Chris Den Hond : « Les Kurdes sont en train d’écrire leur propre histoire »

L’anthropologue américain David Graeber n’en finit pas d’avancer que le Rojava « pourrait devenir un exemple pour le monde ». Nous serons sans doute plus modestes : ce territoire majoritairement kurde au nord de la Syrie a de quoi ravir, raison gardée. Mettre en place l’autogestion à l’échelle de notre bien modeste revue relève déjà d’une difficulté quasi insurmontable ; on ne saurait croire un seul instant qu’il puisse exister, en pleine guerre, un quelconque Éden de l’horizontalité libertaire (le géopolitologue Gérard Chaliand avance à raison que le Rojava se montre « remarquable » dans sa lutte contre Daech, « rude discipline » du Parti aidant). Nous retrouvons, pour en parler, le journaliste indépendant belge Chris Den Hond dans un café. Il parcourt la planète, désireux d’apprendre des révolutions qui s’y mènent pour nous aider à les mieux saisir ensuite — de Cuba au Nicaragua sandiniste en passant par les printemps arabes. C’est presque naturellement que ses reportages le conduisent, depuis plus de vingt ans, sur les routes du Kurdistan, ou plus exactement des Kurdistans. Avec Mireille Court et Stephen Bouquin, il vient de cosigner l’ouvrage La Commune du Rojava — L’alternative kurde à l’Étatnation, aux éditions Syllepse.

 

Si le conflit syrien fait les gros titres de la presse mondiale depuis plusieurs années, la question « kurde » de Syrie semble toujours être traitée partiellement. C’est ce qui a motivé la rédaction de ce travail ?

La grande presse internationale n’aura finalement compris l’existence de la question kurde dans la région que récemment. Elle l’a très longtemps niée, n’étant évidemment pas indépendante des grands pouvoirs internationaux. Nous pouvons citer l’influence de la Turquie, qui est membre de l’OTAN, et qui opprime les Kurdes ; la Syrie, qui n’a jamais reconnu le « fait » kurde dans son pays ; l’Iran, qui a éliminé physiquement Abdul Rahman Ghassemlou (1) à la veille des années 1990 ; l’Irak, où c’est une autre réalité politique, puisque l’on parle là-bas de Kurdes conservateurs. Les Kurdes conservateurs d’Irak, comme Massoud Barzani, qui dominent le Kurdistan du côté occidental, sont des partenaires de la Turquie, notamment pour la vente de pétrole, et sont soutenus par la France et par Bernard Kouchner, qui les considèrent comme de « bons Kurdes ». Les puissances internationales et les grands médias ont réellement commencé à s’intéresser à la question kurde avec la bataille de Kobané, qui a changé la donne (2). Les Kurdes ont donné 1 300 de leurs meilleurs combattants et combattantes et de leurs cadres ; ils ont sacrifié des vies pour vaincre l’Organisation de l’État islamique. C’est pour moi un tournant majeur. En ce sens, si l’on dit que les grands médias et les pouvoirs internationaux ont découvert la question kurde, c’est grâce aux Kurdes eux-mêmes, qui se sont affirmés comme la meilleure force politique sur le terrain.

 

Il y a beaucoup d’intervenants dans votre ouvrage. Pouvez-vous en présenter quelques-uns ?

