Moldavie : une indépendance orchestrée par des fascistes ?

Premier ministre de la Moldavie en 1990, Mircea Druc a rejoint en 2004 le Parti de la Grande Roumanie, formation d’extrême droite proche du FN français. Loin d’être un accident de l’histoire, ce cas illustre une réalité trop souvent ignorée : l’importance du mouvement fasciste dans les luttes pour l’indépendance moldave.

 

La Moldavie, ex-République soviétique, a acquis son indépendance le 27 août 1991. Cette décision faisait suite au combat mené depuis 1989 par le Front populaire, une organisation fédérant plusieurs mouvements indépendantistes. En deux ans, cette organisation est parvenue à mobiliser une partie importante de la population et à s'organiser en mouvement politique. En 1990, elle a remporté les élections parlementaires et, l'année suivante, voté le détachement d'avec l'URSS. Quelque vingt ans plus tard, voyons ce que sont devenus les leaders de l' « indépendance » moldave.
 
 
 
Drapeaux roumains arborés lors de la déclaration d'indépendance de la Moldavie.
(Chisinau, 27 août 1991)





 
 


 
 
 
 
De l'indépendance moldave à l'extrême-droite roumaine.

La Moldavie est un petit pays situé entre l'Ukraine et la Roumanie. Il est habité par une majorité de « Moldaves » (environ 75 % de la population) et plusieurs minorités (principalement ukrainienne, russe, gagaouze et bulgare). La Moldavie a été russe de 1812 à 1917, roumaine de 1918 à 1944, et soviétique de 1944 à son indépendance. Pour certains, les Moldaves sont des Roumains, les deux peuples partageant pratiquement la même langue. La plupart des Moldaves se considèrent toutefois comme Moldaves, et seulement 2% comme Roumains[i].

Lorsque le Front populaire forma un premier gouvernement en 1990, toute une série de mesures furent prises pour « rapprocher » la Moldavie de sa voisine roumaine. Les noms des rues furent modifiés, l'hymne et les couleurs du drapeau roumains furent adoptés, la langue d'Etat, jusqu'alors appelée « moldave », fut rebaptisée « roumain », etc[ii]. Le Premier ministre était alors un certain Mircea Druc. Celui-ci, également détenteur de la nationalité roumaine, a poursuivi sa carrière politique en Roumanie. En 2004, il fut candidat pour les élections législatives sur les listes du Parti de la Grande Roumanie[iii] (Partidul România Mare). Ce parti d'extrême droite, réputé antisémite, a siégé au Parlement européen dans le groupe « Identité, tradition, souveraineté » qui rassemblait entre autres le Front National et le Vlaams Belang (parti séparatiste belge). Ce groupe comptait parmi ses députés Alessandra Mussolini, petite-fille du fasciste italien Benito Mussolini[iv]… Un cas isolé ? Malheureusement pas.

L'écrivaine Leonida Lari fut l'une des figures importantes du Club Mateevici, célèbre organisation à la base du Front populaire. Elle fut par ailleurs rédactrice en chef d'un des principaux organes du Front, le magazine Glasul. Entre 1990 et 1992, elle siégea au Bureau permanent du Front[v]. Comme Mircea Druc, elle mena une double carrière politique. En Roumanie, elle fut élue à trois reprises au Parlement, où elle siégea de 1996 à 2005. Le parti qui l'accueillit fut le Parti de la Grande Roumanie[vi].

Ce parti compta également parmi ses membres Ilie Ila?cu. Célèbre pour avoir passé plusieurs années dans les prisons de Transnistrie (territoire indépendantiste du Nord de la Moldavie), Ila?cu présida de 1989 à 1992 la branche du Front populaire à Tiraspol (capitale de la Transnistrie). Au moment de la guerre de Transnistrie, il fut arrêté par les autorités locales et condamné à mort. La sentence ne fut pas exécutée et, après plusieurs années en prison, Ila?cu fut finalement libéré en 2001. Il partit alors en Roumanie où il occupa la fonction de Sénateur pour le Parti de la Grande Roumanie[vii].


