la plupart portant sur les secteurs énergétique, des transports et des communications… Et, fin novembre dernier, Abdel Fattah Al-Sissi effectuait une tournée européenne: en France, il rencontrait, outre François Hollande, Laurent Fabius et Jean-Yves Le Drian, les présidents des Assemblées et une délégation du patronat français. S’ensuivit un plan de financement hexagonal pour la vente à l’Égypte de 24 avions Rafale et d’une frégate multi-missions FREMM qui ont formé le “clou” des cérémonies du 6 août. Montant: entre 3 et 6 milliards d’euros.
L’éditorial du Monde (30.11-01.12.14) pouvait conclure: “l’Égypte vit à l’heure d’une dictature de fer [mais la question des DdH ] est ouvertement glissée sous la table, évacuée”

Le maréchal Al-Sissi se complait à se présenter comme un “nouveau Nasser” (6). Et a, dès son élection à la présidence, début juin 2014 – et dans un contexte d’exaltation patriotique (7), de répression tous azimuts, de mise au pas des médias et d’une Justice aux ordres – nourri des projets “pharaoniques”: édification d’ici 2022 d’une nouvelle capitale administrative à l’est du Caire – budget: 45 milliards $! – et dédoublement du canal sur plus d’un tiers de sa longueur, creusement d’un nouveau chenal de 35 km. Lancés le 5 août 2014, les travaux du “Canal +” – élargissement, … – se sont achevés fin juillet dernier. La prouesse est incontestable. Les retombées, disent certains, sont moins assurées.

{{ {{{Le vol triomphant du Rafale}}} }}

Le 17 novembre 1869, l’impératrice Eugénie put trôner sur le pont du premier bateau – L’Aigle, quel symbole, ici aussi! – qui franchit le “premier” Canal. Aux cérémonies d’Ismaïlia, le 6 août, François Hollande était “l’invité d’honneur”. À bord du même bateau.

Le maréchal, apparemment, “surfe” sur les souhaits de Paris au Proche-Orient: faire fructifier au maximum les intérêts français en tirant parti au maximum des déboires de l’allié américain: en Syrie, où la France s’est efforcée de se démarquer des États-Unis, en Israël-Palestine où les bonnes relations franco-israéliennes tranchent avec le froid qui engourdit les rapports israélo-américains. Booster la coopération avec les États du Golfe à la faveur des craintes qu’inspire à ceux-ci le réchauffement de Washington avec l’Iran. En juillet dernier, invité au sommet du Conseil de Coopération du Golfe à Riyad, F.HOLLANDE, faisait un crochet à Doha à l’occasion de la signature d’un contrat de vente de 24 autres Rafale au Qatar…

Les rêves du “nouveau Nasser” reposent toutefois entièrement sur l’investissement étranger. Même l’objectif d’une rénovation du Canal portée à 100% par des capitaux égyptiens a dû être abandonné. On est loin du nationalisme développementiste de Nasser. Mais il y plus.

En prétendant, comme l’écrit Le Monde (5 août 2015) représenter “l’Égypte éternelle” pour mieux reléguer aux oubliettes ses ennemis, les Frères musulmans, dénoncés comme “non-Égyptiens”, le maréchal Al-Sissi renoue, sans peut-être s’en rendre compte, avec une démarche dans le fond très européocentriste: ce que l’on a appelé l’égyptianisme. À savoir ce sentiment d’un particularisme égyptien qui, soulignant les différences avec le reste du monde arabo-musulman, venait étayer une vison occidentale qui, au XIXe siècle, s’efforçait de mettre en exergue les “racines” pré-arabes (pharaoniques) ou gréco-romaines» de l’Egypte. L’Aïda de Verdi apparut comme un exemple majeur de ce soft power avant la lettre.

Notes :

(1) Lire mon article: Ce coup-d’Etat- qu’on-ne-saurait-voir, in La Libre, 8.08.2013

(2) Le partage de l’Afrique, Denoël, 1996, p. 84

(3)H. Wesseling, ibid., p.83

(4) L’Europe et l’Afrique méditerranéenne. De Suez (1869) à nos jours, Complexe, 2001

(5) Le détroit du Bosphore, qui, avec celui des Dardanelles, sépare Turquie d’Asie et Turquie d’Europe et relie mers Noire et Égée/Méditerranée, avait été tout au long du XIXe siècle, un enjeu majeur du Grand Jeu opposant Londres à Saint-Pétersbourg. Quelques années avant le début des travaux du Canal, il avait été aussi au cœur de la meurtrière Guerre de Crimée (1853-1856), opposant Grande-Bretagne, France et Piémont-Sardaigne à la Russie tsariste

(6) Lire mon article: Le “retour» de Nasser: tragédie et farce, in Investig’action, 20.03.2014

(7) 80% des fonds levés auprès des Égyptiens eux-mêmes pour les travaux sont venus de particuliers

Source : [Investig’Action->http://investigaction.net/Francois-et-Eugene.html]

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