Je citerai particulièrement Sylvie Jan, qui est présidente de l’association France-Kurdistan, et qui se rend très régulièrement sur le terrain. Elle aborde à la fin du livre la question du Confédéralisme démocratique en Turquie, où le HDP (3) a commencé à mettre ce système en place, notamment dans des mairies. Je citerai également des gens comme Osman Baydemir (4), qui avait organisé, dans les années 2000 déjà, des formations pour les jeunes très défavorisés, et qui avait mis en avant les sujets de l’égalité hommes-femmes et de la lutte contre les violences machistes. Il y a également Pierre Barbancey, qui est grand reporter à L’Humanité, qui a été à Kobané avec son photographe, et qui a raconté les extrêmes difficultés qu’il a rencontrées pour passer la frontière. À l’aller, déjà, et surtout au retour, où les Kurdes ont dû faire diversion pour que les militaires turcs ne les voient pas repasser la frontière. Après avoir escaladé et sauté le grillage, les soldats turcs se sont aperçus qu’ils s’étaient fait avoir… Le projecteur a été braqué sur eux, mais c’était trop tard, ils étaient déjà passés ! Un autre témoignage que j’ai apprécié, c’est celui de Salih Muslim, le dirigeant politique du PYD (5), qui se défend de façon très digne face à toutes les personnes qui accusent son parti d’avoir chassé les Arabes des villages que les Kurdes avaient reconquis. Il explique très clairement que c’était une tactique de propagande des islamistes, qui étaient à Gaziantep, et qui ont influencé la presse occidentale — et même celle de gauche !

Il ne fait aucun doute qu’il y a beaucoup de gens de gauche qui se trompent sur la question kurde, positionnés idéologiquement dans le sillage de l’Armée syrienne libre : ils restent sur l’image d’une révolution syrienne très noble, très digne, oui… mais elle a depuis été détournée par des forces réactionnaires — telles que l’Arabie saoudite, le Qatar, les Émirats et la Turquie. On comprend, avec ce témoignage, ainsi que d’autres, que, malgré quelques divergences tactiques entre le PYD et le PKK (6), ces deux entités « sœurs » sont dans la même ligne idéologique révolutionnaire « de gauche ». Elles sont combattues par le régime syrien et la Turquie, mais également par Barzani et, d’un autre côté, elles sont soutenues au niveau international par les États-Unis et la Russie. Ces deux pays sont évidemment intéressés par ces forces qui pourraient libérer Raqqa ou Mossoul. Je crois qu’il ne faut pas être fataliste : ce ne sont pas les Kurdes qui se font instrumentaliser, comme cela fut le cas le siècle dernier. Aujourd’hui, ce sont plutôt les Kurdes qui sont en train de créer leur propre rapport de force, d’accroître leur propre territoire, avec une idéologie qui leur est propre : une idéologie révolutionnaire. Cette révolution multiconfessionnelle, multi-ethnique, est unique dans le Moyen-Orient. C’est la raison pour laquelle nous avons publié ce livre, parce qu’il y a un vide total sur ce sujet.

 

Salih Muslim a, justement, déclaré récemment : « Notre idée n’est pas de construire une nation, mais plutôt un fédéralisme avec les différentes composantes présentes. » La stratégie kurde a évolué avec le temps. Ils ne sont plus en quête d’indépendance, mais d’autonomie…

En effet. Je dois d’abord dire que Salih Muslim est un homme qui impose le respect, au Kurdistan et au-delà. Il a perdu son fils dans cette lutte et, un peu comme tous les Kurdes, a été frappé durement — que cela soit au sein de sa famille ou bien de son village. La question de la stratégie kurde est une histoire extrêmement complexe et longue. Les Kurdes se sont battus pour l’indépendance du Kurdistan socialiste durant des années. Ils ont ensuite analysé deux éléments essentiels : la question du rapport de force et leur évolution dans le monde. À ce sujet, il convient de rappeler qu’ils ont dû, pendant de très longues années, se battre en Turquie contre une armée qui est, du point de vue numérique, l’une des cinq premières au monde (et la seconde de l’OTAN). Abdullah Öcalan, l’un des leaders du PKK, a ensuite été arrêté et emprisonné en 1999. Et c’est en prison qu’il a élaboré la doctrine du Confédéralisme démocratique. Aujourd’hui, sur un autre front, au Kurdistan irakien, Massoud Barzani demande un référendum sur l’indépendance kurde. Ne nous trompons pas, c’est là une stratégie de repli nationaliste que je qualifierais de droite ; cela signifierait, par exemple, qu’ils collaboreraient encore plus qu’ils ne le font avec la Turquie et avec Israël. C’est une quête d’indépendance réactionnaire, qui n’est absolument pas progressiste. En Turquie, au début des années 2000, Öcalan a été vivement critiqué. À l’époque, le PKK n’utilisait même plus le mot « autonomie » : ils parlaient surtout de « Droits de l’homme » — ce qui nous avait tous surpris. Cela rompait avec cette vieille tradition « Indépendance et Socialisme ».

