Noam Chomsky et Ilan Pappe: dialogue sur le conflit israélo-palestinien

A l’occasion de la sortie de “Le champ du possible”, livre d’entretien avec Noam Chomsky et Ilan Pappe, qui vient de sortir aux éditions Aden.

Beaucoup de gens se posent des questions sur le conflit israélo-palestinien sans pouvoir trouver de réponses. Ils entendent des choses très différentes et contradictoires et ont du mal à se faire un avis clair sur la situation.

C’est malheureusement aussi l’un des problèmes inhérent à ce conflit. Les contre-vérités, la manipulation des médias et la propagande des gouvernements posent un voile sur la réalité de la situation dans cette partie du monde empêchant ainsi les gens de s’impliquer et d’agir.

L’auteur a donc voulu, en interviewant deux des auteurs les plus respectés et lus sur ce sujet – Noam Chomsky et Ilan Pappe – que chacun puisse se faire sa propre opinion sur des questions aussi variées que complexes.

Les mêmes questions ont été envoyées à Noam Chomsky et Ilan Pappe qui à aucun moment n’ont eu connaissance des réponses de l’autre. Ils en ont seulement pris connaissance au moment où les interviews ont été terminées.

Extraits:

Frank Barat : Le terme apartheid est de plus en plus utilisé par les Organisations non-gouvernementales pour décrire les actions israéliennes envers les Palestiniens (à Gaza, les TPO mais aussi en Israël même). La situation en Palestine et Israël est-elle comparable à l’apartheid en Afrique du sud ?

Ilan Pappé: Il existe des points communs mais également des différences. L’histoire coloniale porte en elle de nombreux chapitres communs et certains aspects de l’apartheid se retrouvent dans la politique qu’Israël mène contre sa propre minorité palestinienne et contre les habitants des territoires occupés. Certains aspects de l’occupation sont malgré tout pires que la réalité de l’apartheid sud-africain et certains autres aspects dans le quotidien des citoyens palestiniens en Israël ne sont absolument pas comparables à ce que fut l’apartheid. Le point de comparaison essentiel est pour moi l’inspiration politique. Le mouvement anti-apartheid, l’ANC, les réseaux solidaires construits au fil des années en Occident, devraient inspirer une campagne pro-palestinienne plus précise et plus efficace. C’est pour cela que l’histoire de la lutte anti-apartheid doit être apprise plutôt que de s’appesantir à comparer le sionisme avec l’apartheid.

Noam Chomsky: Il ne peut y avoir de vraie réponse à cette question. Il existe des similarités et des différences. En Israël même, il y a de réelles discriminations mais on est très loin de l’apartheid de l’Afrique du sud. Dans les Territoires Occupés, l’histoire est tout autre. En 1997, j’ai prononcé un discours d’ouverture à l’Université Ben Gourion dans le cadre de l’anniversaire de la guerre de 1967. J’ai lu un paragraphe lié à l’histoire de l’Afrique du sud. Aucun commentaire n’a été nécessaire.

En y regardant de plus près, la situation dans les Territoires Occupés diffère de l’apartheid à de nombreux égards. Sur certains aspects, l’apartheid sud-africain fut beaucoup plus vicieux que ce qui se pratique en Israël et sur d’autres aspects, on pourrait dire l’inverse. Pour prendre un exemple, l’Afrique du sud blanche existait par le travail noir. La grande majorité de la population ne pouvait être exclue. A un moment donné, Israël reposait sur une main-d’œuvre palestinienne bon marché et corvéable à merci mais celle-ci a été remplacée depuis longtemps par de petites mains venues d’Asie, d’Europe de l’Est et d’ailleurs. Les Israéliens seraient soulagés si les Palestiniens disparaissaient. Et l’on peut dire que les politiques qui prennent forme suivent de près les recommandations de Moshe Dayan pendant la guerre de 1967: les Palestiniens “continueront de vivre comme des chiens et ceux à qui cela ne plaît pas, peuvent partir”. D’autres recommandations encore pires ont été émises par certains humanistes américains de gauche grandement reconnus. Michael Waller, par exemple, de l’Institute of Advanced Studies à Princeton et rédacteur du journal démocrate socialiste Dissent, a émis l’idée voilà 35 ans, que les Palestiniens étant des “marginaux de la nation”, on devrait leur “donner les moyens” de partir. Il parlait des citoyens palestiniens en Israël et c’est une idée largement reprise encore récemment par l’ultranationaliste Avigdor Lieberman et relayée aujourd’hui parmi les principaux courants d’opinion en Israël. Je mettrais de côté les vrais fanatiques comme le professeur de droit d’Harvard, Alan Dershowitz qui déclare qu’Israël ne tue jamais de civils mais seulement des terroristes — ce qui reviendrait à dire que “terroriste” signifie “tué par Israël” — et qu’Israël devrait avoir pour objectif un ratio de 1000 pour zéro ce qui sous-entend “exterminer les brutes”. Ceci est lourd de sens lorsqu’on sait que ceux qui défendent de telles idées sont largement respectés dans les cercles les plus éclairés aux États-Unis et même en Occident. On peut imaginer ce que seraient les réactions si de tels propos étaient tenus à l’égard des Juifs.

