Bio branchés, BT-light ou dalaïstes convaincus : de quelle gauche s’agit-il ?

Extrait du nouveau livre d'Elisabeth Martens : « Histoire du Bouddhisme tibétain, la Compassion des Puissants », L’Harmattan 2007(pp.234-237).

Ce qui nous paraît choquant dans la divulgation du Bouddhisme tibétain en Occident n’est pas tant son exploitation par les grandes puissances – toute religion est passée par là -, mais d’une part, que le Dalaï Lama soutienne ouvertement une pareille instrumentalisation de sa propre doctrine – qu’attendre de mieux d’un « pape » ? -, et d’autre part, que nos amis « progressistes » adhèrent quasi systématiquement à cette grotesque mascarade.

Cela pose question, par exemple : comment fonctionne ce pouvoir de séduction du Bouddhisme tibétain sur nos intellectuels ? Si, dans nos pays, le Bouddhisme tibétain ne fait pas énormément de convertis effectifs et reste un phénomène assez marginal , il s’immisce toutefois de manière continue et insidieuse jusqu’au cœur de nos foyers douillets. Ce n’est pas tant l’enseignement du Bouddha qui nous pénètre, mais un vocabulaire et une manière d’être, épousés, souvent inconsciemment, par un public de plus en plus large. La tranche de la population susceptible d’être touchée en premier, c’est nous : petits-bourgeois moyens, assis plus ou moins confortablement dans nos névroses et nous débattant avec plus ou moins de vigueur pour parvenir à un bonheur ronronnant et une bonne santé relative. Le BT-light – traduisons : le Bouddhisme tibétain à doses homéopathiques – n’exige pas de nous une conversion radicale. Si le coeur nous en dit, nous pouvons même garder la religion de notre baptême, telle est la grande tolérance du Bouddhisme ! Pour adhérer au BT-light, il suffit d’adopter un langage pacifiste, ouvert, compatissant, et d’afficher le sourire correspondant. Le drapé rouge-orangé est de bon ton aussi, tandis que sandalettes, carpettes et trompettes se procurent sur le site de Sa Sainteté.

Un catalogue « Agenda Plus » – que vous trouverez dans n’importe quelle bonne épicerie bio – vous offre un « condensé sucré » de pratiques qui, de près et de loin, font allusion au Bouddhisme tibétain. C’est que le BT-light se meut avec aisance parmi les nombreux satellites du New Age ! De même qu’avant la Seconde Guerre Mondiale, avec la Théosophie, l’Anthroposophie, les « Amis de Rampa », l’Ecole Arcane, etc., les mouvements du New Age ont aujourd’hui le vent en poupe ; et, de même, ils utilisent un vocabulaire emprunté au Bouddhisme tibétain. L’extraordinaire production du New Age va bien au-delà d’un phénomène de mode. Un siècle après son envol, nous voguons encore entre ses multiples galaxies : une petite cure de massage ayurvédique sur l’une, un pique-nique macrobiotique sur une autre, puis c’est une troisième qui nous ouvre les bras pour une séance de Shambala-yoga…, et pourquoi ne pas finir la soirée sur un air de bio-danza, mariage sacré du Yin-Yang assuré ! Au préalable, n’oublions pas de tirer les cartes du Tarot ou les baguettes du Yi King afin de nous assurer un bon Feng Shui : garantie nécessaire pour réussir à vivre, de l’intérieur, notre spiritualité particulièrement dense ! Ces multiples pratiques se concentrent exclusivement sur le développement de l’individu et la « recherche de soi ». Comme dissolution de l’ego, on peut trouver mieux ! Tout cela est très amusant et peut effectivement apporter un certain épanouissement à beaucoup d’entre nous, mais faut-il oublier pour autant que le New Age est soutenu par une trame ultraconservatrice dont l’objectif inavouable est de désamorcer notre esprit critique ? Belle réussite : de BT-light à dalaïste convaincu, le pas est vite franchi.

Cependant, se situer comme « dalaïste » présuppose une conviction politique, celle de la juste cause de l’indépendance du Tibet. Or, défendre l’indépendance tibétaine implique d’emblée le rejet de la Chine. Si une certaine gauche – celle qu’interroge Paul Ariès quand elle choisit « Steiner contre Marx et Freud » – opte pour le Dalaï contre la Chine, n’est-ce pas grâce aux services soutenus des médias pendant plus de cinquante ans ? Comment, sinon, expliquer le succès de Sa Sainteté, digne d’une star de Hollywood, alors qu’en fin de compte, il n’est le guide spirituel que d’à peine 0,1% de la population mondiale ? Et comment expliquer qu’on le considère chez nous comme le « pape des Bouddhistes », alors que seulement 2% de la communauté bouddhiste répond de son autorité religieuse ? Mais le Dalaï Lama, en tant que chef spirituel de la Grande Compassion, se doit d’ouvrir le Dharma à un large public : tel est l’idéal du Mahayana. Il n’a, certes, pas beaucoup d’efforts à fournir pour qu’on le trouve sympathique et que nous adhérions, sans trop y réfléchir, à la juste cause de « son peuple martyr » : il y a son histoire d’exilé politique, son charisme, son sourire légendaire qui ferait craquer même un ours polaire, sa photogénie télévisuelle, son rire communicatif, son air de ne pas se prendre au sérieux, bref tout ce qui fait le charme dalaïste. Le Dalaï Lama disait lui-même sur «Arte», une chaîne de TV qu’il fréquente avec assiduité : « le pouvoir des médias est énorme et direct, ils influencent notre comportement et nos idées »…