De nouveau, aujourd’hui, le mot « autonomie » est abordé par le PKK. Et ils vont même plus loin avec le Confédéralisme démocratique. Dans la situation actuelle de mondialisation, c’est le concept le plus moderniste ; il garantit qu’on n’élève plus de murs entre des peuples, entre les religions ou entre les confessions. Cette question devrait d’ailleurs également s’appliquer en Irak. La plus grande ville « kurde » en Irak, ce n’est pas Erbil ni Souleymanieh, c’est Bagdad. De la même manière, la ville qui comprend le plus grand nombre de Kurdes en Turquie, c’est Istanbul — avec plus de trois millions de personnes. Avec la création d’un Kurdistan indépendant, il faudrait tracer des frontières qui créeraient de nouvelles minorités. En ce sens, le modèle belge, même si c’est un modèle bourgeois, n’est un pas un modèle inintéressant car il offre des garanties linguistiques, économiques et culturelles. Je crois que pour les Kurdes, c’est quelque chose qui serait très fonctionnel. Et c’est justement parce que ce modèle constitue un risque pour les États turcs et syriens que la répression est terrible vis-à-vis du HDP et du PYD. C’est un mouvement révolutionnaire de gauche ; ce n’est pas un repli nationaliste de droite. Là où le PYD tient le pouvoir, il y a des Conseils municipaux, régionaux et provinciaux où les Assyriens, les Arméniens, les Turkmènes, les Kurdes et les Arabes bénéficient d’une protection totale de leurs droits, qu’ils soient linguistiques à l’école, ou plus simplement culturels. Salih Muslim et le PYD en sont garants.

 

Le Confédéralisme démocratique a-t-il eu des précédents historiques ?

Oui. Le titre du livre est évidemment une référence à la Commune de Paris, en tant qu’entité révolutionnaire, bien qu’elle n’ait pas duré très longtemps. Le Confédéralisme démocratique présente en revanche des points de similitude intéressants avec le Chiapas. En 1994, le sous-commandant Marcos, qui ne venait pas des villes mais de la forêt de Lacandone, rendait visite aux villages indiens, très surpris, car habitués à ce que les Blancs d’extrême gauche (tous courants confondus) viennent des agglomérations, et bien souvent pour « donner des leçons ». Marcos, lui, venait de la forêt, et il vivait dans de pires conditions que les paysans. Il venait leur dire « Je n’ai rien à vous proposer, hormis vous organiser, et vous battre pour vos revendications ». En ce sens, le discours d’Öcalan et du PKK dans la région affiche des ressemblances avec le soulèvement zapatiste au Chiapas.

 

Le PKK et ses organisations « sœurs » ont-ils totalement rompu avec leur idéologie marxiste-léniniste originelle au profit du communalisme, théorisé par Murray Bookchin ?

