Au Guatemala, l’oligarchie rentabilise la civilisation maya

Avec ses pyramides érigées au milieu de la jungle et sa culture ancestrale, la civilisation maya fait rêver. Le rêve pourrait bientôt rejoindre la réalité avec le projet de développer au Guatemala un projet touristique autour des vestiges pré-hispaniques. Mais la face cachée de ce voyage qui se promet idyllique pourrait bien plutôt relever du cauchemar. Multinationales, compagnies pétrolières, secteur bancaire, militaires et même l’acteur Mel Gibson mettent la main à la pâte. Les communautés locales, elles, craignent l’arrivée de ces pseudo-bienfaiteurs appâtés par le gain. (IGA)

 

Confortablement installé au milieu de sa vaste collection de pièces Mayas, M. Fernando Paiz se souvient : « Ce jour-là, j’avais été invité à dîner à la maison de Mme l’ambassadrice de France au Guatemala, en compagnie de Stéphane Martin, le directeur du Musée du Quai Branly. Je leur ai ensuite suggéré de venir chez moi. » Le président de Wal-Mart Amérique centrale marque une pause, esquisse un sourire satisfait, et poursuit : « Et c’est ici, autour d’un verre de Zacapa Centenario [un rhum guatémaltèque de qualité exceptionnelle] qu’a mûri l’idée d’organiser une exposition sur l’art maya, à Paris. » Un an plus tard, l’idée a pris corps : du 21 juin au 2 octobre, 160 pièces mayas seront présentées au Musée du Quai Branly.

 

L’initiative vise, bien entendu, à mieux faire connaître les civilisations préhispaniques – mais pas uniquement. Il s’agit aussi de « donner une bonne image du secteur privé », confie M. José Miguel Torrebiartre, co-directeur de la Fondation pour le patrimoine culturel et naturel guatémaltèque (Pacunam). Pacunam réunit les poids lourds du secteur privé guatémaltèque (1) : la chercheuse Nadia Sussman estime qu’à eux seuls, ses membres représentent près de 80 % du produit intérieur brut (PIB) du pays (2). Lui-même directeur de l’une des plus grandes entreprises guatémaltèques, Cementos Progresos, M. Torrebiarte proclamait en 2008, au nom de Pacunam : « Nous devons nous impliquer dans le développement du pays (3). » Comment ? A travers la création de parcs « archéologiques et naturels », tels que le site d’El Mirador dont l’exposition au Musée du Quai Branly assurera la promotion.

 

« Les pyramides les plus grandes du monde en volume et les plus hautes d’Amérique latine » : les plaquettes de Pacunam prisent les superlatifs. El Mirador promet au futur touriste une divine promenade au cœur de « la jungle la plus grande d’Amérique centrale », un endroit où survivent « singes hurleurs, jaguars, pumas (4) ». Le visiteur se délectera de savoir que son divertissement participe à la « défense de la culture maya et du patrimoine naturel national » ainsi qu’à la « protection des vestiges de la civilisation maya (5)  ». Et que les plus pressés, préférant les voyages en hélicoptères, se rassurent : leur empreinte carbone sera compensée par les arbres plantés dans le cadre du programme de conservation d’El Mirador. En avant-première, une journaliste de CNN se rend sur place en 2010 et, perchée au sommet de l’une des pyramides émergeant de la forêt vierge, partage avec ses quatre millions de téléspectateurs son « rêve de reporter », celui de se trouver « sur le toit du monde maya  (6). »

 

El Mirador se trouve dans le département du Péten, au nord du Guatemala, à la frontière avec le Belize et le Mexique. Vaste zone de jungle, riche en biodiversité, cette région regorge de sites archéologiques préhispaniques mayas. Le développement de cette région commence au cours des années 1960 avec l’arrivée de paysans sans terre et d’entrepreneurs nationaux spécialisés dans l’élevage d’exportation. Dans les années 1970, les gouvernements militaires occupent le département et contrôlent les frontières, au nom de la lutte contre la « subversion ». Ils prennent conscience de la valeur du patrimoine archéologique et naturel : la contrebande de pièces mayas et de bois précieux débute. Le Péten, plus grand département du pays et zone de prédilection du crime organisé et du narcotrafic, devient bientôt une zone stratégique pour le pouvoir économique national.

