Alan Garcia : coup de reins du néolibéralisme

Antécédents du conflit
 
En réalité, le processus qui a mené aux affrontements prend son origine dans la décision du gouvernement péruvien de signer le TLC (Traité de Libre Commerce) avec le gouvernement nord-américain, malgré la forte opposition de divers secteurs productifs du pays qui redoutent les conséquences de ce pacte. Ensuite Alan Garcia a sollicité au Congrès la permission de légiférer (Émettre des décrets pour mettre en œuvre le TLC). En août et septembre de l’année passée, l’Association Inter-ethnique de Développement de la Forêt Péruvienne – AIDESEP – qui regroupe 1350 communautés locales, a entamé une mobilisation pour dénoncer les mesures officielles qui « ouvriraient le voie à l’exploitation des territoires amazoniens » et a organisé les premières mobilisations. Malgré les demandes de dialogue, les promesses du Congrès de former des commissions spéciales ont été réitérées mais jamais concrétisées. En avril passé, les communautés indigènes amazoniennes se sont déclarées en état d’alerte à l’égard de certains décrets qui, selon elles, font courir un risque aux régions naturelles où elles sont implantées et ouvrent la voie aux multinationales de la filière bois, des mines,…
 
Le Comité de Lutte Provinciale Condorcanqui-Amazone a publié à la mi-mai une « lettre ouverte au gouvernement central » qui stipule dans un de ses paragraphes : « La forêt amazonienne fait partie de notre existence et de notre développement, nous y construisons notre Bien Vivre : c’est notre garde-manger, notre champ de production, notre bibliothèque, notre pharmacie, notre banque de semences et d’élevage, notre école. En résumé, c’est notre sens et notre conception du monde en tant que Peuple Indigène. Et maintenant, elle est menacée parce que les décrets dont nous demandons l’abolition sont faits de telle sorte qu’ils assurent aux concessions minières et pétrolières de pouvoir aller toujours plus en avant en détruisant une partie de la forêt et en contaminant les sources d’eau. Pour cette raison notre lutte fait partie de la défense de la survie de l’humanité, maintenant que la planète est en crise de changement climatique ». Plus loin le même document proposait au gouvernement d’Alan Garcia qu’il humanise ses politiques « en mettant à l’avant-plan les droits humains et les droits collectifs des Peuples Indigènes, devant les intérêts privés de petits groupes de pouvoir économique dont le seul désir est de maximiser ses bénéfices à tout prix ».
 
Le Président a affirmé que « 400.000 indigènes ne peuvent décider des ressources qui appartiennent à des millions de péruviens ». Et il a ajouté qu’abolir le décret 1090 « porterait atteinte » à l’accord signé avec les Etats-Unis. Le fait que Alan Garcia se retranche derrière le Traité de Libre Commerce signé avec les Etats-Unis pour justifier ses décrets qui font courir un risque aux ressources naturelles de l’Amazonie a mis le feu aux protestations d’amples secteurs sociaux péruviens. Le mois passé, deux avocats des mouvements qui défendent le milieu ambiant et les ressources naturelles dans la province amazonienne de San Martin ont obtenu un inespéré jugement de la Cour Constitutionnelle qui a suspendu les travaux d’exploration pétrolière d’une entreprise multinationale.
 
La concession d’exploitation pétrolière dans cette région qui a les dimensions de Puerto Rico appartient à un consortium transnational, formé par la compagnie canadienne Talisman Energy, actionnaire majoritaire avec 40% ; l’espagnole Repsol et la brésilienne Petrobras détiennent 30% chacune. L’Amazonie est une des zones où l’on trouve le plus de diversité biologique sur la planète. Et plus de 70% de cette superficie est divisée en concessions attribuées pour des explorations et des exploitations pétrolifères et gazières. Il y a au Pérou approximativement une centaine de compagnies minières et d’extraction, et 600 projets.
 
En mai également, des milliers de mineurs artisanaux ont pris diverses routes du pays et ont paralysé les avenues de Lima. La mobilisation se fit sur le refus du Décret Suprême 005-2009 qui criminalisait l’activité des mineurs artisanaux. Ceux-ci ont dénoncé le décret comme étant une des lois promues pour les multinationales et également liées aux exigences du TLC signé avec les États-Unis. Le gouvernement a demandé une « trêve » et la levée des mesures. Le groupement national qui regroupe les manifestants a donné un délai de 30 jours au gouvernement pour changer ces lois.
 