Réhabilitation du fascisme

La Roumanie combattit dans le camp fasciste pendant la Seconde guerre mondiale. Elle était alors dirigée par le dictateur Ion Antonescu, qui lança en 1941 une offensive contre l'URSS aux côtés de l'Allemagne nazie. Officiellement, le but de cette attaque était de récupérer les territoires occupés par l'URSS depuis août 1940, essentiellement la Moldavie. Les troupes d'Antonescu ne se limitèrent cependant pas à leurs anciennes possessions et annexèrent également une partie de l'Ukraine. A partir de 1941, une véritable politique de génocide fut mise en place par Antonescu. Celle-ci commença par le pogrom de la ville d'Ia?i, où 14 000 Juifs furent assassinés dans la nuit du 28 au 29 juin 1941. Une Commission internationale dirigée par Elie Wiesel a estimé que, en tout, 280 000 à 380 000 Juifs, ainsi que des milliers de Roms, furent exterminés par la Roumanie fasciste. La Moldavie et la Transnistrie – cette dernière transformée en terre de déportation – furent le théâtre de l'essentiel des tueries. La Commission souligne à ce propos que la « responsabilité directe de l'Holocauste en Roumanie repose sur l'Etat roumain d'Antonescu ». Ce dernier a en effet ordonné à plusieurs reprises des massacres de Juifs, notamment à Odessa où, en réponse aux actions des Résistants, il a par ailleurs exigé que soient pendus sur la place publique « au moins cent Juifs par secteur de régiment[viii] ».





Antonescu (à gauche) et Hilter.


Parmi les membres éminents du Front populaire moldave, un certain nombre se sont distingués par des propos complaisants, justificateurs voire admiratifs à l'égard du Maréchal Antonescu et de son régime. C'est notamment le cas de Mihai Ghimpu, membre-fondateur du Front populaire et aujourd'hui président du Parti Libéral, seul parti au pouvoir réclamant officiellement le rattachement de la Moldavie à la Roumanie.

Selon l'Institut Stephen Roth, Mihai Ghimpu aurait ouvertement loué le maréchal Antonescu en 2006, après que ce dernier fut jugé troisième « plus grand Roumain de tous les temps » au cours d'une émission TV[ix]. L'institut signale à ce propos que plusieurs journaux moldaves ont couvert l' événement « avec enthousiasme, soulignant l'importance d'Antonescu pour la Nation roumaine ». D'autre part, Ghimpu fut accusépar la chaîne NIT-TV de refuser de condamner l'holocauste roumain. Dans un reportage de 2009, on peut en effet voir le politicien répondre ironiquement à un journaliste que, n'étant « pas né à l'époque », il ignorait ce qui s'était passé[x].

Nicolae Dabija est rédacteur en chef de la revue Literatura ?i Arta depuis au moins 25 ans. Au moment des luttes pour l'indépendance, cette revue constituait l'un des principaux soutiens du Front populaire[xi] . Aujourd'hui, elle est un des relais privilégiés des courants de pensée unionistes et révisionnistes en Moldavie. Dans un article récent, Nicolae Dabija proposait ainsi de rebaptiser l'armée fasciste roumaine « Armée de Libération Nationale ». Selon lui, en effet, la Roumanie ne serait entrée en guerre dans le camp nazi que pour « sauver » la Moldavie de la tyrannie soviétique. Elle aurait ensuite poursuivi en Ukraine et en Russie en raison des « inimaginables pressions allemandes » auxquelles, pour conserver son territoire, elle était obligée de se soumettre. Pour preuve, Dabija cite Antonescu en personne, qui écrivait au moment de la guerre : « S'arrêter et retirer nos troupes de Russie, cela signifie […] anéantir d'un coup tous les sacrifices consentis en traversant le Prut (fleuve séparant Roumanie de la Moldavie) ». Pour Dabija, l'alliance à l'Allemagne nazie se justifie par une politique du « moindre mal ». Dans son argumentation, le journaliste reprend exactement la version officielle d'Antonescu, un peu comme si l'on expliquait 1940-1945 d'après les déclarations d'Hitler ou de Mussolini. Quant aux centaines de milliers de victimes juives et roms, difficilement explicables dans le cadre d'une « libération » de la Moldavie, Dabija n'en dit mot[xii].

