Comment fonctionne la société israélienne : entretien avec Ilan Pappe (II)

“Aujourd’hui, il n’y a aucun espoir de changement au sein du système politique israélien. Ce système va tout simplement devenir de plus en plus de droite, et sera de moins en moins disposé à changer les politiques unilatérales d’Israël.”

Et en même temps, le célèbre analyste israélien souligne que la résistance palestinienne et la campagne de boycott BDS font réfléchir les Israéliens et pourraient changer la donne.

 
Raffaele Morgantini : Nous avons suivi les dernières élections israéliennes et nous avons été surpris de voir qu'il n'y avait pas de réelles discussions sur la Palestine, il s’agissait essentiellement de questions internes. Puis, après les élections, Netanyahu a fait une déclaration concernant l'extension des colonies. Que pensez-vous de cela ?

Ilan Pappé : Votre remarque est juste. Les électeurs israéliens pensent que le problème de la Cisjordanie a été résolu, donc ils pensent qu'il n'est ni nécessaire d’en parler, ni d’y trouver les solutions. Vous ne proposez une solution comme argument pour une élection que lorsque vous pensez qu'il y a un problème, ils pensent ne pas en avoir dans ce cas précis. Ils pensent que ce que nous avons est bon pour les Palestiniens et pour les Israéliens. Ils pensent que le monde cherche bêtement à créer un problème qui n'existe pas, et essaie d'être impliqué là où il n'y a pas besoin d'être. Ils pensent que, même s'il y a encore des missiles qui arrivent de Gaza, Israël a une armée forte qui répondra à cela. Donc, si vous discutez avec les Israéliens dans le métro, ils vous diront qu'il n'y a pas de problème entre Israël et la Palestine.

La seule chose qui fait penser les Israéliens à la Palestine c'est quand la campagne de boycott est un succès, comme ce qui s'est passé récemment avec Stephen Hawking. Savez-vous quel est le problème ? 95 % des Israéliens ne veulent même pas aller en Cisjordanie, afin de ne pas savoir ce qui se passe réellement. Ou bien ils ne sont informés de ce qui se passe que par leurs enfants qui servent comme soldats. Mais leurs enfants ne leur parlent pas des checkpoints, les arrestations à domicile et toutes les autres horribles choses. Les Israéliens pourraient savoir s'ils le voulaient- ils ont internet – mais ils ne veulent pas. Par exemple, à Tivon, mon quartier, tout le monde vote pour la gauche, mais si vous leur demandez s'ils ont déjà vu un checkpoint ou le mur de l'apartheid, ou si l'un d'entre eux veut aller en Cisjordanie pour voir ce que les soldats et colons font, ils refuseront. Ils vous diront que ce n'est pas leur problème. Ils ont d'autres problèmes – niveau de vie, les prix des maisons, la nouvelle voiture, la scolarité de leurs enfants, etc.

Yair Lapid, à la tête du ministère des Finances du nouveau gouvernement de coalition, a déclaré le 20 mai qu’Israël ne va pas arrêter la colonisation de la Cisjordanie ni les subventions des colonies illégales, qui en fait non seulement continueront mais vont augmenter. Pensez-vous que le moindre changement de partis au pouvoir pourrait vraiment avoir un impact sur cette situation ?

Non, nous n'avons pas eu de parti ou un chef différent des autres, y compris Rabin, qui est devenu un héros après son assassinat. Les Israéliens comme Lapid sont toujours occupés à exécuter des politiques pour que la terre n’ait pas de Palestiniens – et en ce sens Lapid est juste en train de continuer ce que tout le monde faisait avant lui. Le problème qu'ils ont n’est pas d’ordre technique – ils savent comment le faire, ils ont un scénario. Ils ne construisent pas de nouvelles colonies, mais ils permettent la croissance naturelle des colonies actuelles, alors que les Palestiniens ne sont pas autorisés à la croissance naturelle. Donc ils disent qu'ils ne construisent pas une nouvelle colonie mais ont besoin d’en construire une autre car la population a augmenté. Ainsi, vous pouvez voir à travers ça qu'ils n'ont pas de problème technique, c'est juste qu'ils maintiennent ce dialogue amusant avec le reste du monde : « Vous savez que nous colonisons, vous savez que nous commettons un nettoyage ethnique des Palestiniens, vous savez que nous les gardons en prison mais tout de même nous jouons à ce jeu où nous parlons d'un processus de paix ".
 