Je n’espère pas ! (rires) La question est de savoir si, en effet, c’est toujours un mouvement horizontal, ou s’il est empreint de verticalité. Il y a, je pense, une part d’illusion au sein des mouvements anarchistes et libertaires. Pour connaître très bien le mouvement kurde de l’intérieur depuis vingt-cinq ans maintenant, il a encore en lui un peu de verticalité. Sans structure politico-militaire de la sorte, les Kurdes n’auraient jamais gagné Kobané. De la même manière, il n’y aurait jamais eu une ligne politique qui se démarque du Conseil national syrien (tout en restant en opposition au régime syrien). Je ne crois pas que le mouvement kurde ait réellement rompu avec son idéologie marxiste. Quand j’en parle avec des camarades turcs très au fait de la question kurde, ils répètent sans cesse que ce mouvement ne subit pas le même sort que l’extrême gauche européenne, qui est en déconfiture totale. Les Kurdes ont une approche pragmatique des sujets sensibles, ce qui leur vaut un vrai soutien populaire. Leurs décisions ne sont pas tant que ça influencées par les ouvrages marxistes et par cette idéologie. Ils ont su analyser l’environnement et s’adapter à lui : la mondialisation, les enseignements tirés de l’évolution du conflit au Chiapas en passant par la capture d’Öcalan… À l’époque, quelques organisations politiques en Turquie avaient le soutien des Kurdes. Aujourd’hui, ce sont des organisations comme le HDP qui ont des soutiens en Turquie — et c’est un tournant très important : notamment l’extrême gauche turque, les mouvements LGBT, les Assyriens, les Arméniens… C’est d’ailleurs une députée du HDP qui a mis à l’ordre du jour la question du génocide arménien à l’Assemblée nationale turque.

Il y a aussi dans cette organisation, par exemple, quatre ou cinq députés élus, issus du mouvement LGBT. Où peut-on voir ça ailleurs au Moyen-Orient ? Malheureusement, tout cela n’est mis en évidence ni dans la presse européenne, ni dans la presse mondiale — et ce mouvement est tellement révolutionnaire qu’il subit une répression féroce du régime d’Erdoğan. Les cadres du HDP sont muselés, emprisonnés, à l’instar de Selahattin Demirtas (7). Le régime turc tente d’empêcher la parti de fonctionner politiquement. Ce mouvement s’étendant au-delà des frontières, l’influence des Kurdes en Syrie ennuie Erdoğan qui semble se venger sur ceux de Turquie. Il y a une réelle interaction entre les Kurdes des deux côtés de la frontière, et ce bien plus qu’avant. La victoire à Kobané, suivie des avancées kurdes sur le territoire syrien, inquiète tous les régimes de la région. Avec leur idéologie progressiste prodémocratique, les Kurdes pourraient bien prendre beaucoup d’envergure dans un futur proche, malgré l’embargo asphyxiant qu’ils subissent.

 

La question de l’écologie est mise en avant par les Kurdes. Qu’en est-il réellement ?

Il faut être franc : il est difficile de faire de l’écologie quand on est en guerre. Si les Kurdes avaient un vrai pouvoir régional, ils pourraient financer des plans d’investissement dans l’énergie renouvelable, les éoliennes… Mais, aujourd’hui, leur rayon d’action est assez limité : seules quelques initiatives parviennent à être prises au niveau local. Saleh Kobané (8) fait référence à cela dans le livre. Il dit que depuis que les Kurdes syriens ont pris le contrôle du barrage de Tichrine, il y a de réels avantages pour la population qui vit autour. Ce qui est intéressant, c’est qu’il n’est pas contre tous les barrages, conscient que le peuple a malgré tout besoin d’électricité, et qu’il n’y a pas d’autre solution. Pragmatique, il déclare : « Comme nous sommes contre les centrales nucléaires, ce barrage pour l’instant nous fournit de l’électricité, même si ce n’est pas le top au niveau écologique. […] Si on utilise les barrages en fonction des besoins du peuple, dans l’agriculture par exemple, c’est défendable, parce qu’on n’a, en ce moment, pas d’autres alternatives comme l’énergie solaire et éolienne. » Cela résume bien la situation.

 

On a souvent réduit l’image de la femme kurde aux nombreuses combattantes qui font front, courageusement, contre Daech. Au-delà de ce cliché, quel est le rôle des femmes dans la révolution au Rojava, et dans la société civile ?

