« Ouvrez les livres de compte de la dette publique ! »

Eric Toussaint, le distingué scientifique et militant, interviewé par la revue « Epikaira » appelle à la formation d’une Commission d’audit qui offrira les arguments légaux et éthiques pour la cessation des paiements de la dette publique. Eric Toussaint n’en parle pas sur la base des simples hypothèses. Ayant participé activement à la Commission d’audit constituée, il y a trois ans, par le président de l’Equateur Rafael Correa, il apporte sa précieuse expérience concernant les méthodes utilisées par le président de l’Equateur afin de se libérer d’une grande partie de la dette publique. Correa a utilisé même le marché secondaire pour diminuer la dette publique. Mais, dans son cas, il y avait de la volonté politique, et non pas la soumission sans condition aux créanciers étrangers, comme en Grèce !

Eric Toussaint est historien et politologue, fondateur et président du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde. Il a écrit plusieurs livres sur des sujets semblables (Your money or your life ! The tyranny of global finance ; The World Bank : a never ending coup d’état, et d’autres). Son livre le plus récent, qu’il a écrit avec Damien Millet, est paru en septembre 2010 et traite la question de la dette globale et des responsabilités du FMI et de la Banque Mondiale. Son titre : The debt, the IMF and the World Bank, sixty questions sixty answers (ed. Monthly Review).

 

 

– Quelles sont les caractéristiques spécifiques de la crise de la dette publique qui a éclaté depuis un an dans la zone euro ? Qu’est-ce qui la différencie des autres crises de la dette apparues dans le passé dans les pays du Tiers Monde ?

La caractéristique fondamentale de cette crise qui frappe les pays périphériques (Grèce, Espagne, Portugal, etc.) et ceux de l’ex-bloc soviétique qui ont adhéré à l’UE durant la décennie précédente, est qu’elle est la création des banques privées, surtout de celles d’Allemagne et de France.

Cette crise constitue également un résultat, et ceci est sa deuxième caractéristique, des politiques néolibérales appliquées pendant les années 1980-90, et qui avaient comme caractéristique essentielle la diminution des impôts des riches et des entreprises. Le résultat en était la soudaine diminution des recettes de l’Etat et la préparation du terrain pour la crise actuelle des finances publiques. En somme, indépendamment des autres causes conjoncturelles supplémentaires, la crise a été préparée par les politiques en faveur des entreprises menées pendant les deux précédentes décennies.

La troisième cause qui a été la goutte qui a fait déborder le vase, a été le coût du sauvetage des banques privées dans des pays comme l’Espagne, l’Irlande, le Portugal.

 

– Comme cela a été le cas en Grèce aussi. Les gouvernements de la Nouvelle Démocratie et du PASOK ont mis à la disposition des banquiers, ces trois dernières années et sous forme des liquidités et des garanties, 78 milliards d’euros !

Mon pays, la Belgique, va intégrer dans quelques mois, cette catégorie des pays comme l’Espagne, l’Irlande, le Portugal et la Grèce. Et elle le fera en raison du sauvetage en octobre 2008 par l’Etat des trois grandes banques privées Fortis, Dexia et KBC qui ont pris des risques très élevés aux Etats-Unis, en Europe de l’Est ainsi qu’en Irlande.

 

– Et la douloureuse est-elle adressée maintenant aux citoyens ?

Exactement ! Les dettes privées sont transférées aux autorités publiques et c’est pour cela qu’on assiste au décollage de la dette publique. L’explosion de la dette publique qui en résulte devient un très bon prétexte pour une nouvelle vague de politiques néolibérales, d’une sauvagerie sans précédent. Et je me réfère à ce qui est en train de se passer dans votre pays, et qui peut se comparer aisément à ce qui s’est passé dans les pays du Tiers Monde à partir des années 1980 avec la participation du FMI lequel a une énorme expérience en ce domaine. Les mêmes politiques désastreuses et criminelles sont appliquées aujourd’hui en Grèce, où est appliquée intégralement toute cette expérience négative.

 

– Cependant, le cauchemar du FMI et de la dette publique ne constitue pas un sens unique et des pays tels que l’Equateur se sont libérés de leurs chaînes. Comment cela s’est-il fait ?