Une version quasi similaire de l'histoire est offerte par Andrei Vartic, autre membre-fondateur du Front populaire[xiii]. Devenu directeur de programme à la radio Vocea Besarabiei[xiv], Vartic a publié de nombreux articles qui en disent long sur ses tendances idéologiques. Pour lui comme pour Dabija, la conquête de la Moldavie et de l'Ukraine est assimilable à une « guerre pour la réunification du pays[xv] ». Le journaliste, toujours prêt à rappeler les crimes imputés aux Soviétiques, n'évoque étonnamment jamais ceux des fascistes roumains. Le fait même que la Roumanie ait été fasciste –   élément pourtant essentiel pour comprendre l'histoire de la région – est totalement absent de ses écrits.

Andrei Vartic s'est également illustré par ses efforts pour réhabiliter l'écrivain Paul Goma. Goma est né en Moldavie en 1935. Réfugié en Roumanie pendant la guerre, il y est devenu l'une des figures emblématiques de la dissidence, avant d'être expulsé en France dans les années 1970. En 2003, il a publié un livre qui a fait scandale : La semaine rouge 28 juin-3 juillet 1940 ou la Bessarabie et les Juifs. Dans celui-ci, l'écrivain défend l'idée que l'holocauste roumain n'aurait été qu'une réponse aux exactions commises par les Juifs (associés aux Soviétiques) lors de l'annexion de la Moldavie par l'URSS en 1940. Selon lui, les Juifs seraient en partie responsables du sort qui leur a été réservé et les Roumains non pas des agresseurs, mais des victimes. Pour l'universitaire Nicolas Trifon, une telle vision de l'histoire s'inspire essentiellement de celle « forgée par la propagande de guerre du régime Antonescu[xvi].» Au moment de la sortie de son livre, Goma fut largement accusé de révisionnisme et d'antisémitisme par la critique occidentale.

Or, dans un article paru en 2006, Andrei Vartic s'est dit choqué que Paul Goma, l'« un des plus courageux opposants au régime communiste », n'ait pas été réhabilité par la Roumanie après 1989[xvii]. Selon lui, il est injuste d'en vouloir à Goma pour ses « convictions éthico-politiques » (allusion discrète aux propos de l'écrivain sur la Shoah), car celles-ci découlent« de sa morale anticommuniste ». Autrement dit, peu importe que Goma ait tenu des propos antisémites ou révisionnistes, pourvu qu'il ait dénoncé le communisme. Pour Vartic, c'est en effet la seule idéologie qui pose véritablement problème dans la société roumaine. Face à elle, le fascisme est présenté comme un moindre mal, voire réhabilité.


Soutien des gouvernements moldave et roumain

Les personnalités dont nous avons dressé le parcours, loin d'avoir sombré dans l'oubli, exercent encore aujourd'hui une influence certaine en Moldavie et en Roumanie. Dans certains cas, elles occupent des postes politiques importants et ont été soutenues voire récompensées par les gouvernements des deux pays. En 2009, Mihai Ghimpu a ainsi été élu Président du Parlement moldave par l'« Alliance pour l'Intégration Européenne » (AIE). Il en a profité pour décorer Ilie Ila?cu et Mircea Druc pour leur contribution à la lutte pour l'indépendance et à la promotion des valeurs de la « démocratie »[xviii]. En 2001, Ila?cu avait déjà reçu la plus haute décoration de Roumanie[xix]. Devenu une sorte de symbole national après sa libération, des timbres promouvant les droits de l'homme ont été tirés à son effigie. Mircea Dabija, quant à lui, a officiellement reçu le soutien d'un des partis de l'AIE pour sa candidature aux élections parlementaires… roumaines[xx]. Enfin, signalons que la branche moldave du Conseil pour l'Union, une organisation unioniste dont Ilie Ila?cu et Mircea Druc sont membres, est directement financée par le gouvernement roumain[xxi].


 
 
 
 
Timbre à l'effigie d'Ilie Ila?cu
« Convention européenne des droits de l'homme »


Conclusion

Nous avons montré que certains des acteurs de l'indépendance moldave étaient liés, par leurs écrits ou leurs activités politiques, au mouvement fasciste. Ceux-ci n'ont pas joué un rôle secondaire au sein du Front populaire. Au contraire, il s'agit d'une partie des leaders du mouvement, en l'occurrence deux de ses membres-fondateurs, les rédacteurs en chef de ses principaux organes, le chef de la section de Tiraspol (deuxième ville du pays) et le Premier ministre des années 1990-1991.  
Tous ces personnages sont des nostalgiques de la Grande Roumanie de l'entre-deux-guerres. Tous ont milité, aux niveaux politique et culturel, pour sa reconstitution. Si leur rêve ne s'est pas concrétisé, c'est essentiellement dû à l'opposition fondamentale du peuple moldave. Néanmoins, le retour au pouvoir en 2009 d'un des anciens leaders du Front, sous une étiquette « pro-européenne », impose de rester vigilant. Car il se pourrait que les stratégies du mouvement unioniste soient plus subtiles qu'on ne pense, et que l'étiquette « pro-européenne » en cache une autre.
 