 

En 1996, des accords de paix mettent un terme au conflit armé interne qui a fait près de 200 000 morts entre 1960 et 1996. Le retour à la démocratie facilite une nouvelle distribution du territoire : « L’oligarchie place le Péten au cœur de son nouveau projet d’accumulation », explique le chercheur Fernando Solis. Le « Plan de développement du Péten », présenté par le Secrétariat de planification et programmation de la présidence en 2011, orchestre cette mutation. Il divise le département en zones d’intérêts économiques : au sud, les agrocombustibles ; au centre, la production d’électricité et de pétrole ; au nord, le développement de l’industrie touristique et de zones protégées.

 

Mais l’Etat guatémaltèque, affaibli depuis les ajustements structurels et la vague des privatisations engagées au cours des années 1990, n’a pas la capacité technique et financière de mettre ce programme en œuvre seul. Pas plus qu’il ne peut débloquer les financements nécessaires à la conservation et à la promotion des sites archéologiques et des zones protégées. Les fondations Wal-Mart Amérique centrale, City Bank, Cementos progresos, Samsung, Blue Oil ou encore Claro (téléphonie) arrivent volontiers à la rescousse. Sur la base d’accords public-privé séparés, elles investissent dans la conservation de l’environnement et dans l’industrie touristique. Il ne leur a peut-être pas échappé qu’il s’agit de la troisième source de devises du pays : 985,6 millions de dollars en 2010 selon la Banque du Guatemala (7).

 

Le développement du site El Mirador est le premier projet commun de ces fondations. Il s’appuie sur un vieux rêve : dès 1988, Bill Garett, alors rédacteur en chef de National Geographic, propose aux gouvernements du Guatemala, du Mexique, du Belize, du Honduras et du Salvador de créer la Ruta Maya, une zone de tourisme « écologique et académique (8) » qui engloberait les sites de la région et dans laquelle les visiteurs pourraient entrer grâce à un « passeport touristique spécifique afin de réduire la paperasserie et les difficultés de passage de douanes (9) ».

 

En 2004, M. Paiz reprend l’idée et lui en adjoint une autre : la création d’un « parc archéologique (…) de divertissement et de purification spirituelle (10)  ». Un nom a déjà été trouvé : « Le système naturel et culturel El Mirador ». Pour en assurer le financement, il crée la fondation Pacunam. L’archéologue américain Richard Hansen est chargé du projet de restauration. Ensemble, les deux hommes organisent des visites privées destinées aux diplomates. M. Paiz explique : « La majorité des diplomates ont été conviés à découvrir El Mirador car ils savent où trouver des fonds dans leur pays. » Dès 2008, la journaliste Velia Jaramillo, assurait que les sommes collectées par le projet Mirador « atteignaient des niveaux jamais vus jusque-là (11) » (qui n’ont pas été rendus publics). Mais des dollars manquent encore. Pacunam et Richard Hansen enrôlent l’acteur américain Mel Gibson comme porte-parole du programme de collecte de fonds. La promotion internationale d’El Mirador s’intensifie.

 

M. Hansen – dont Gibson estime qu’il a « créé un nouveau modèle de conservation pour les sites archéologiques et les forêts vierges (12)  » – assure que le site constituera une « station touristique de luxe » : « Du très haut de gamme, pas de gens avec des sacs à dos. Des touristes qui descendent directement de Cancún, au Mexique, en hélicoptère, qui passent la nuit dans des ecolodges, qui visitent le site et s’en vont (13) ». Des opérateurs de tourisme comme « Ecoturism and Adventure Specialist » proposent déjà des formules de voyage directement payables aux Etats-Unis, sans que l’argent ait à transiter par le Guatemala. Les compagnies privées de transport achemineront les touristes dans les hôtels de luxe du Péten actuellement en construction, dont ceux de la famille Castillo, qui, à travers l’entreprise de boisson Cerveceria Centroamericana, participe à Pacunam.