A la fin de 2006, Rafael Correa a gagné les élections présidentielles en promettant de mettre fin à la situation inacceptable concernant la dette externe qui saignait à blanc la plupart des ressources de l’économie. En juillet 2007, il a institué par décret présidentiel une Commission d’audit de la dette publique –interne et internationale-. L’audit couvrait 30 années de 1976 à 2006. L’audit s’est fait avec la participation active de 12 personnes provenant de la société civile, de la communauté des indigènes qui représente 50% de la population, et d’autres. Il y avait aussi 6 personnes, des spécialistes, qui venaient de l’étranger.

 

– Vous étiez un de ceux-là…

Oui. La caractéristique commune de nous tous était la grande expérience que nous avions en matière de dette internationale. D’une grande importance était aussi la décision de Rafael Correa que plusieurs organes de l’Etat, c.à.d. le ministère des Finances, la commission anti-corruption, la Cour des Comptes, le ministre de la Justice, etc., appuient le travail de la Commission. Tous ceux-là participaient à nos réunions. Nous avons travaillé intensément pendant 14 mois, de juillet 2007 à septembre 2008. Nous avons analysé des contrats et des conventions de toute nature concernant les secteurs de la sécurité, des crédits commerciaux, entre banques –même du secteur privé, avec le FMI, la Banque mondiale et d’autres organismes multilatéraux. Nous avons également mis sous la loupe tous les prêts bilatéraux signés par l’Equateur avec des pays comme l’Espagne, le Japon, l’Italie, la France et l’Allemagne. Nous avons également analysé les contrats régissant la dette interne. Pour ce travail, nous avons eu le concours de 15 juristes, des auditeurs, des juristes, des comptables, spécialisés en finances publiques et privées. Nous avons examiné non seulement tous les documents mais aussi tout ce qui concernait les prêts. Nous posions par exemple la question pourquoi avoir conclu cet emprunt avec tel taux d’intérêt et non pas avec un autre, quelle partie du prêt a été remboursée. Nous avions aussi demandé aux banques la documentation concernant les prêts déjà attribués ou supposés remboursés parce qu’on devait confirmer dans quelle mesure étaient vraiment remboursés même les prêts supposés déjà remboursés.

 

– Quelle a été la contribution des juristes ?

Elle a été irremplaçable car c’est avec leur assistance que nous avons examiné la légalité de chaque contrat ainsi que les conditionnalités les unes après les autres, leur compatibilité envers la Constitution du pays, le droit international et aussi les intérêts de la nation. On a prêté une attention particulière à certains contrats financiers concernant des travaux des dimensions exceptionnellement importantes pour un pays comme l’Equateur, comme p.ex. des grands barrages. Nous avons aussi examiné les conditions du financement de leur construction et si tout ça (coût, financement) était comparable aux prix internationaux courants pour des travaux analogues.

Nous avons également examiné les conditionnalités des crédits commerciaux attribués à l’Equateur par des pays comme l’Allemagne, avec l’objectif ultérieur de faire acheter des produits allemands afin de soutenir les exportations allemandes. Il s’agit des prêts concédés afin de favoriser l’achat des produits de pointe, comme p.ex. ceux de Siemens. Notre tâche était de contrôler les prix d’achat des équipements de Siemens, c.à.d. dans quelle mesure ce prix correspondait à la qualité. Et cela parce que nous avons découvert des phénomènes d’extrême corruption dans de très nombreuses affaires concernant des entreprises multinationales. Je fais allusion p.ex. à des marchés publics n’ayant aucun rapport avec les besoins du pays, mais offrant des prétextes pour payer des commissions.

 

– Avez-vous découvert des cas où des multinationales avaient payé des commissions ?

Naturellement. Les cas les plus emblématiques ont été ceux des banques américaines Citibank et JPMorgan. Ces banques versaient systématiquement des pots de vin à des fonctionnaires à l’échelle de tout le secteur public –même au ministre des Finances- pour qu’ils acceptent de signer des contrats manifestement préjudiciables à l’intérêt public et favorisaient scandaleusement les intérêts des banques.

 

– C’est pour ça que Correa voulait aussi la participation active des autorités publiques à votre Commission…

En effet. Par ailleurs, je souligne le fait que nous avons audité non seulement les conditions de financement mais aussi la finalité des projets qui faisaient l’objet d’emprunt.

