Daniel Scioli : continuité ou changement ?

Depuis l’Argentine, Marcelo Massoni analyse pour le Journal de Notre Amérique les aspects liés à la fin de législature de Cristina Fernández de Kirchner. Le couple Kirchner aura gouverné l’Argentine durant ces douze dernières années. Au lendemain du 11 décembre, un autre président occupera le fauteuil présidentiel à La Casa Rosada.


 

En économie, au cours du temps, les mesures ne sont jamais linéaires et cela est indépendant du fait que les recettes appliquées soient orthodoxes ou non. Lorsque Néstor Kircher arriva à la présidence, avec Lavagna comme ministre de l’Économie, le pays commençait tout juste à émerger de la pire crise de son histoire où l’avaient plongé les mesures néolibérales imposées à la suite du Coup d’État de 1976.

L’industrie nationale était quasiment anéantie, conséquence de l’ouverture commerciale pratiquée durant les trois décennies antérieures ; le taux de chômage frisait les 17,3 % ; le taux de pauvreté avoisinait les 50 %. Nous étions face à un panorama macabre, un pays dévasté.

Avec la dévaluation de la monnaie voulue par le président par intérim Eduardo Duhalde, les secteurs exportateurs (essentiellement le secteur primaire en rapport avec la production céréalière) virent leurs profits augmenter de façon exponentielle.

Avec les devises qui rentraient par les circuits commerciaux, les réserves de la Banque Centrale augmentèrent. Cela permit à Néstor Kirchner de mettre un point final aux liens de l’Argentine avec le F. M. I. en remboursant avec ces fonds la dette du pays envers cette banque.

Les deux annulations de dette (plus du 73 % du capital principal pour ce qui est de la première annulation, selon le F.M.I. lui-même) obtenues par le gouvernement de Kirchner, en 2005 puis en 2010, permirent de renflouer le budget de l’État National… En 2010, on constate une réduction du poids de la dette extérieure qui représente alors 34,7 % du PBI quand elle s’élevait à 153,6 % du P.I.B. en 2003.

Cette situation de relatif confort budgétaire a changé l’an dernier lorsque le juge new-yorkais Griessa a rendu un jugement favorable aux fonds vautours emmenés par Paul Singer. Ils avaient acheté des bons du Trésor à un prix extrêmement bas et ont réalisé un bénéfice de 1600 % sans rien prêter au pays alors que l’Argentine devait verser des intérêts à un taux usurier pour des titres de la dette que ces fonds avaient acquis durant le défaut de l’État argentin de 2002.

Ce litige n’est toujours pas résolu, car le gouvernement de Cristina Fernández de Kirchner rejette le jugement du juge new-yorkais qui porterait un grave préjudice à la structure de crédit de l’Argentine, car si elle paye ce que le juge a décidé elle sera obligée de dédommager 93 % des créanciers qui ont déjà accepté les restructurations de la dette.

Sur ce point, Daniel Scioli reste prudent. Il s’efforce d’obtenir un financement international pour mener à bien un projet de développement industriel et cela l’oblige à clore ce conflit d’intérêts. Sur ce point, on constate une rupture entre les politiques de Néstor et Cristina de Kirchner de désendettement et la politique préconisée par Scioli d’emprunter sur le marché international.

Dans le domaine industriel, la croissance a été forte. L’industrie d’équipements a été fortement impulsée. Des secteurs, comme celui de la chaussure, des jouets ou de l’habillement en sont une claire illustration. Dans aucun de ces secteurs, la participation du capital national sur le marché local ne dépassait 35 % alors qu’aujourd’hui, dans tous ces secteurs, cette participation est de 90 %. Il en est de même en ce qui concerne l’électroménager, la téléphonie, les téléviseurs ou l’industrie automobile où le secteur national a connu une croissance remarquable. Je mentionne ces secteurs à part parce qu’ils se limitent essentiellement à l’assemblage de pièces importées ce qui entraîne un déficit commercial, mais ils constituent une mine importante de postes de travail bien rémunérés.

Scioli ne se contente pas des 300 parcs industriels et technologiques créés sous le gouvernement des Kirchner et il opte pour une Banque du Développement Industriel comme celle qu’avait su créer, en son temps, Juan Domingo Peron pour réorienter les ressources de l’État vers ces secteurs clés de l’économie. Il fait également le choix de garder les petites et moyennes entreprises comme pilier du développement industriel, car celles-ci sont les plus grandes sources d’emploi.

Autre secteur à avoir connu, ces années passées, un essor remarquable : le secteur scientifique grâce au retour au pays de plus de 1000 scientifiques qui avaient émigré à cause du manque de débouchés. C’est cette politique que l’on promet de développer après le 11 décembre par une hausse des investissements pour le développement technologique, politique qui a permis, entre autres résultats, la mise sur orbite du premier satellite national géostationnaire (ARSATA 1) entièrement mis au point dans le pays. Assurément, la clé essentielle dans l’histoire économique de l’Argentine a été le dollar.

Les Kirchner ont gouverné avec un dollar fort qui leur permettait d’exporter à un prix relativement élevé tout en étant en défaut ce qui leur permit d’obtenir une rapide croissance des réserves en devises. Cette situation a changé avec le temps. Peu à peu, le taux de change a pris du retard sur l’inflation ce qui a entraîné une baisse de la balance commerciale même si jusqu’à ce jour celle-ci est restée positive.