D’un autre côté, la vigilance et les mobilisations pacifiques des populations amazoniennes se sont prolongées pendant plus de 50 jours. Durant cette période, les communautés ont bloqué des routes et réclamé avec insistance que le gouvernement réalise ses promesses d’étudier l’abrogation de quelques-uns des décrets rejetés car nuisibles pour l’environnement naturel des peuples indigènes.
 
Les lettres et les messages au Congrès n’ont pas reçu de réponse effective. Les réclamations contenaient des arguments mais aussi des raisons légales. Les communautés ont dénoncé la non-exécution de la convention 169 de l’Organisation Internationale du Travail, qui a été ratifiée par le Pérou et qui impose de consulter les peuples indigènes pour toute législation ou décision gouvernementale qui pourrait affecter leurs intérêts. Quelques législateurs ont même qualifié les décrets approuvés par Alan Garcia d’inconstitutionnels. Ces congressistes ont affirmé que les décrets en question favorisent l’ « étrangérisation » des terres et de leurs ressources.
 
Au cours de ces presque 9 semaines, il n’y a rien eu de plus que des demandes de délais et aucun geste effectif du gouvernement face aux demandes des indigènes qui continuaient pacifiquement à espérer être écoutées.
 
Le gouvernement ordonne la répression
 
Vendredi passé, le 5, sur ordre du gouvernement, quelques 600 membres de la DINOES (Direction Nationale des Opérations Spéciales) – fortement équipés – sont intervenus à 5 heures du matin contre des milliers de membres des communautés indigènes qui barraient la route panaméricaine dans la zone dénommée Virage du Diable, à proximité du village de Bagua. Au cours de ces opérations, on a utilisé aussi des tanks et l’appui d’un hélicoptère duquel – selon ce qu’ont relaté des dirigeants indigènes et des habitants – ont été tirés des coups de feu contre les manifestants. Ces derniers, comme on peut le constater sur les photos et les séquences filmées, étaient dans leur grande majorité armés de lances et de flèches.
 
L’affrontement fut violent et laissa au début 15 indigènes et 7 policiers morts. Mais d’autres évènements, comme la séquestration d’un groupe d’une trentaine de policiers par des centaines d’indigènes, ont débouché sur de nouveaux affrontements. Les chiffres officiels et ceux que fournissent les communautés indigènes sont très différents. Tous admettent qu’il y a plus de 50 morts, bien que tous les corps n’aient pas été retrouvés. Le gouvernement a décrété le couvre-feu dans les provinces de Bagua et Utcubamba.
 
Certaines communautés ont dénoncé le fait que les forces spéciales ont emporté les cadavres et même des blessés qui étaient dans les hôpitaux des localités proches. Certains indigènes ont disparu et pourraient avoir fait l’objet de transferts extrajudiciaires vers la Base Militaire « El Milagro », proche de Bagua.
 
Il est difficile de trouver des chiffres fiables, mais il y a au moins 169 blessés et des dizaines de détenus. Amnesty estime qu’il y a 79 détenus dont on ne sait pas quel traitement ils reçoivent, ni quelle charge leur est reprochée, ni s’ils bénéficie d’une assistance médicale ou d’un avocat. La même organisation internationale indique qu’elle dispose d’informations sur « l’usage excessif de la force par la police et de cas d’agents séquestrés et tués par des membres des communautés indigènes ». Pendant ce temps, Alberto Pizango, leader de l’Association Inter-ethnique qui représente 1350 communautés amazoniennes, a demandé et obtenu l’asile politique à l’ambassade du Nicaragua à Lima. Plusieurs dirigeants des communautés indigènes sont recherchés par la police et se trouvent dans la clandestinité. La région a été militarisée, y compris des zones qui ont été fermées et interdites à la presse ou aux représentants des organisations des Droits de l’Homme.
 
