Tariq Ramadan : “Quand on est démocrate, on ne peut pas soutenir les horreurs de l’armée.”

Face à la complexité des événements d’Egypte et à la nécessité de travailler tous ensemble contre les divisions dramatqiues, Investig’Action fournit à ses lecteurs divers éclairages, même s’ils contiennent des éléments contradictoires…

La tournure des événements en Egypte vous surprend-elle ?

Dès le début des soulèvements dans le monde arabe, j’ai toujours fait part d’un optimisme très prudent. Je savais qu’on allait beaucoup plus vers une déstabilisation de la région que vers des processus de démocratisation. J’étais critique à l’égard des mouvements islamistes en mettant en évidence les lacunes de leurs programmes. Malheureusement, ce qui se passe en Egypte, me dit que la prudence était bonne conseillère. Je ne suis donc absolument pas surpris par cette déstabilisation et cette polarisation que je décris dans mon dernier livre (L’islam et le Réveil Arabe, Presses du Châtelet). Ce qui me surprend, en revanche, c’est l’intensité de la violence ! C’est pire que tout ce que je pouvais imaginer.

 

Cela vous touche-t-il personnellement ?

Oui, cela me donne beaucoup de tristesse. Je suis européen de culture mais je suis égyptien de mémoire. Il y a l’histoire familiale, l’exil qui fait que je suis très attaché à ce pays.

 

Vous condamnez la répression orchestrée par l’armée…

Ce que l’on voit aujourd’hui, c’est un régime militaire qui n’a jamais quitté la scène politique et qui se présente aujourd’hui avec une légitimité populaire. Mais celle-ci ne lui a absolument pas donné carte blanche pour une répression qui a tué autant de civils. Dans une mosquée, des militaires ont encerclé des fidèles qui étaient en train de pleurer leurs morts. On leur a dit : vous ne pouvez pas les enterrer tant que vous n’aurez pas signé un papier attestant qu’ils se sont suicidés !

 

Les Frères musulmans sont accusés de s’en prendre aux coptes, les chrétiens d’Egypte, qui ont soutenu les militaires…

Ce sont de vieilles méthodes de progagande de l’armée que l’on connaît et qui passent très bien en Occident : brûler des Eglises coptes et mettre tout ça sur le compte des islamistes alors qu’on a absolument aucune preuve. Pour justifier à l’Occident une répression massive, on dit que les coptes sont en danger. Sadate l’a fait, Moubarak l’a fait. Cela donne une carte blanche supplémentaire à l’armée.

 

Quel regard portez-vous sur la réaction des pays occidentaux ?

Malheureusement, en Occident, nos gouvernements, à commencer par les Etats-Unis, sont dans la condamnation timide. On défend la démocratie quand elle va dans notre sens et finalement, on se tait Barack Obama qui interrompt ses vacances pour dire, en guise de seule punition à l’armée, que les exercices militaires conjoints avec l’Egypte, vont être suspendus. L’aide de 1,3 milliard de dollars, continue, elle, à être versée. C’est là un soutien explicite à l’armée.

 

Quelle est la solution pour pour sortir l’Egypte du chaos ?

Il ne faut pas que les Frères musulmans jouent la politique de la terre brûlée. La seule chose qui pourrait les sauver aujourd’hui, c’est de réussir des manifestations de masse non-violentes. Je ne suis pas sûr qu’ils en aient les moyens. Mais en même temps, accepter le fait accompli maintenant, ça veut dire pour eux emprisonnement, torture, exécutions sommaires. Au final, je pense qu’ils doivent cesser les manifestations, cesser la politique du pire, même en étant dans la non-violence. De toute façon, ils ne vont pas avoir le choix. Les militaires sont en train de les isoler du peuple. Ils sont dans une impasse aujourd’hui. J’ai toujours dit que les islamistes n’auraient jamais dû entrer dans le processus électoral, c’était un piège pour eux et ça les a mis dans la situation dans laquelle ils se trouvent maintenant. Mais attention, réduire l’opposition à la seule confrérie des Frères musulmans, c’est faire le jeu de la propagande de l’armée qui se présente comme la seule garante de la démocratie. Avant la repression des derniers jours, il y avait aussi dans la rue, pendant cinq semaines, des laïcs, des coptes, qui se sont positionnés contre l’armée. Ils défilaient sous la bannière « anti-coup d’Etat ». Certains demandaient le retour de Morsi parce qu’ils voulaient la légitimité. D’autres, sans vouloir le retour de Morsi, souhaitaient surtout le départ de l’armée.

 

Vous prônez un retrait de l’armée du jeu politique…

Oui, si on est pour la démocratie, il faut que les militaires rentrent dans les casernes. Il n’y aura pas de démocratie, de transparence tant que l’armée sera au pouvoir. La seule solution aujourd’hui, c’est que les laïcs, les islamistes, les indépendants en Egypte entrent dans un vrai dialogue, une vraie collaboration et dépassent leurs clivages. Il faut une alliance civile nationale.

 

Où le président islamiste Mohamed Morsi a-t-il failli lorsqu’il était au pouvoir ?

Il y avait de véritables lacunes en matière de vision politique. Mohamed Morsi aurait dû avoir une politique d’ouverture, avec les laïcs et les coptes notamment, beaucoup plus volontariste. Son rôle et celui de la Confrérie des frères musulmans n’étaient pas clairs en matière de décision. On ne gouverne pas un pays en disant qu’on est les gardiens de la tradition musulmane. On gouverne un pays quand on a un projet politique, social et économique. Le sien était totalement superficiel. Il y avait également chez lui une naïveté politique, il a cru, quelques jours avant le coup d’Etat que les Américains allaient intervenir en sa faveur… Enfin, l’armée ne lui a pas rendu la vie facile. On sait aujourd’hui qu’un certain nombre de choses avaient été faites en amont par les militaires, avant le coup d’Etat, pour mettre le gouvernement dans une position difficile, notamment en procédant à des coupures d’approvisionnement en électricité et en essence. Car celles-ci ont subitement disparu après le 30 juin, quand l’armée a pris le pouvoir.

 

Quand Mohamed Morsi était au pouvoir, les libertés individuelles ont-elles été réduites ?

Non, il n’y a pas eu d’attitude liberticide sur le terrain. Les islamistes ont été extrêmement prudents avec tous les symboles, les questions de la femme, des coptes. Ils sont peu intervenus là-dessus. Leurs lacunes étaient ailleurs, et au demeurant plus graves que la gestion maladroites des symboles. Ils se sont même trompés en pensant qu’en gérant bien les symboles (les libertés, la question de la femme, la shari’a, etc.), cela suffirait à être reconnus et normalisés.

 

Les Frères musulmans sont-ils capables d’oeuvrer dans un Etat laïc ?

Il y a quatre ou cinq courants à l’intérieur des Frères. Il y en a qui ne sont pas prêts. Mais il y en a d’autres qui souhaitent s’ouvrir, en particulier les plus jeunes. C’est à eux qu’appartiennent le soin de nouer de nouvelles alliances nationales. Depuis des années, j’ai toujours pris des distances claires avec les Frères musulmans. J’ai toujours été très critique à leur égard. Mais je ne suis pas d’accord avec le fait qu’on les diabolise, comme c’est le cas de la propagande des dictateurs et des militaires qui les présente comme des violents et des extrémistes. Il faut les confronter avec les idées, pas au moyen de la répression.

 

Source: Le Parisien

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