Le retour du Colonel Peters

En juin 2006, le lieutenant-colonel retraité de l’US Army, Ralph Peters, s’était fait connaître par la publication dans l’Armed Force Journal d’une carte de sa main (voir ci-dessous) envisageant une complète refonte des frontières du «Grand Moyen-Orient» où G.W.Bush projetait d’injecter la démocratie parlementaire – et de marché! – à l’occidentale.

Certes, à l’époque tant l’énormité de ces modifications et le fait qu’apparemment, il ne s’agissait que de la publication d’une carte autorisaient à penser que les propositions du colonel Peters resteraient de simples élucubrations.
Pourtant, une série d’informations récentes pourrait toutefois indiquer que la fameuse carte n’a peut-être pas été reléguée au fond d’un tiroir poussiéreux.
 
Vers un Grand Azerbaïdjan?
 
Mark Perry, auteur de Talking to Terrorists. Why America must engage with its enemies (Basic Books, 2010), révèle dans un article paru en mars et basé sur des fuites de Wikileaks[1] la coopération militaire aussi poussée que mal connue entre l’Azerbaïdjan et Israël et montre que l’usage de bases aériennes azerbaïdjanaises, dont celle de Sitalcay, pourrait permettre aux avions israéliens de bombarder, le cas échéant, plus efficacement l’Iran puisqu’il pourraient s’y poser après leurs raids plutôt que de devoir faire l’aller-retour vers leurs bases de départ. Toutefois, dans le même texte, Perry rappelle qu’en février 2012, un membre du parti au pouvoir à Bakou, capitale de la république dynastique et pétrolière d’Azerbaïdjan, en très bon termes avec l’Occident, a demandé à son gouvernement de rebaptiser le pays en Azerbaïdjan du Nord, appel qui relève d’un irrédentisme souhaitant «réunifier la patrie» en y rattachant les provinces azériphones du Nord-ouest de l’Iran[2], considérées comme l’Azerbaïdjan du Sud.
Rappelons que plus de15 millions d’Azéris (selon les chiffres iraniens, apparemment
minimisés) vivent dans le nord-est de l’Iran contre 9,1 millions en Azerbaïdjan même. D’où
les craintes iraniennes d’un séparatisme azéri, qui s’était déjà manifesté, avec l’appui de
l’URSS à la fin de la 2ème Guerre mondiale, par la création d’un Gouvernement populaire
d’Azerbaïdjan séparatiste et hostile au Chah[3]. Une appréhension renouvelée à Téhéran suite à
la naissance d’un Azerbaïdjan indépendant à la faveur du démantèlement de l’URSS.

Limitons-nous à observer que sur la carte du colonel Peters: le très récalcitrant Iran devrait se voir amputer au Nord-ouest de la région azérie de Tabriz, au Sud-ouest du Khouzistan arabophone et, au Sud-est, de sa province baloutche.
 
Un «Baloutchistan libre»?
 
Tout récemment, le blog Atlas Alternatif titrait: «Des républicains américains veulent faire éclater le Pakistan» et faisait état d’une série d’auditions, le 8 février 2009, de la sous-commission des Affaires étrangères de la Chambre des États-Unis consacrées aux «violations des Droits de l’Homme au Baloutchistan», sous l’égide du député républicain de Californie Dana Rohrabacher. Rencontre qui avait soulevé la colère du gouvernement pakistanais. Étaient en effet conviés à ces auditions, outre des universitaires, des délégués d’Amnesty International et de Human Rights Watch, ce qui n’a rien d’étonnant vu le thème des rencontres, mais aussi le lieutenant-colonel Ralph Peters…
Autre «petite chose» à souligner: l’an dernier, l’ambassadeur US au Pakistan, Cameron MUNTER, a réitéré la demande de son gouvernement d’ouvrir un consulat au Baloutchistan[4].
 
Or, pour ce qui est du Pakistan, Peters envisageait l’amputation de sa province du Baloutchistan et la réunion de cette dernière avec les régions baloutches du sud-est de l’Iran pour former un État libre du Baloutchistan, doté ipso facto d’une importante façade sur l’océan indien avec, en son milieu, le port de Gwadar. C. à d. une remise en cause de la Ligne Goldschmid (1871) par laquelle Londres avait délimité la frontière entre l’Iran et son Empire des Indes, ligne frontalière reprise en 1947 par le Pakistan.

L’on sait déjà qu’au Baloutchistan – qui forme 42% du territoire du Pakistan, mais dont les 7 millions de Baloutches ne forment que 5% de sa population – opèrent des groupes tribaux armés, ulcérés non seulement de voir leur région négligée par Islamabad, mais faire l’objet d’une politique de peuplement pachtoune et pendjabi. S’ajoute à cela le fait que le sous-sol du Baloutchistan recèlerait d’immenses ressources en gaz et en pétrole.