Condamnation du massacre
 
Diverses organisations sociales, comme la Confédération Générale des Travailleurs du Pérou, ont exprimé leur rejet de l’intervention policière et ont condamné ce qu’elles ont appelé « une tuerie ordonnée par le gouvernement du président Alan Garcia ». Divers mouvements, syndicats et courants politiques divers exigent du Congrès de la République l’abrogation immédiate des décrets qualifiés d’ « inconstitutionnels » et réclament que le dialogue soit rétabli. Le président a dit qu’il était indispensable de « rétablir l’ordre dans cette zone » et, en tout cas au début, il a insisté sur le fait que la Loi sur la Forêt et les autres décrets qui ouvrent l’Amazonie à l’exploitation par les transnationales ne seraient pas modifiés.
 
Le gouvernement a essayé de contrecarrer la contestation avec une vidéo publicitaire qui rappelle ceux de la dictature militaire des années 70. On y proclame, avec des images de violence et une voix solennelle, que les indigènes « sont subversifs et vont à l’encontre des intérêts de la majorité des péruviens ». « C’est ainsi qu’agit l’extrémisme contre le Pérou » est la phrase finale, tandis que l’on voit l’image de policiers tués pendant les affrontements. Le commentateur définit les amazoniens comme des « sauvages », « assassins féroces » et « extrémistes » qui suivent des « consignes venues de l’étranger » pour « empêcher le développement du Pérou » et empêcher que le pays « profite de son pétrole ». Ce commentaire soutient qu’il n’y a pas eu de répression policière, ni d’affrontements, mais seulement un « assassinat sauvage de simples policiers ». La propagande officielle, régulièrement diffusée par les médias publics et privés, a généré de nombreuses protestations, non seulement des communautés amazoniennes, mais aussi de diverses organisations de la société civile. Elle fut même le détonateur de la démission de la Ministre de la Femme et du Développement Humain, Carmen Vildoso, qui n’a pas caché ses désaccords avec les méthodes répressives utilisées par Alan Garcia dans le conflit amazonien et a immédiatement communiqué sa démission du gouvernement.
 
Pour sa part, Miguel Jugo, directeur de l’Association Pour les Droits Humains (APRODEH) a affirmé que le gouvernement péruvien a la plus grande responsabilité dans les évènements du vendredi 5 juin à Bagua. Il a dit que le Premier Ministre Yehude Simon et la Ministre de l’Intérieur, Mercedes Cabanillas, devraient renoncer à leur fonction comme l’a fait Carmen Vildoso, pour « calmer le jeu ». Il a défini la répression ordonnée par l’Exécutif comme pouvant être qualifiée d’ « intention génocidaire et attitude dictatoriale et criminelle ».
Et il a ajouté : « mais au-delà de la qualification technique juridique, on trouve ici un mépris pour la vie humaine ». Ensuite il a affirmé que l’attitude du gouvernement n’est pas seulement contre « les communautés indigènes amazoniennes ou les civils, mais aussi contre les policiers eux-mêmes », en les «amenant dans une zone qu’ils ne connaissent pas, même s’ils sont armés, contre des milliers de personnes qui y sont et qui évidemment réagissent et n’ont pas peur des balles et des bombes, car ils sont dans leur habitat et défendent leurs droits même au prix de leur vie », a-t-il ajouté. Le défenseur des Droits de l’Homme a exhorté le gouvernement à suspendre de façon immédiate les décrets qui permettent la privatisation des terres amazoniennes et que rejettent les communautés natives de la région et il a conclu en affirmant : « la situation reste tendue, il n’y a toujours pas de résolution claire sur ce qui va se passer avec les décrets législatifs, je crois que c’est cela qui est au centre de la contestation et au centre du problème », a déclaré Jugo.
 
Climat de tension et de contestation
 
Les graves évènements de Bagua ont ému et indigné la société péruvienne et semblent déboucher sur la possibilité de formation au Pérou d’un front populaire contre les mesures libérales et les actions répressives du gouvernement d’Alan Garcia. Les communautés maintiennent leur mobilisation et bloquent les routes. Elles ont reçu le soutien et des marques de solidarité de diverses organisation sociales, tant péruviennes que des pays voisins.
 