Cela entraîne diverses conséquences : les secteurs exportateurs ont plus de difficultés pour placer leurs productions sur le marché mondial à cause de la perte de compétitivité et en même temps l’industrie nationale doit être protégée par des droits de douane plus élevés et des dispositions restrictives à l’encontre des importations pour lui permettre de résister aux productions étrangères. Le pouvoir d’achat des salaires est le revers de la médaille. Avec un dollar bas, les salaires, comparativement au dollar, ont connu une augmentation. Le SMIC ainsi que la pension retraite argentins sont les plus élevés de toute l’Amérique Latine et de loin.

En ce qui concerne le dollar, Scioli, le candidat à la présidence du Frente Para la Victoria, laisse entendre qu’il procédera à une faible dévaluation pour redonner de la compétitivité aux secteurs exportateurs, mais une dévaluation moindre que celle que réclament les grands groupes céréaliers. Le danger d’une forte dévaluation c’est l’inflation que cette dernière provoquera presque immédiatement.

L’inflation est l’autre problème qu’il faut résoudre. L’an passé, elle a dépassé les 35 % annuels, conséquence de la dévaluation de 18 % qui eut lieu en janvier 2014 et de la crise dans le secteur extérieur (fonds vautours). Cette année, la courbe inflationniste sera, pour la première fois en dix ans, descendante ; on estime qu’elle frisera les 23 %.

La discussion porte sur le point de savoir comment parvenir à diminuer l’inflation sans porter préjudice aux salariés qui sont ceux qui ont toujours payé le coût social du redressement budgétaire.

Pour y parvenir, l’équipe économique de Scioli, avec à sa tête Miguel Bein et Mario Blejer, cherche à diminuer le déficit budgétaire au moyen d’un meilleur usage de la dépense publique. Elle ne vise pas, à l’inverse du PRO de Mauricio Macri, à privatiser des entreprises, abolir des droits tels que l’Allocation Universelle par Enfant, ProCreAr (1), ProGresar (2), Fútbol para Todos (3), etc. Dans ce cas, il est proposé de réduire les subventions, principalement celles qui s’adressent à la classe moyenne/moyenne supérieure.

Aujourd’hui, les subventions, en ce qui concerne les transports et l’énergie, représentent un peu moins de 4 % du PIB, un chiffre élevé compte tenu du fait que grand nombre des bénéficiaires de ces aides n’en ont pas un besoin impérieux et cela conduit à les revoir à la baisse.

Un exemple de remise en ordre des comptes publics nous est fourni par la Province de Buenos Aires où résident 40 % de la population totale de l’Argentine. La province était en déficit, mais l’an dernier elle a obtenu un excédent primaire de 1,5 %, et cela a été obtenu sans recourir à une mesure de restriction budgétaire , mais en procédant à des réévaluations fiscales qui ont permis de meilleures rentrées dans le secteur agraire et dans le secteur immobilier.

De tout temps, l’économie est conditionnée par le contexte international. La crise internationale qui affecte les partenaires commerciaux du pays provoque des dégâts. On s’attend à ce que le Brésil et le Chili connaissent une baisse de plus de 2 % de leur économie ; la Chine atteindra à peine 6 % de croissance contrairement aux 9 % affichés régulièrement ces dernières années. Tout cela, qui s’ajoute au renforcement du dollar comme devise de réserve ce qui entraîne une baisse des prix des commodities (4), crée un climat défavorable pour affronter l’avenir.

On espère que Scioli poursuivra l’alliance commerciale et politique avec le MERCOSUR avec lequel sont réalisées 32 % des exportations du pays. Mais il faut aussi remarquer sa plus grande empathie avec les Etats-Unis avec qui il a toujours gardé des contacts. Cela peut entraîner des changements sur la scène internationale. N’oublions pas non plus la crise que connaît le Brésil où Dilma Roussef est en train de céder face à ceux qui la pressent de rompre avec le MERCOSUR et d’aller vers un accord de libre-échange avec l’Union Européenne.

Il est probable que le modèle économique argentin subira des retouches ce qui est normal après l’usure occasionnée par douze années d’exercice du pouvoir. Mais, à ce jour, les propositions avancées par Scioli ne semblent pas devoir remettre en cause les lignes générales de la politique qui sera appliquée pour la défense de l’industrie nationale, le maintien d’un faible taux de chômage, la protection des secteurs les plus fragiles… Ce ne sera qu’une fois le nouveau gouvernement en place que nous verrons quelles mesures seront réellement prises et lesquelles n’auront été que de simples promesses électorales.

Notes :

1 — la Communauté ProCreAr rassemble les personnes intéressées par le Programme de Crédit en Argentine…

2 — PROGRESAR est un nouveau programme gouvernemental d’aide sociale qui s’adresse aux jeunes entre 18 et 24 ans qui sont sanstravail, ou qui occupent un emploi précaire, ou qui perçoivent un revenuinférieur au minimum vital…

3 — Football Pour Tous (Fútbol Para Todos) est un programme social du gouvernement argentin. En accord avec la Fédération de Football d’Argentine, le Programme est propriétaire des droits de diffusion en direct des matchs de Première Division et diverses finales de diverses Coupes…

4 — Terme anglais pour désigner les biens de consommation et les matières premières telles que l’or, l’argent et autres métaux précieux, ainsi que le cuivre, le café, les noix de soja, etc.

Lire aussi :

- Après les élections, quel avenir pour l’Argentine ? par Pablo Gandolfo

- La tentation néolibérale et néocoloniale de la droite argentine par Tarik Bouafia

Source : Dossier Elections en Argentine, Le Journal de Notre Amérique n°7, octobre 2015 (à paraître)

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