 
Le seul problème qu’Israël a – bien que dans 10 ans, malheureusement je ne crois pas que ce sera un problème, à moins que nous changions quelque chose -, c'est qu'ils pensent toujours que ce qu'ils font ne sera jamais accepté par le monde, donc ils pensent qu'ils ont besoin de trouver un nouveau langage à leurs actes. Mais en réalité sur le terrain, je ne pense pas qu'il y ait eu un seul jour depuis 1967 où rien n'a été construit par les Israéliens en Cisjordanie, qu'il s'agisse d'une maison ou d'un appartement ou d'une route ou d'un balcon, cela se poursuit et continuera encore.

Israël sait que l'UE et les Etats-Unis ne cesseront de les soutenir, et ils ont raison. Donc, ils parleront de l'arrêt de la colonisation, mais ils ne l’arrêteront pas en réalité. C'est quelque chose à craindre parce que c'est la réalité. Lapid vient de la nouvelle génération de politiciens et je pense que lorsque vous êtes nouveau dans la politique vous dites un peu plus ouvertement ce que vous faites. Par contre, comme Silvio Berlusconi, quand vous avez un autre mandant, vous arrêtez de dire ce que vous faites réellement. Donc, si Lapid devenait Premier ministre, il arrêtera de dire ce qu'il fait, il dirait : "nous ne construisons pas, nous sommes juste en train de fabriquer."

Aujourd'hui, il n'y a aucun espoir de changement au sein du système politique israélien. Ce système va tout simplement devenir de plus en plus de droite, et sera de moins en moins disposé à changer les politiques unilatérales d'Israël.

Il ya un nouveau parti d'extrême-droite dans le panorama politique israélien, "La maison juive" qui a fait son entrée au gouvernement après les élections de l'année passé, avec le chef Naftali Bennet, qui est devenu ministre des Services religieux et de l'Industrie, du Commerce et du Travail. Quel type de changement cela apportera ?

Bennet c'est un homme très intelligent, il vient d’une colonie, et son agenda principal est de renforcer la connexion entre les colonies et Israël. Ce n'était pas ouvertement son programme pendant les élections. A cette époque, il parlait aux jeunes Israéliens à Tel Aviv de comment c’est bon d'être israélien, et disant qu'il rendra le sentiment de fierté d'être Israélien – et ça a effectivement marché, ils l’apprécient. Il s'agissait de l'idée de la «grande nation». Et il a ajouté à cela le judaïsme – déclarant qu'il n'est pas seulement bon d'être israélien, mais d'être un juif israélien. Il est jeune, il a fait l'armée, il était un héros militaire et un homme d'affaires prospère. Mais il n'est pas si différent de Lapid, ils vivent de la même façon – "ça n’a pas d’importance que vous soyez issu d'une colonie ou de Tel Aviv, nous venons tous d'Israël".
 
                     
“J’ai tué beaucoup d’Arabes dans ma vie, et il n'y a aucun problème avec cela” (Naftali Bennet)
 
 
Pensez-vous que les colons auront plus d'impact sur la politique israélienne en raison de la réussite de Bennet ?

Oui, je pense que oui, mais ce n'est pas si important. Cela n’a pas d’importance que vous veniez d'une colonie ou de Tel Aviv, ou si vous êtes de droite ou de gauche. L'idéologie israélienne de base – le sionisme – est le problème. Je pense que tant que le sionisme est considéré comme un concept idéal, les mêmes politiques continueront. Si Israël a un gouvernement plus de droite – par exemple le gouvernement de Netanyahu par rapport au gouvernement Barak – alors les différences sont minimes. Vous avez juste un peu plus de checkpoints et un peu plus de brutalité. Mais je pense que finalement c'est vraiment la même chose. Ce qui importe n'est pas le gouvernement israélien, mais à quel point les Palestiniens sont prêts à accepter. S'ils sont prêts à accepter la réalité actuelle, alors Israël leurs permettra de travailler en Israël, supprimera certains checkpoints, leur donnera un peu plus d'autonomie. Mais au moment où les Palestiniens montrent une certaine forme de résistance, Israël les réprimera brutalement. Tout dépend des degrés auxquels les Palestiniens acceptent le diktat israélien.