Pour revenir à la question, il n’y a pas de réponse claire à apporter sur une possible analogie.

FB : www.counterpunch.org a publié le mois dernier un débat très intéressant comparant les solutions à un ou deux États.

Ceci fait partie d’un article de Michael Neumann établissant “la solution à un État comme une illusion” suivi d’autres articles d’Asaf Kfoury titré “Un ou deux États? – Un Débat stérile fondé sur de fausses Alternatives” ou de Jonathan Cook “Un ou Deux États, non, le problème est le Sionisme”.

Quelle est votre opinion sur ce point et pensez–vous que les faits sur le terrain (colonies, déviations de routes…) voulus par Israël, puissent encore laisser une place à une solution à deux États?

Ilan Pappé: Les événements sur le terrain ont condamné la solution à deux états depuis bien longtemps. Les faits ont démontré qu’Israël n’a et n’aura jamais la volonté de laisser naître un état palestinien autre qu’un pseudo-état fait de deux bantoustans en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza, sous un contrôle israélien total.

Il existe déjà un état et le défi est d’en changer sa nature et son régime. Que le nouveau régime et la base constitutionnelle soient binationaux ou démocratiques voire les deux, ne sont pas si élémentaires à cet égard. Tout contexte politique qui pourrait remplacer la conjoncture raciste est la bienvenue. Et une telle situation devrait également permettre le retour des réfugiés et l’installation définitive des émigrés les plus récents.

Noam Chomsky: Il faut faire la distinction entre propositions et plaidoyers. On peut proposer que chacun doive vivre en paix. Cela devient un plaidoyer lorsque lorsqu’on dessine un schéma précis allant d’un point A à un point B. A mon sens, une solution à un seul état n’a pas grand sens, elle en a avec deux états. On a pu défendre une telle thèse de 1967 jusqu’au milieu des années 70 et c’est ce que j’ai fait, à travers de nombreux écrits, des conférences et dans un livre. Les réactions, dans une grande majorité, n’ont été que fureur. Après que l’idée de droits nationaux pour les Palestiniens a fait son chemin au milieu des années 70, il est devenu possible de prôner le binationalisme (et je continue de le faire) mais seulement par le biais d’un accord à deux états en accord avec le consensus international. Cette résultante, probablement la meilleure envisageable à court terme, est quasiment parvenue à son terme lors des négociations de Taba en janvier 2001 et selon les participants, si ces négociations n’avaient pas été interrompues par le Premier Ministre israélien, Barak, elle aurait pu être atteinte. En effet il fut un moment où, depuis 30 ans, les deux États “réjectionnistes” (U.S.A et Israël) ont brièvement mais sérieusement considéré s’aligner sur le consensus international, un instant où un accord diplomatique a semblé pouvoir voir le jour. Beaucoup de choses ont changé depuis 2001 mais je ne vois aucune raison de croire que les conditions de l’époque ne puissent exister aujourd’hui.

Il est intéressant, et je dirais même édifiant, de voir que les propositions d’une solution à un seul état soient communément admises aujourd’hui contrairement à l’époque où sa revendication était réalisable et ne débouchait que sur des condamnations. Aujourd’hui de telles propositions sont publiées dans le New York Times, le New York Review of Books et ailleurs. On en conclura qu’elles sont acceptables aujourd’hui parce qu’irréalisables – elles restent des propositions au lieu d’être des revendications. En pratique, les propositions apportent de l’eau au moulin du rejet américano-israélien et sapent progressivement l’unique solution binationale.

Il y a deux options pour les Palestiniens aujourd’hui. L’une est l’abandon de l’attitude réjectionniste de la part des États-Unis et d’Israël, et un accord reprenant les lignes de ce qui fut évoqué à Taba. L’autre possibilité est la continuation des politiques actuelles qui mènent inexorablement à l’intégration de ce que souhaite Israël : au minimum, le Grand Jérusalem, les zones qu’incluent le mur de séparation (ou d’annexion désormais), la Vallée du Jourdain et les colonies de Ma’aleh Adumin et Ariel (ainsi que les liens entre ces deux colonies). Le reste (état Palestinien) se verra découpé en cantons ingouvernables, par de vastes infrastructures, des centaines de points de contrôles et autres dispositifs qui condamneront les Palestiniens à continuer à vivre comme des chiens.

Il y a ceux qui pensent que les Palestiniens devraient tout bonnement laisser Israël prendre le contrôle total de la Cisjordanie et poursuivre leur mouvement de revendication de droits civils et une lutte anti–apartheid. Mais c’est une illusion. Ils vont maintenir les politiques actuelles et refuseront de céder la moindre responsabilité aux Palestiniens disséminés dans la région qu’ils souhaitent voir intégrée au territoire israélien.

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