Il y a des témoignages qui datent du XIXe siècle, de voyageurs qui, ayant traversé la région, s’étonnent de la place de la femme dans la société kurde. Ces dernières y ont réellement un rôle historique. Idéologiquement, comme le PKK est une organisation révolutionnaire « de gauche », la combinaison de ces deux éléments fait que ce combat est naturellement mis en avant. Aujourd’hui, le mouvement des femmes kurdes continue de prendre de l’ampleur. Elles s’organisent localement, avec les hommes, mais également sans eux, entre elles, et revendiquent leur place dans la société kurde, au niveau politique aussi bien que militaire.

 

Dans un contexte géopolitique instable et en perpétuel mouvement, comment entendez-vous les relations entretenues par le PYD avec le régime syrien ? Qu’a-t-il à attendre et qu’a-t-il à craindre de lui ?

C’est une question très difficile. Malgré toutes les pressions internationales, les membres du PYD n’ont pas rejoint le Conseil national syrien, financé par les grandes monarchies pétrolières. Mais ils ne sont pour autant ni des partisans, ni des exécutants du régime de Bachar el-Assad — comme cela a parfois été dit. Personne n’a oublié que la révolution qu’ils avaient tentée de faire en 2004, contre lui, s’était soldée par une répression terrible. À Alep, récemment, ils ont eu une position totalement indépendante. Par exemple, el-Assad leur a demandé de déposer les armes, ce qu’ils ont fermement refusé. Cependant, à Kamislo, qui est une ville kurde, il y a toujours un aéroport militaire tenu par le régime. Concrètement, les Kurdes se défendent de toute « collaboration » ; ils parlent plutôt d’une cohabitation. Ils habitent ensemble, mais pas dans la même maison. Quant au futur, il est très compliqué de faire des pronostics… Mais il y a une donnée très importante : si, pour l’instant, Moscou et Washington les défendent dans leur lutte contre l’Organisation de l’État islamique, les Kurdes sont malgré tout en train de construire leur propre rapport de force — c’est indéniable. Si l’État islamique venait à être militairement totalement vaincu, ne croyez pas que les Kurdes vont abandonner le territoire conquis pour le redonner à Bachar el-Assad. Ils ne baisseront pas les armes. C’est quelque chose qui est mal compris en Europe, et notamment dans les milieux de « gauche ». Beaucoup pensent que les Kurdes sont des suppléants de l’Armée syrienne régulière, qu’ils seront toujours perdants… Ce n’est pas vrai. Il y a aujourd’hui un fait historique que je n’avais jamais vu auparavant : les Kurdes, eux-mêmes, sont en train d’écrire leur propre histoire.

On a toujours dit des Kurdes qu’ils étaient l’outil utilisé par les puissants lors de leurs conflits régionaux. Par l’Iran contre l’Irak, par l’Irak contre l’Iran, par la Turquie contre Saddam Hussein, par Bachar el-Assad contre l’État islamique… Mais il ne faut pas oublier que ce sont les Français et les Anglais qui ont divisé le Kurdistan en quatre. C’est ce qu’a très bien expliqué Feleknas Uca (9) dans le documentaire que nous avons tourné en mars dernier : cent ans après l’accord Sykes-Picot, les Kurdes ne sont plus en train de regarder passivement ce que les grandes puissances internationales et impérialistes décident pour eux. Ni les Russes, ni les Américains ne se servent aujourd’hui des Kurdes : ils sont tout simplement obligés aujourd’hui de composer avec eux. Le danger pour les Kurdes syriens, c’est évidemment Bachar el-Assad, mais aussi et surtout Erdoğan et Barzani. La Turquie paraît de plus en plus endiguée par les Kurdes et par leurs soutiens internationaux.

 

Revenons au communalisme. Peut-il être une solution pour les autres nations sans État enlisées dans leurs conflits ?

