De quelques mensonges sur «l’économie sociale de marché »…

Que recouvre véritablement le principe de «l’économie sociale de marché » affiché dans la Constitution européenne et présenté par les partisans du « oui » comme une modération de la libre concurrence où l’on introduirait un zest de social ?

En ce sens, «l’économie sociale de marché » garantirait un compromis entre, d’une part, les « lois du marché » et d’autre part, le social comme régulateur, et la Constitution européenne fournirait un « rempart contre l’ultra-libéralisme » afin d’assurer la pérennité du « modèle social européen ». Pourtant, la réaffirmation (à 68 reprises) du principe de « concurrence libre et non faussée », comme la spécification d’une « économie sociale de marché hautement compétitive » viennent contredire cette lecture idyllique.

En réalité, « l’économie sociale de marché », ou ordolibéralisme, fait référence à une théorie économique bien déterminée, née dans l’Allemagne des années 30, à l’initiative notamment de Walter Eucken. L’idéologie de la Soziale Marktwirtschaft, substrat idéologique de la politique économique des chrétiens démocrates de droite, influencera considérablement Ludwig Erhard, ministre d’Adenauer après la Seconde Guerre mondiale. Les Allemand devront attendre 1966 et le ministre de l’Économie Karl Schiller pour rompre avec l’échec de l’économie sociale de marché, la fin du « miracle allemand » les obligeant à adopter une vision plus keynésienne de la politique économique. Pourtant, les dogmes de « l’économie sociale de marché » continuent d’exercer une fascination étonnante sur les néo-libéraux européens, notamment sur Frits Bolkestein…

L’ordolibéralisme repose en effet sur deux postulats essentiels, concernant la politique monétaire d’une part, et la politique de la concurrence d’autre part. Dès les années 30, ses instigateurs avancent le dogme d’une politique monétaire totalement indépendante du pouvoir politique, tout « laxisme » monétaire étant proscrit au nom de la stabilité des prix. Ce principe présidera au fonctionnement de la Bundesbank qui servira ensuite de modèle à la Banque centrale européenne. L’économie sociale de marché est en fait un libéralisme monétariste qui explique la politique du mark fort menée au détriment des salaires, de la consommation et des dépenses publiques et sociales. Le franc fort arrimé au mark lors de la marche vers la monnaie unique, et la politique actuelle de l’euro fort ont aujourd’hui des conséquences désastreuses en termes de croissance économique, d’exportations et d’emplois.

Le second dogme de l’ordolibéralisme réside dans la croyance obstinée d’une « concurrence libre et non faussée », concept quasi identique à la « concurrence pure et parfaite » des économistes néo-classiques de la fin du XIXe siècle, dont Léon Walras reste la référence. La Soziale Marktwirtschaft s’appuie sur le libéralisme économique classique, mais elle admet une intervention de l’État « hors marché » qui viserait à assurer les conditions nécessaires à la libre concurrence en luttant contre toute forme de monopole. Ce sont notamment les « monopoles » de service public qui sont en cause (ce que l’on retrouve de manière exacerbée dans le projet de Constitution européenne), l’État se désengageant définitivement du marché et privatisant l’ensemble de son patrimoine.

C’est donc la priorité pour l’État d’établir les règles de la concurrence qui explique pour une large part le qualificatif « social » ! Pour le reste, « l’économie sociale de marché » sacralise le dialogue social entre patronat et salariés, mais sans intervention de l’État afin de ne pas « rigidifier» l’équilibre du marché du travail. Ceci conduisait naturellement les ordolibéraux à remettre en cause le système de protection sociale mis en place par Bismarck dans les années 1880. Ils préconisaient des formes de prévoyance individuelle pour l’assurance maladie et, concernant les retraites, le dogme néo-libéral de l’épargne imposait qu’elles soient financées par des fonds de pension. En ce sens, les réformes très dures de la protection sociale allemande menées par Gerhard Schröder sacrifient encore aux dogmes ordolibéraux dont l’Allemagne paraît ne s’être jamais débarrassée.

La pauvreté est, quant à elle, fortement culpabilisée. La charité est préférée aux droits sociaux dont le coût constituerait une entrave à l’ajustement par la libre concurrence. Eucken, disciple de Carl Menger, revendiquait clairement sa filiation avec les économistes néo-classiques autrichiens, dont le « pape » était déjà dans les années 30 Friedrich von Hayek, le plus virulent des opposants à l’analyse keynésienne et aux droits sociaux.

Frits Bolkestein, président de l’Internationale libérale de 1996 à 1999 (où il côtoyait José-Manuel Barroso), est l’admirateur fervent de Walter Eucken. Il écrit ainsi : « La pensée de Eucken et ses solutions restent d'actualité… dans [le cadre de ] la politique européenne de concurrence… Pour Eucken, le socialisme était une vision d'horreur, un modèle, non seulement d'inefficacité, mais aussi, et surtout, d'absence de liberté ». Voilà pour ce qui est de la fin des « monopoles de service public ». Ailleurs, se référant toujours à l’ordolibéralisme: « Il est…nécessaire de progresser dans le domaine de la flexibilisation du marché de l'emploi…[et de] passer au peigne fin…l'acquis communautaire pour voir s'il n'existe pas des dispositions [ayant] des effets négatifs trop importants sur la flexibilité » (« Construire l'Europe libérale du XXIe siècle », conférence à l’Institut Walter Eucken, Fribourg, 10.07.2000, site Europa de la Commission européenne). C’est, sans surprise, la « flexibilité » salariale qui est censée faire converger vers un salaire d’équilibre assurant le « plein-emploi », en fait le taux de « chômage naturel » qui n’accélère pas l’inflation, le fameux « NAIRU » de Milton Friedman entériné par le FMI. Ainsi, la « haute compétitivité » exigée par le traité constitutionnel comme l’objectif «d’un niveau d’emploi élevé » seraient la conséquence espérée d’une concurrence acharnée et de la déflation salariale…

Les tenants du oui « de gauche » auraient intérêt à mieux connaître l’histoire de la pensée économique, car se référer à « l’économie sociale de marché » pour vanter les « avancées sociales » de la Constitution européenne est bien risqué. Que dire ainsi du « socialisme vision d'horreur » selon Walter Eucken ? L’ordolibéralisme – idéologie du courant démocrate-chrétien de droite auquel se rattache Valéry Giscard d’Estaing – explique dans la Constitution européenne l’association d’une « concurrence libre et non faussée », d’une «économie sociale de marché hautement compétitive » qui prône la disparition des services publics au profit des services économiques d’intérêt général, ainsi que l’indépendance de la Banque centrale au nom de la stabilité des prix.

(…)

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