MPRI est à Blackwater ce qu’un général est à un sergent

Les véritables salauds de la guerre

Concentrer toute son attention sur Blackwater tout en négligeant MPRI revient à enquêter des années durant sur Ivan Demjanjuk (1) alors que, dans un même temps, on laisse Adolf Eichmann (2) couler des jours paisibles à Buenos Aires.

http://www.chroniclesmagazine.org/?p=355

Traduit par Jean-Marie Flémal

Dix-sept Irakiens au moins ont été tués le 16 septembre dernier par des mercenaires à la solde de la firme de sécurité Blackwater USA (3). De cette affaire, les officiels irakiens – et certains officiels américains – prétendent qu’il s’agit de meurtres gratuits (4). Au début de cette semaine, deux chrétiennes arméniennes (5) ont été abattues par les hommes de main d’Unity Resources Group (6). Un rapport accablant de la Commission de contrôle de la chambre a accusé les gens de Blackwater d’agir comme des cow-boys meurtriers, ce qui n’empêche nullement la firme de continuer à opérer en toute impunité, sans avoir de comptes à rendre ni aux lois américaines, ni aux lois irakiennes. Pourtant, alors qu’il est nécessaire de dénoncer les méfaits des « entreprises de sécurité » et qu’on a très longtemps tardé à le faire, il est curieux de constater que les médias ont négligé les agissements d’une équipe de mercenaires incomparablement plus sinistres, laquelle a semé des milliers de fois davantage la mort et la souffrance ces dernières années.

Depuis des temps immémoriaux, les rois et les gouvernements louent les services d’hommes et de groupes militairement préparés à mener leurs combats et à fournir des services sécuritaires. Toutefois, au cours des deux décennies qui ont suivi le scandale des contras iraniens, quelques grosses « firmes internationales de sécurité » et « entreprises militaires privées » ont vu le jour afin de répondre à une demande bien particulière du gouvernement américain : fournir un entraînement logistique, des armes, des équipements et des conseils à des clients étrangers chaque fois qu’il est souhaitable pour Washington d’être en mesure de nier de façon plausible toute implication américaine directe. La plus importante de ces firmes est le MPRI (7). Cette firme s’est targuée d’avoir « plus de généraux au mètre carré que le Pentagone », y compris le général Carl E. Vuono, l’ancien chef d’état-major de l’armée, le général Crosbie E. Saint, l’ancien commandant de l’armée américaine en Europe, ainsi que le général Ron Griffith, l’ancien chef d’état-major adjoint de l’armée. Sans oublier les dizaines de généraux retraités de haut rang et les milliers d’anciens militaires, parmi lesquels des gens ayant fait partie des forces spéciales d’élite, qui figurent sur les registres de la firme.

Le MPRI est à Blackwater ce qu’un général est à un sergent. Il s’intéresse moins à la « chaleur même des combats » – pour reprendre ses propres termes – qu’à « la formation, l’équipement, la mise sur pied et la direction des forces, le développement professionnel, les concepts et doctrines, les conditions d’organisation et d’opération, les opérations de simulation et de stratégie militaire, l’assistance humanitaire, les contrats de soutien logistique militaire en vue de réactions rapides et les programmes d’assistance à une transition vers la démocratie ».

Alors que l’embargo de 1991 sur les armes, décidé par les Nations unies, empêchait l’administration Clinton d’aider directement les musulmans croates et bosniaques, le MPRI fut engagé pour faire tout ce que le gouvernement américain préférait ne pas faire ouvertement. En 1994, le gouvernement américain l’envoya en Croatie afin de se rendre auprès du ministre de la Défense, Gojko Susak, qui engagea officiellement la compagnie pour qu’elle entraîne et équipe ses forces. Selon l’U.S. Army War College Quarterly, c’est avec le consentement explicite des départements d’État (i.e. le ministère des Affaires étrangères) et de la Défense (8) que la firme entreprit de moderniser et de recycler l’armée croate, y compris son état-major général. Durant l’été 1995, cette assistance permit à l’armée croate, auparavant dénuée de la moindre capacité, de monter l’opération Tempête (Operation Storm), en recourant à des tactiques militaires combinées typiquement américaines, comprenant des mouvements et opérations intégrant les forces aériennes, l’artillerie et l’infanterie, et de lancer en même temps une guerre de manœuvres visant simultanément les systèmes de commandement, de contrôle et de communication des Serbes. Des officiels français et britanniques accusèrent le MPRI d’aider à la planification de l’invasion croate, ce que la compagnie réfuta. À tort ou à raison, le MPRI fut quand même crédité d’un succès majeur.

Ce « succès majeur » constitua l’épisode le plus sanglant de l’épuration ethnique en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. L’opération chassa de leurs foyers un quart de millions de Serbes et les soldats croates entraînés par le MPRI exécutèrent sommairement les traînards et mitraillèrent et bombardèrent les réfugiés sans discrimination aucune. Durant tout ce temps, d’après l’ancien chef du contre-espionnage croate, Markica Redic, « le Pentagone exerça la supervision complète de l’opération Tempête ». Miro Tudjman, fils du président décédé et ancien chef des renseignements étrangers de la Croatie, affirme que, durant l’opération Tempête, tous les renseignements électroniques « furent acheminées on-line et en temps réel vers la National Security Agency à Washington ». Plusieurs officiers croates – y compris des gens formés par le MPRI – ont été déférés devant des tribunaux pour crimes de guerre, depuis lors, mais aucun employé du MPRI n’a jamais fait l’objet d’une accusation officielle.