Je suis profondément convaincu que pour « vaincre » un empire, il faut le pouvoir. C’est pour cela que Francisco « Pancho » Villa et Emiliano Zapata se sont trompés entre 1910 et 1920, lors de la révolution mexicaine. Au lieu de prendre le pouvoir, en alliance avec les travailleurs, ils sont repartis dans leurs territoires, menaçant de revenir si les mêmes erreurs étaient répétées. La bourgeoisie mexicaine, en alliance avec les travailleurs de droite, a finalement repris le pouvoir et a assassiné et massacré le mouvement révolutionnaire paysan. Cela doit servir d’exemple. Il y a pour moi dans le communalisme des éléments extrêmement intéressants, notamment contre les sociétés « staliniennes », verticalistes, qui répriment leur propre peuple. Il faut qu’il y ait un pouvoir démocratique et populaire, des travailleurs comme des paysans. Il ne faut pas idéaliser la société dans laquelle nous vivons et garder en tête qu’avant d’installer une société démocratique, il faut prendre le pouvoir — et cela se fait, surtout au Moyen-Orient, avec les armes. Le PKK me paraît essayer de combiner ces deux aspects : d’un côté l’esprit bookchiniste, avec de vrais pouvoirs aux Conseils communaux et provinciaux et, de l’autre, une organisation qui garde une certaine forme de verticalité. Quoi qu’il en soit, nous sommes toujours en période de guerre ; il donc est encore trop tôt pour juger si c’est la bonne voie ou non. La bataille des Kurdes en Syrie apporte toutefois beaucoup d’espoir à ceux qui luttent contre l’obscurantisme. J’ai appris beaucoup de choses des révolutionnaires sandinistes au Nicaragua : ils répétaient sans cesse vouloir faire « comme à Cuba, mais en mieux ». Ils voulaient approfondir la démocratie dans le socialisme, pas la restreindre. Les Kurdes me semblent jouer un peu le même rôle, en donnant de l’espoir aux autres qu’une révolution est possible, militairement, mais aussi socialement. Les événements en cours au Rojava et dans le Kurdistan ouvrent donc une piste de réflexion intéressante pour les peuples qui sont minoritaires dans leurs États, ainsi que de réelles perspectives.

 

Un dernier mot sur le livre. Avec trois auteurs et vingt-et-un intervenants et intervenantes, cet ouvrage, lui aussi, est une construction collective !

Oui ; d’ailleurs, c’est un miracle que nous ayons pu sortir un livre sur la question kurde en Syrie sans s’entretuer ! (rires) Nous ne voulions pas faire un livre anarchiste, libertaire ou encore propagandiste, pro-PKK ou PYD. Nous voulions proposer de la manière la plus neutre possible la vision des Kurdes d’aujourd’hui sur leur propre réalité. C’est pour cela que nous avons fait appel à des auteurs directement concernés par le conflit en cours, et qui nous ont décrit cela. J’espère que la révolution au Rojava va tenir et que ce livre ne va pas finir dans les poubelles de l’Histoire, avec une entité politique et révolutionnaire qui disparaîtrait… Dire que les Kurdes se battent pour l’humanité paraît forcément exagéré, prétentieux… Mais il faut avoir conscience qu’ils entretiennent malgré tout l’espoir qu’un autre monde est possible. Et, en ce sens, ils se battent pour nous aussi.

 

Notes

1. Leader du KDPI (Parti démocratique kurde d’Iran), assassiné en 1989.
2. La bataille de Kobané a duré neuf mois, de septembre 2014 à juin 2015.
3. Parti démocratique des peuples, fondé en 2012.
4. Membre du Parti pour la paix et la démocratie (BDP) et du HDP, ancien maire de Diyarbakir (Amed, en kurde
5. Parti de l’union démocratique (Syrie), fondé en 2003.
6. Parti des travailleurs du Kurdistan (Turquie), fondé en 1978.
7. Co-président du HDP : 142 années de prison ont été requises contre lui pour « liens supposés avec le PKK ».
8. Kurde syrien membre du PYD.
9. Femme politique membre du HDP.

 

Source: Ballast

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