1989, l’année de tous les dangers… et de la naissance d’ «Arte»

Ce n’est pas innocemment que le prix Nobel de la paix fut décerné à Sa Sainteté en décembre 89. Après la chute du Mur de Berlin (mai 89) et les événements de la Place TianAnMen (juin 89), ce prix Nobel l’a placé bien en vue sur la scène internationale comme apôtre de la paix. C’est la même année que la chaîne de TV franco-allemande, «Arte», vit le jour, d’abord virtuellement : dans les têtes pensantes de la social-démocratie européenne de l’époque. Helmut Khol et François Mitterrand s’étaient réunis autour de la question du « que faire après la chute du mur ? ». Il restait quelques marécages communistes à assainir en Europe de l’Est. Aussi, pour réaliser leur projet télévisuel à vocation clairement politique, mais à façade éminemment culturelle, ils choisirent un « ex-soixante-huitard » converti en employé discret et efficace des couloirs du Parti Socialiste français. Jérôme Clément devint PDG d’«Arte» et lança la chaîne deux ans plus tard. Comme il se devait pour répondre au profil requis et pour mener à bien la lourde tâche qui lui incomberait, le petit Jérôme avait été nourri au biberon anticommuniste par une maman russe, sans doute de famille aisée, puisqu’elle avait fui les réformes de Lénine. Comme promis, «Arte» devint rapidement la chaîne télévisuelle la plus suivie par les post-68, c’est-à-dire par une majorité d’intellectuels moyens de notre petite Europe ronronnante et bien-pensante…

Que rêver de mieux pour nous mettre immédiatement sur les rails du politiquement correct qu’un Dalaï Lama qui venait d’être décoré « apôtre de la paix » et dont on savait qu’il dirait exactement ce qu’il fallait pour honorer notre sainte Europe ? Louvoyant avec habileté entre dialogues interreligieux et recherches neuroscientifiques, et ne fermant la porte à aucune tendance, notre Océan de Sagesse baigne dans la correction idéologique de l’homme nouveau. Son discours plaît à tout le monde puisqu’il n’émet ni opinion, ni critique (si ce n’est vis-à-vis de la Chine !). Il reflète à merveille l’état de pseudo-disponibilité intellectuelle de nos contemporains qui, ne prenant pas position, se laissent ballotter par les vagues médiatiques et diriger par les tempêtes économiques. Jérôme compta sur cet allié de taille pour le soutenir dans le nettoyage des derniers relents du communisme est-européen… et chinois. Depuis une quinzaine d’années, pas une semaine ne se passe sans que nous ayons droit à un reportage digne de la Guerre Froide. Sa Sainteté le Dalaï Lama, le Bouddhisme tibétain et le « peuple martyr » sont devenus des vedettes sur «Arte». Au « nom de Dieu », gardons le sourire ! Ils seraient désormais accueillis dans les studios de Jérôme à la moindre occasion. Le Dalaï Lama ne se fit pas prier, on sait la confiance qu’il place dans le pouvoir des médias !

Toutefois, à l’instar de quelques rares journalistes qui tentent des remarques timides, on pourrait avancer que ce sont les médias qui poussent l’image du Dalaï et transforment le Bouddhisme tibétain en un supermarché de la spiritualité. Voilà une thèse à creuser, sans perdre de vue que les journalistes sont, eux-mêmes, des fonctionnaires employés par les multinationales. Que signifie encore la « liberté de la presse », lorsque celle-ci est subsidiée à condition qu’elle diffuse les idées qui alimentent l’économie de marché ? Un journaliste « intègre » se trouve facilement « éloigné » de la scène médiatique. Les informations relayées par nos médias à propos du Tibet et reprises par des organisations aussi prestigieuses que « Free Tibet » ou « Amnesty International », proviennent d’une seule et même source : « Asie Libre ». Or, le directeur « d’Asie Libre » n’est autre que le frère aîné du 14ème, qui, de longue date, collabore avec la CIA .

Le virus dalaïste emprunte certainement les voies médiatiques pour se répandre, mais on ne peut pas dire qu’il ne soit pas inoculé par le Dalaï Lama et son entourage. Car Sa Sainteté ne peut décevoir ses « employeurs » du marché libre qui, à l’époque de son exil, l’ont acheté à bon prix. N’oublions pas que, dès 1951, le ministère des Affaires Etrangères des USA a décrit clairement sa stratégie pour le Tibet : attirer le Dalaï Lama en Occident, le rendre célèbre et, par ce biais, créer un mouvement international bouddhiste dont le but n’est pas l’expansion du Bouddhisme, mais la capitulation du communisme en Chine . Depuis une cinquantaine d’années, les Etats-Unis adoptent cette stratégie et diffusent une propagande dalaïste à grande échelle, tout en soutenant financièrement la « cause tibétaine » . Jérôme d’«Arte» suit le mouvement, et la stratégie réussit puisque le contingent de dalaïstes grossit de jour en jour.

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