Commentant le rôle du MPRI dans les guerres balkaniques, feu le colonel David Hackworth, un vétéran du Vietnam aux nombreuses décorations, déclara : « Ces nouveaux mercenaires travaillent pour les départements de la Défense et de l’État et, pendant ce temps, le Congrès regarde ailleurs. » Et : « Le contribuable américain paie notre propre armée de mercenaires, laquelle viole tout ce qu’ont dit les pères fondateurs de notre pays. »

Le MPRI se vit également gratifier d’un très important contrat pour entraîner et équiper les forces musulmanes bosniaques. L’affaire fut financée par plusieurs pays islamiques. L’Arabie saoudite, le Koweït, Brunei, les Émirats arabes unis et la Malaisie déposèrent au Trésor américain des sommes que le MPRI retira. Les musulmans bosniaques reçurent pour plus de 100 milliards de dollars de surplus militaires du « Programme d’équipement et d’entraînement » du gouvernement américain, mais les gens du MPRI sous contrat firent tout le reste : depuis la programmation de la stratégie à long terme jusqu’à la direction de la guerre et l’initiation des gens sur place à la manipulation des armes américaines. Selon Peter Singer (9), de la Brookings Institution, « ce fut une démarche brillante, en ce sens que le gouvernement américain dénicha quelqu’un d’autre pour payer ce que nous désirions à partir d’un point de vue politique. »

La première tâche du MPRI consista à entraîner et équiper un groupe fantôme de guérilla accusé par le département d’État américain d’être une organisation terroriste. Les militaires savaient (10) que la Drug Enforcement Administration soupçonnait les guérilleros de faire entrer de l’héroïne afghane de tout premier choix en Amérique du Nord et en Europe occidentale et des services de police de l’Europe entière avaient été prévenus des liens existant entre les rebelles et les diverses mafias locales. Était-ce l’intrigue d’un roman de Tom Clancy ou un flash-back sur l’une des nombreuses réunions secrètes auxquelles assistèrent des gens de la même engeance que Richard Secord et Oliver North durant le scandale des contras iraniens dans les années 1980 ? Ni l’un ni l’autre, en fait. Il s’agissait d’une session de stratégie bien réelle et actuelle, et elle se déroula au MPRI (initiales, jadis, de Military Professional Resources, Inc.). Son client n’était autre que l’Armée de libération du Kosovo (UCK).

Le MPRI fut par la suite pris au dépourvu quand l’armée musulmane de Bosnie s’arrangea pour que des armes d’une valeur de plusieurs millions de dollars fussent secrètement transférées des caches bosniaques aux guérilleros de l’UCK au Kosovo et aux musulmans serbes de la province de Sandzak. Conséquence de ces transferts d’armes, le département d’État suspendit très provisoirement le programme « d’entraînement et d’équipement ». Très provisoirement car, peu de temps après, le UCK elle-même devint un client très estimé. Le colonel Hackworth fut le premier commentateur de premier plan à révéler que le MPRI recourait aux services d’anciens militaires américains pour entraîner les forces de l’UCK dans des bases secrètes situées en Albanie. Parmi les dirigeants militaires de l’UCK, on retrouvait nombre de vétérans de l’opération Tempête planifiée par le MPRI, y compris l’actuel « Premier ministre » du Kosovo, Agim Caku, un criminel de guerre par excellence.

Les fruits du travail du MPRI devinrent apparents dans les jours qui suivirent les bombardements de l’Otan. À l’instar de ce qui se passa dans la Krajina, des centaines de milliers de Serbes subirent une épuration ethnique, des milliers d’autres furent assassinés, leurs maisons pillées ou incendiées, leurs cimetières vandalisés, leurs églises dynamitées.

Et, finalement, le MPRI eut la rare opportunité de travailler pour deux camps opposés (11) du conflit des Balkans. Il fut engagé par le gouvernement de la Macédoine – en tant que composante de l’aide militaire américaine – pour « dissuader une éventuelle agression armée et défendre le territoire macédonien ». Il aida également la branche locale de l’UCK (connue sous le sigle NLA) qui se livrait à des agressions armées contre le territoire macédonien. À la fin juin de cette année-là, l’armée macédonienne entreprit une attaque de grande envergure contre les positions de l’UCK dans le village d’Aracinovo, non loin de Skopje. Au cours d’une opération sponsorisée par l’Otan – censée aider l’armée macédonienne – on envoya des troupes américaines pour « évacuer » et « désarmer » les terroristes. Les soldats « sauvèrent » 500 terroristes avec leurs équipements et leurs armes, les emmenèrent vers un autre village, leur rendirent leurs armes – de fabrication américaine – et les larguèrent ensuite dans la nature. Mais des sources de l’armée américaine au Kosovo révélèrent que la mystérieuse « évacuation » avait eu pour objectif réel (12) de secourir 17 Américains, tous instructeurs du MPRI, qui se trouvaient parmi les rebelles en repli, et de dissimuler leur identité.

Comparé au MPRI, Blackwater n’est qu’une bande de petits voyous amateurs ; mais n’attendez aucun rapport à ce propos de la part des Commissions de contrôle de la chambre, ni non plus d’exposés dans le New York Times.

Notes

(1)

(2)

(3)

(4)

(5)

(6)

(7)

(8)

(9)

(10)

(11)

(12)

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