Vous avez déjà déclaré qu'il n'y a plus d'espoir pour un changement au niveau politique en Israël. Mais de l'autre côté, de quelle manière considérez-vous l'engagement de citoyens israéliens aujourd'hui contre l'occupation ? A quel point est-il important que la société israélienne actuelle et future conteste cette forme de colonisation ?

Je pense que les forces qui s'opposent à l'occupation sont très faibles, mais il y a eu deux développements positifs. Tout d'abord, le rejet de l'occupation augmente et deuxièmement, il est dirigé par la nouvelle génération, pas comme avant. Ceci est un élément essentiel. Mais, la pression de la communauté internationale et la résistance palestinienne seront les principaux facteurs qui feront baisser l’occupation. Un jour, quand nous aurons besoin de reconstruire une société nouvelle, ce sera beaucoup mieux de savoir qu'il y avait beaucoup des Juifs qui se battaient contre l'occupation. Lorsque l'occupation prend fin et emporte son apartheid avec, je suis sûr que beaucoup de juifs diront qu'ils étaient contre, comme disait les Sud-Africains blancs à la fin de leur système d'apartheid, mais tout le monde sait que ce n'était pas le cas en cette période. Il est bon de voir que cette vague prend de plus en plus d’ampleur chaque jour. Néanmoins, beaucoup d'Israéliens, ne savent toujours pas qu'il y a une occupation militaire ! Pour l'avenir, il est essentiel que ce point de vue change, et c’est en train de changer.

Les jeunes Israéliens se sentent souvent critiqués quand ils voyagent à l'étranger. Pensez-vous que cette critique a un impact ou une influence sur la société israélienne ?

Oui, je pense que c'est bien de critiquer les jeunes Israéliens à l’étranger. Certains d'entre eux ont effectivement changé à cause de cela, aucun doute à ce sujet. Il ya une superbe vidéo sur You Tube qui montre ce qui arrive aux jeunes Israéliens à l'étranger. L'armée israélienne avait l’habitude de montrer ce clip sur les jeunes Israéliens qui partaient à l'étranger, en Inde. C'était un clip contre les refuzniks en particulier – des personnes qui refusent de servir dans l'armée. Dans le clip, ils sont tous assis avec de jeunes belles filles indiennes, puis des jeunes Européens viennent demander aux Israéliens ce qu'ils ont fait dans l'armée. L’un d’eux parle de l'époque où il était un commandant et à quel point c’était cool d'être dans l'armée, et les Européens le regardent étonnés, comme si c’était un héros. Alors que le refuznik semble avoir honte, regardant vers le bas, sans rien dire, profondément et vraiment mal à l'aise parce qu'il n'a pas servi dans l'armée. Donc, cette organisation israélienne anti- apartheid a fait une contre- vidéo, avec la même mise en scène, mais au lieu d'être des soldats étaient des militants israéliens, et la personne qui avait honte était celui qui a servi dans l'armée, c’était celui qui était le plus mal à aise.

 
Aujourd’hui en 2013, certains jeunes gens n'achètent pas toute l'histoire de l'antisémitisme. Ils rencontrent des gens à l'étranger du même âge qui connaissent l’occupation, là où les personnes âgées peuvent juste dire que les gens sont des néo-nazis ou quelque chose comme ca, les jeunes sont plus susceptibles de voir la différence entre être contre l'occupation et être antisémite . Il s'agit d'une évolution importante, que j'ai vue de mes propres yeux.

Quels sont, à long terme, les effets sociaux et psychologiques sur la jeunesse israélienne à cause du service militaire obligatoire ?

La conscription encadre votre esprit. Vous regardez les êtres humains à travers un fusil et donc vous les déshumanisez. Ca vous rend insensible à la souffrance des autres et en même temps vous rend très raciste. Ca vous rend également limité dans la façon dont vous pouvez réfléchir à de nouvelles options dans la vie, parce que le pouvoir assombrit votre esprit. Dans n'importe quelle situation, vous pensez que le seul moyen est le recours à la force. Cela a des effets très négatifs sur la jeunesse israélienne et il est clair que ca fait partie du lourd endoctrinement auquel ils sont confrontés tout au long de la vie.
 