A la suite de tout cela, le président Correa lui-même, seulement deux mois après l’achèvement de nos travaux, le 14 novembre 2008, a annoncé officiellement que sur la base de nos découvertes il était obligé de déclarer la cessation des paiements d’une partie de la dette publique d’un montant de 3 milliards de dollars US, ce qui représentait 70% de la dette sous forme des bons. Il a justifié sa décision en disant que la dette n’était pas légitime, qu’elle était le fruit de la corruption et des pots de vin. En conséquence, son gouvernement n’était pas tenu de respecter les conventions internationales. Durant les cinq mois suivants, le gouvernement a gardé le silence et n’a fait aucune déclaration publique sur ce sujet, malgré l’intérêt qu’il suscitait…

 

– Et on peut supposer que ce silence n’était pas dû à une surcharge de travail…

Exactement ! C’était un choix tactique. Les créanciers étaient particulièrement inquiets puisqu’ils ne savaient pas ce qu’il arriverait dorénavant. Leur réaction était de commencer à vendre frénétiquement au marché secondaire les bons de l’Equateur. Et savez-vous à quel prix ? A 20% de leur valeur nominale ! C’est exactement à ce moment, en avril 2009, que le gouvernement de l’Equateur s’est adressé aux créanciers avec la proposition suivante : « Nous sommes disposés d’acheter tous les bons avec une remise de 65%. C’est-à-dire, nous payons 35 cents le dollar. Etes-vous d’accord ou non ? ». Les détenteurs de 91% des bons ont accepté l’échange. Il s’agissait d’un énorme succès du gouvernement puisqu’il avait imposé une « coupe » de l’ordre de 65%.

 

– Puis-je supposer que c’est en raison de cette expérience si importante et utile que vous soutenez que la seule solution pour la Grèce serait de déclarer la cessation des paiements de la dette publique et de constituer une Commission d’audit qui déterminerait les responsabilités des créanciers pour son explosion et permettrait son importante diminution ?

Exactement ! Ce choix constitue désormais une occasion unique pour la Grèce !

 

– Dans quelle mesure la Grèce, tenant compte de ses particularités, peut-elle suivre cet exemple ?

Les différences existantes avec l’Equateur montrent que les choses sont plus faciles pour la Grèce. A condition évidement qu’il y ait la volonté politique. Par exemple, tenez compte du fait que l’Equateur est un petit pays, qui n’a même pas sa propre monnaie. Il utilise le dollar qui est sa monnaie officielle. Par conséquent, il est beaucoup plus exposé aux pressions financières internationales (note de la rédaction : le PNB de l’Equateur correspond à 12% du grec et le PNB par tête à 10% du grec). Pourtant, sa demande a été acceptée parce qu’elle avait des fondements légaux et éthiques très forts ce qui explique pourquoi elle n’a pas été suivie d’actions en justice des créanciers contre le gouvernement.

 

– Cependant, on persiste à dire que les marchés puniraient les pays qui ne respecteraient leurs obligations…

En effet, c’est ce que l’on entend dire mais cette menace n’a été confirmée nulle part en pratique. L’économiste Kostas Lapavitsas, dans la dernière étude de l’Institut britannique Research on Money and Finance, montre que ni la Russie en 1998, ni l’Argentine en 2001 n’ont été punies par les marchés. Au contraire, la marche ultérieure de leurs économies a montré combien réussi et profitable a été leur choix de se déclarer en défault de paiement.

 

– Qu’est ce que la Grèce doit faire, selon vous, pour sortir de ce cercle vicieux ?

On devrait constituer très vite une Commission d’audit avec des personnalités prestigieuses et expérimentées. Mon conseil est catégorique : ouvrez les livres de compte ! Examinez dans la transparence et en présence de la société civile tous les contrats de l’Etat –des plus grands comme par exemple ceux des récents Jeux Olympiques jusqu’aux plus petits- et découvrez quelle partie de la dette est le fruit de la corruption, et par conséquent est illégale et odieuse selon le jargon international, et dénoncez la !

 


Traduit du grec par Giorgos Mitralias

 

Source: CADTM

 

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