 
Source: Investig'Action



[i]     D'après le recensement de 2004. Voir TRIFON N., « D'un recensement (1989) à l'autre (2004) », dans CAZACU M. et TRIFON N., Un Etat en quête de nation. La République de Moldavie, Paris, Non Lieu, 2010, pp. 69-72.

[ii]    Sur cette période de l'histoire moldave, voir KING Ch., The Moldovans. Romania, Russia, and the Politics of Culture, Université de Stanford, Hoover Press, 2000, pp. 151-160.

[iv]   Le Figaro, 10/01/2007.

[v]    SOCOR Vl., « Update on the Moldavian Elections to the USSR Congress of People's Deputies », Radio Free Europe, 24/05/1989; Realitatea.net, 11/12/2011, www.realitatea.net/a-murit-leonida-lari_894411.html

[vii] Le cas d'Ila?cu est étudié en détail dans Affaire Ila?cu et autres contre Moldova et Russie, arrêt de la Cour Européenne des Droits de l'Homme, Strasbourg, 8 juillet 2004. Voir not. l'annexe 1, pp. 2-8. Sur la carrière d'Ila?cu au sein du PGR, voir sprevest.ro, 02/03/2010, sprevest.ro/2010/03/interviuilascu/

[viii] Final Report of the International Commission on the Holocaust in Romania, Commission internationale dirigée par Elie Wiesel,Bucharest, 11/11/2004, pp. 2 et 27 de l'« Executive summary » pour les citations. Voir également, pour les chiffres cités, pp. 1-2 et 22-23 ainsi que le ch. 3 pour l'histoire générale de la guerre.

[ix]   Stephen Roth Institute for the Study of Antisemitism and Racism, section « Republic of Moldova », 2006, www.tau.ac.il/Anti-Semitism/asw2006/moldova.htm

[x]    NIT TV, 02/07/2009, www.youtube.com/watch?v=XiRPyQZUUvc. La vidéo reprend intégralement la réponse de Ghimpu, mais la question du journaliste fait défaut.

[xi]   Literatura ?i Arta, n°39, 01/10/2009, p. 2.

[xii] « Armat? ?i Neam », article non daté mais postérieur à 2006, www.literaturasiarta.md/pressview.php?id=174&l=ro&idc=3

[xiii] POHILA Vl., « Andrei Vartic, Intelectualul-Orchestr? »,sans date,www.literaturasiarta.md/pressview.php?l=ro&idc=3&id=902&zidc=4

[xiv] « La voix de la Bessarabie », radio ouvertement pro-roumaine.

[xv] La plupart des articles d'A. Vartic ont été publiés à l'adresse suivante : gid-romania.com/IndexSectionst.asp?SID=221. Voir en particulier « Razboiul lui Voronin contra istoriei », sans date

[xvi] TRIFON N., « Paul Goma et Norman Manea : le témoignage littéraire dans l’engrenage de la concurrence mémorielle », Le Courrier des Balkans, 10/07/2008, balkans.courriers.info/article10760.html

[xvii]         VARTIC A., « Roze pentru Paul Goma », Vocea Basarabiei, 29/09/2006, gid-romania.com/Articolb.asp?ID=2766

[xviii]        Moldova Azi, 03/08/2010, www.azi.md/en/story/13001 ; Unimedia, 27/08/2010, unimedia.md/?mod=news&id=22938

[xix] Affaire Ila?cu et autres contre Moldova et Russie, op. cit., p. 60.

[xxi] Le site « Union », organe du Consiluil Unirii moldave, est ainsi directement financé par le Département pour les Roumains du monde entier (Departamentului pentru Românii de Pretutindeni). Voir en bas à droite sur le site d'Union : www.union.md

 

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