Les jeunes Israéliens ne parlent pas souvent de problèmes psychologiques qui surgissent après. Je suis allé dans un service de psychiatrie en Israël et la grande majorité des personnes sont de jeunes Israéliens qui ont servi dans l'armée. C'est un secret en Israël, personne n'en parle. Il y a deux jours, un jeune garçon qui venait de terminer son service militaire est entré dans une banque qui a refusé de lui accorder un prêt. Il a fini par tuer quatre personnes. Ceci n'est qu'un exemple de l'impact et des effets de la conscription et de la militarisation de la société israélienne.

Qu’est-ce que ça fait de vivre en Israël et être contre la politique israélienne en même temps ? Quelles sont les conséquences ?

C'est un fait qu'il n'y a pas beaucoup de cas comme le mien et je paie le prix pour ma position. Jusqu'à présent les personnes comme moi paient le prix non pas dans le sens où le gouvernement les poursuit, c’est différent des autres pays. Israël est tellement raciste qu'il ne le fera pas pour les juifs. Ce qu'ils font par contre, c’est encourager la société à vous punir. Le fait que j'ai dû quitter l'Université de Haïfa en est le résultat. Ils visent l'endroit où vous travaillez. Par exemple, nous avons eu 4 anciens pilotes courageux qui ont refusé de servir en Palestine occupée en raison de ce qu'Israël faisait là – ils ont été forcés de quitter leur emploi et l'armée.
 
Ainsi, la société ou même votre famille ou vos amis vous font payer le prix, parce que vous êtes considéré comme un traître. La récompense que vous obtenez est que vous vous sentez mieux dans votre peau et lorsque vous allez à l'étranger, les gens vous respectent. J’espère que cela encouragera les gens à en payer le prix. Si les Palestiniens faisaient ce que certains Israéliens font, ils se retrouveraient tout simplement en prison. Les Juifs peuvent peut-être perdre leur emploi, être insultés, être haïs par leurs voisins, étudiants. C'est un processus long, mais vraiment important.

Comment vous ont-ils mis dehors de l'Université de Haïfa ?

Ils ont créé quelque chose qu’ils appellent un tribunal spécial d’université. Ils voulaient me juger comme étant un traître et me virer de l’université. Cela a entraîné une indignation internationale, car, heureusement, j'étais déjà bien connu à cette époque dans le monde universitaire, donc ils ne pouvaient pas passer par la voie judiciaire. Ce qu'ils ont fait à la place c’était de faire en sorte que ce soit impossible pour moi d'enseigner : ils ont arrêté mes indemnités d’enseignement, ils ont persécuté mes étudiants en doctorat, ils m'ont donné des petites classes, ils ont demandé à tout le monde à l'université de ne pas s'asseoir à côté de moi, de ne pas me parler. C’était le directeur qui a donné les «ordres». Il a dit aux autres enseignants qu'ils mettraient leur carrière en danger s’ils violaient ces règles. Ils ne m'ont jamais officiellement viré mais j'ai décidé que c'était assez, alors je suis parti.
 
Aujourd'hui, il existe de nombreux cas similaires en Israël, mais se prononcer contre la politique israélienne en tant qu’universitaire est devenu plus difficile qu’avant, depuis 2012 une nouvelle loi a été votée à la Knesset. Cette loi dit que si vous êtes un universitaire israélien et vous soutenez ouvertement le boycott universitaire d'Israël ou vous critiquez les politiques et les actions d’Israël, ils doivent vous virer ou vous pourriez même être arrêtés. Après tout, un grand nombre d’universitaires israéliens contre l'occupation ont créé le « Comité académique israélien pour le Boycott ». Ces gens souffrent et ne seront jamais professeurs ou ne pourront pas poursuivre leur carrière académique – mais plus important encore, je pense qu'ils se sentent mieux que les autres. Après l’adoption de cette loi drastique encore plus de gens ont décidé de parler ouvertement contre l'occupation israélienne ou l'apartheid et pour l’instant, personne n'a été arrêté en réalité. Comment Israël peut parler de démocratie quand notre prétendue liberté d'expression est si ouvertement violée ?

 
Traduit pour Investig'Action par Mounia Cher

Source : Investig'Action

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