1953 : massacre à la Nation

François Hollande a reconnu le 17 octobre dernier le massacre d’Algériens le 17 octobre 1961. Mais il reste d’autres trous noirs. Qui se souvient de la tuerie du 14 juillet 1953 ?

Cet après-midi du 14 juillet 1953, à l’issue de la manifestation organisée par le Mouvement de la paix, 6 manifestants algériens sont tués par la police parisienne, place de la Nation, à Paris. Au moins 40 autres sont blessés par balles. Un militant de la CGT, préposé au service d’ordre, est lui aussi abattu, victime du feu nourri déclenché par de nombreux gardiens de la paix.

Comment expliquer un tel déchaînement de violence ? Depuis le début des années 1950, le PPA-MTLD1 se joint, sous ses propres bannières, aux manifestations ouvrières organisées le 1er Mai ou en contrepoint des défilés officiels de la fête nationale. Le 14 juillet 1953, plusieurs milliers d’Algériens s’élancent de la place de la Bastille pour rejoindre celle de la Nation. Le défilé se déroule dans le calme. Le service d’ordre et l’ordonnancement du cortège des nationalistes algériens représentent un défi symbolique et physique à l’autorité de l’État colonial. Ils impressionnent les observateurs.

Arrivés place de la Nation, les militants du PPA-MTLD auraient cherché à enfoncer les rangs des gardiens de la paix afin de poursuivre la manifestation au-delà du lieu de dispersion. Ces escarmouches avec les forces de l’ordre rappellent de nombreux précédents, en particulier celui du 1er mai 1951 : ce jour-là, les policiers ont dû reculer sous la poussée des nationalistes algériens. Depuis, certains gardiens de la paix fomentent leur revanche.

C’est ainsi que, le 14 juillet 1953, le feu est ouvert sans qu’aucun ordre n’ait été donné. Les affrontements se poursuivent près d’une demi-heure : les rangs du PPA-MTLD sont pris en tenaille par des renforts de police et des dizaines de manifestants sont tabassés. Un car de police est incendié, une dizaine d’agents sont blessés, victimes de traumatismes crâniens et faciaux occasionnés par les coups portés à l’aide d’armes improvisées (barrières arrachées, éléments de terrasses de café…). Le soir même, le ministre de l’Intérieur, Léon Martineau-Déplat, argue que les Algériens ont ouvert le feu les premiers. Il cherche ainsi à promouvoir la thèse de la légitime défense échafaudée par la préfecture de police. Les rares couteaux utilisés par les manifestants n’ont occasionné que des blessures superficielles mais sont mis en exergue par les autorités.

Une partie de la presse (Paris-Presse, Le Parisien libéré, L’Aurore) se montre prompte à reprendre les clichés sur la « violence fanatique » des Algériens et sur leur goût immodéré pour l’usage des armes blanches. Le scénario de l’« émeute algérienne » est cependant concurrencé par d’autres narrations de l’événement. Dans les journaux liés au Parti communiste, l’image d’un cortège pacifique sauvagement agressé par les forces de police est privilégiée. L’éloge de la « combativité » des manifestants algériens est cependant appuyé.

La remise en cause de la version officielle s’étend au fil des jours. Les autopsies confirment qu’une tuerie a été perpétrée par les agents de la Préfecture de police. Bien que l’enquête judiciaire ait été ouverte pour « violences envers des dépositaires de la force publique », elle disculpe les Algériens d’une partie des accusations lancées dans la soirée du 14 juillet. Les dizaines de douilles recueillies se révèlent en effet toutes provenir des pistolets de service de gardiens de la paix. Huit d’entre eux reconnaissent avoir tiré. Ils ne reçoivent aucune sanction…

Depuis février 1934, aucune manifestation parisienne n’a été dispersée à coups de feu. Mais un manifestant – déjà un Algérien – a été tué par balle dans la capitale, au cours de la manifestation communiste contre la venue à Paris du général Ridgway2, le 28 mai 1952. Il apparaît ainsi que les « Français musulmans d’Algérie » ont été exclus du mouvement de pacification du maintien de l’ordre mis en évidence par les historiens. La police parisienne a continué de traiter les manifestants algériens avec les méthodes utilisées par l’armée contre les ouvriers grévistes de la fin du XIXe siècle.

Un détour par l’empire colonial s’avère nécessaire si l’on veut comprendre la persistance de ces pratiques létales. En décembre 1952, à Casablanca, l’action conjuguée de l’armée, de la police et de milices de colons a conduit à l’assassinat de dizaines de manifestants. Tant en Tunisie qu’au Maroc, il est alors courant que des coups de feu soient tirés en situation de maintien de l’ordre. La presse de l’époque ou les témoignages de policiers recueillis a posteriori montrent que ces situations relèvent d’une forme de routine associée à la domination coloniale. Or les « Français musulmans d’Algérie » émigrés en métropole sont clairement identifiés par la hiérarchie et la majorité de la base policière comme des colonisés « indésirables » à l’égard de qui doivent être appliquées des politiques d’exception.

La tuerie du 14 juillet 1953 suscite de vives réactions. De la mosquée de Paris à la maison des Métallurgistes, en passant par certains lieux de travail, plusieurs hommages collectifs sont rendus aux victimes. Le transport des dépouilles vers l’Algérie est ponctué de rassemblements syndicaux et politiques. C’est sur le port d’Alger, sous la houlette des dockers et de militants nationalistes, que la mobilisation est la plus importante. En dépit de cette effervescence, les dissensions internes d’un PPA-MTLD en crise accaparent bientôt les esprits.

Au-delà du « mensonge d’État » et de l’ordonnance de non-lieu rendue en octobre 1957, ces conflits contribuent aussi à l’oubli du 14 juillet 1953. L’événement ne peut être intégré à la geste du Front de libération nationale (FLN) : vainqueur d’une lutte mortelle et fratricide contre les partisans de Messali Hadj, celui-ci cherche à apparaître comme la seule organisation à avoir porté le fer contre la puissance coloniale. Surtout, la mémoire des sept morts du 14 juillet 1953 est ensevelie sous celle des milliers de victimes de huit années de guerre3.

Source: Revue L’histoire n°382, décembre 2012

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