Les peuples indigènes de la Forêt Centrale (Ashaninka, Asheninka, Yine, Yanesha, Kakinte, Nomatsiguenga et Matsiguenga) et les Peuples Andins et les organisations Sociales de la Forêt Centrale, ont rendu le gouvernement d’Alan Garcia responsable des évènements. Dans un long document, ils rappellent qu’« il a porté atteinte à l’ordre constitutionnel en faisant approuver une série de normes qui violent les traités internationaux avec pour seule fin de nous déposséder de nos territoires ancestraux et d’offrir les ressources naturelles aux transnationales ». Ils lui reprochent aussi d’avoir passé sous silence, dans les médias de communication, la voix indigène dans la défense de ses territoires et des ressources naturelles comme les bois, l’eau et la vie. Ils l’ont également accusé « d’avoir refusé le dialogue expressément et largement espéré par notre organisation représentative AIDESEP, et au contraire d’avoir déclaré l’état d’urgence en suspendant les libertés personnelles et les droits politiques dans les régions où se développait la contestation indigène ». Plus loin, et se référant toujours au gouvernement d’Alan Garcia, le document affirme : « ce qui est devenu évident au cours de ces 55 jours de « grève amazonienne », c’est que votre option est la défense des intérêts pétrolifères et miniers transnationaux contre ceux de notre pays et des droits de nos peuples, même si cela a signifié provoquer un massacre avec effusion de sang d’innocents et morts de policiers et de frères indigènes qui ne faisaient rien d’autre que de défendre héroïquement et pacifiquement la vie de nos peuples face aux atteintes contenues dans les normes institutionnelles de ce gouvernement qui maintenant est devenu assassin ». Ils rappellent plus loin d’autres cas similaires qui se sont produits durant le premier gouvernement d’Alan Garcia, comme le cas Accomarca, en 1985, où une patrouille de l’armée a assassiné 62 personnes, dont des femmes, des enfants et des personnes âgées ; ou le cas des exécutions dans les prisons de El Fronton et Lurigancho, au cours desquelles 200 détenus ont perdu la vie par usage délibéré et excessif de la force contre des prisonniers mutinés, alors qu’ils s’étaient rendus. Ils exigent l’arrêt de la campagne du gouvernement et de certains médias de communication qui les identifient comme « terroristes ».
« Nous signalons-disent-ils- que nos actions se font pour la défense de notre vie et de notre dignité de peuple ». Ils concluent en exigeant l’abrogation des décrets législatifs qui leur portent atteinte et affirment que « la seule chose que produira ce gouvernement avec ses mesures répressives et ses assassinats sera de démultiplier notre lutte ». Ils déclarent que les peuples indigènes de la forêt centrale commenceront une journée de résistance permanente pour la défense de leur territoire ancestral.
 
De son côté, la Fédération Nationale des Mineurs Artisanaux du Pérou a décidé à l’unanimité une grève illimitée à partir du lundi 15 juin contre le décret officiel qui accorde des facilités aux entreprises transnationales. La Fédération, qui représente 300.000 mineurs, a également exprimé sa solidarité avec les indigènes de la région forestière.
 
Les derniers évènements
 
Pour les prochaines heures, il se prépare une grève générale de protestation dans la région amazonienne et des actions dans les principales villes du pays.
 
Au moment de conclure cet article, le gouvernement étudiait la possibilité de proposer au Congrès l’abrogation ou la modification de certains des décrets en question et d’adopter des mesures qui puissent détendre une situation sociale qui peut représenter un risque même pour la continuité de la gestion d’Alan Garcia.
 
Une grande majorité du peuple péruvien rejette la voie suivie par le gouvernement et la résistance au TLC, signé en janvier avec Bush (une de ses dernières « signatures » en tant que président des Etats-Unis), semble croître. A la lumière des évènements vécus ces deux derniers mois, d’autres secteurs de la société civile mettent en garde contre les risques qu’entraîne cet accord pour les intérêts des péruviens.
 
Pendant que Alan Garcia essaie de « vendre » la fable de la « modernisation », comme l’ont fait avant lui Sanchez de Losada en Bolivie ou Menem en Argentine, les gens perçoivent que le Pérou pourrait subir des dommages irréparables dans sa structure économique, sociale et productive et affecter gravement ses terres, ses rivières et sa forêt. Des raisons suffisantes pour dire « assez » et freiner ce dernier spasme néolibéral sur le continent. 

Traduit par Jean-Louis Seillier et révisé par Cédric Rutter pour Investig’Action.
 
Source : SERPAL

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