 

Dans ces conditions, quand la fondation affirme qu’« El Mirador est un projet qui doit d’abord profiter aux populations locales (14)  », ces dernières… s’interrogent.

 

Dans une lettre ouverte aux autorités guatémaltèques (15), les communautés du Péten dénoncent un modèle de tourisme qui les convertira en « paysage culturel folklorique ». Accusées d’occupation illégale de terres et de déforestation dans les zones protégées, elles craignent d’être expulsées. Depuis 2010, le ministère de la défense a installé des bases militaires, surnommées « bataillons verts », dans la région. L’objectif ? Protéger la nature contre ces envahisseurs (et contre les « narcotrafiquants »). Résultat, le développement touristique s’accompagne de la militarisation de la zone, financée par une entreprise pétrolière française, Perenco, qui a versé 3 millions de dollars au ministère de la défense en 2010 pour l’aider à mettre en place ses « bataillons ». L’entreprise promet également une participation financière de 0,30 dollar par baril de pétrole brut produit pour assurer leur fonctionnement. Perenco exploite le pétrole du nord du Péten, dans une zone protégée. Selon le chercheur Yuri Melini, cela viole la Constitution nationale et les conventions internationales (16), mais a été autorisé dans le cadre du développement public-privé de la région – tout comme le financement privé de l’armée. Est-il vraiment étonnant de retrouver Perenco parmi les mécènes de l’exposition sur les Mayas au Quai Branly ?

 

« C’est l’ambassade de France, avec qui nous avons de bonnes relations, qui nous a demandé de nous engager dans la défense du patrimoine archéologique et naturel », nous explique M. Nicolas de Blanpré, responsable de communication du groupe. Perenco s’exécute : le 28 juin, la société offrira « une réception privée pour ses partenaires dans les locaux du musée [du Quai Branly]  », au milieu des pièces mayas. En présence de M. Paiz, récemment élevé par la France au rang de Chevalier de l’Ordre des arts et des lettres par le ministère de la culture pour son engagement « en faveur de la culture maya ».

 

En 2008, M. Torrebiarte, parlant au nom du secteur privé, avait observé : à travers le projet El Mirador, « nous devons montrer que nous sommes un secteur responsable disposé à se sacrifier ».

 

 

(1) Banco Industrial et City Bank (secteur bancaire) ; Walmart Mexico et Amérique Centrale (commerce) ; Cementos Progresos (ciment) ; Cerveria centramericana (boissons) ; Claro (télécommunications) ; Blue Oil et Madre Tierra (énergie).

(2) Nadia Sussman, « What if there were no eco to tour », Pulitzer center on crisis reporting, juillet 2008.

(3) José Miguel Torrebiartre, « Por una nueva vision », Estrategia y negocios, novembre 2008.

(4) Plaquette de présentation de El Mirador, Pacunam, 2010.

(6) « Mirador, the forgotten city », CNN, 2010.

(7) « Guatemala en cifras 2010 », Banque du Guatemala, 2011.

(8) Entretien avec Sofia Paredes, Ruta Maya, février 2011.

(9) Carl Franz, « The People’s Guide to Mexico », Avalon Travel publishing, novembre 2006.

(10) Fernando Paiz, « Rescatando el patrimonio Maya », Estrategias y negocios, novembre 2008.

(11) Velia Jaramillo, « Rescatando el patrimonio Maya », op. cit.

(12) Plaquette de présentation de El Mirador, Pacunam, 2010.

(14) José Miguel Torrebiartre, « Por una nueva vision », Estrategia y negocios, op. cit.

(15) La Libertad, Péten, 23 août 2010.

(16) Entretien avec Yuri Melini, Centre pour l’action légale dans les dossiers environnementaux et sociaux (CALAS), février 2011.

 

Source: Le monde diplomatique

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