Casser le «collier» chinois

Par ailleurs, la valeur stratégique du Baloutchistan s’est vue multipliée par la création, financée par la Chine lors de la décennie écoulée, d’un port en eaux profondes à Gwadar qui devrait constituer le terminal d’un gazoduc venant du Turkménistan. Ceci au risque d’aggraver le mécontentement de certains Baloutches, le nouveau port menaçant à leurs yeux d’accroître la fuite des ressources de la région et de créer principalement de nouveaux emplois parmi les «immigrés» du reste du Pakistan. Pour la Chine par contre, le projet de Gwadar comporte plusieurs avantages, ce qui justifie peut-être les accusations pakistanaises d’une aide de l’Inde à la guérilla baloutche. Gwadar désenclave en effet les provinces ouest de la Chine (Xinjiang), offre à sa marine des facilités portuaires situées à l’ouest de l’Inde et proches du «verrou stratégique» du détroit d’Ormuz, et permet à la RPC un approvisionnement, énergétique, à partir de l’Afrique et du Moyen-Orient, plus «terrestre», échappant donc en partie au contrôle américain des routes maritimes du Sud-est asiatique.Un «Baloutchistan libre» parrainé par Washington et Delhi et obtenant la haute main sur Gwadar n’aurait-il pas l’avantage d’ôter l’une des plus belles perles du «collier»[5] stratégique que Pékin tente de constituer à l’ouest de l’Inde et au nord de l’océan Indien? Et cela alors même que le putsch du 7 février dernier aux Maldives, immédiatement cautionné par les Etats-Unis et la «plus grande démocratie du monde» que serait l’Inde, pourrait bien avoir mis fin aux souhaits chinois d’ajouter, avec une base de sous-marins dans l’atoll maldivien de Marao, une nouvelle pièce à leur parure.

La guerre de l’ombre que livrent des agents américains et israéliens dans plusieurs régions de l’Iran non-persanophones (Azerbaïdjan-occidental, Khouzistan, Sistan-Baloutchistan) n’est plus qu’un secret de polichinelle. Une guerre qui se déroule à l’occasion, avec une collaboration tacite… d’Al-Qaïda, à laquelle serait «affilié» le Jundullah, groupe sunnite du Baloutchistan iranien (le Sistan-Baloutchistan) partisan d’un système fédéral en Iran, qui, depuis 2005, s’est fait remarquer par une tentative d’assassinat de M. Ahmadinejad (septembre 2005), ses enlèvements de soldats iraniens, ses attentats contre des casernes de l’armée ou des Gardiens de la Révolution[6] ou contre des mosquées[7] ou des manifestations religieuses chiites[8], malgré le coup dur qu’a constitué pour l’organisation la capture et l’exécution, en juin 2010, de son leader Abdolmalek Righi.

Un peu plus à l’Ouest: un «réduit» alaouite?
 
Par ailleurs, Fabrice Balanche, Maître de conférences à l’Université Lumière-Lyon II [9], écrivait dans la dernière parution d’Alternatives internationales (n°54, mars 2012) qu’en cas de débâcle du régime syrien, «le clan Assad peut tenter de créer grâce à ses moyens militaires un réduit dans la région alaouite, sur la côte, avec l’aide de Moscou et de Téhéran». Or, ce «réduit alaouite» figure bel et bien sur la carte du colonel Peters, mais… inclus dans un «Greater Lebanon», un «Plus grand Liban», qui ferait main basse sur toute la côte syrienne jusqu’aux frontières turques, privant cette fois la Syrie, de surcroît dûment amputée de ses régions nord-est au profit d’un «Kurdistan libre», de toute façade maritime.
De même, à la mi-mars, New Lebanon[10]estimait que «la vieille idée du mandat français» revenait à l’ordre du jour, «l’enclave alaouite [pouvant] devenir un État indépendant si Assad perdait tout contrôle sur Damas», et précisant que le clan Assad chercherait dans ce cas à élargir le «réduit alaouite» à la région de l’Idlib pour qu’il s’étende jusqu’à la frontière turque au-delà de laquelle vivent quelque 15 millions d’alévis.
Question: «le rejet régional et international» et «le refus total» de la Turquie d’un tel projet sont-ils aussi assurés que semble le penser New Lebanon?
 
Sarkozy, apprenti Pandore
 
En Libye, la proclamation, le 6 mars dernier, de l’autonomie partielle de la Cyrénaïque, l’est du pays, par le cheikh Ahmed Zoubaïr Al-Senoussi, au demeurant neveu de l’ex-roi Idriss Al-Senoussi et s’exprimant au nom de quelque 3000 chefs de tribus et personnalités, est certes dues à des facteurs locaux – projet de loi électorale sur base démographique, sentiment d’abandon du «cœur de la révolution» en faveur de Tripoli – mais les accusations de projets séparatistes liés à la concentration des richesses pétrolières dans cette même région et bénéficiant d’un soutien occulte de «puissances étrangères» ne sont pas à rejeter sans plus.
Toujours en Libye, mais au Sud, les combats entre Toubous et tribus arabes dans la région de Sebha qui auraient fait quelque 150 morts entre le 26 et le 31 mars, pourraient ranimer les aspirations au séparatisme de ces mêmes Toubous.

À suivre donc…
 
 
 

Carte élaborée par le Lieutenant-Colonel américain Ralph PETERS et publiée dans le Armed Forces Journal en juin 2006. Peters est colonel retraité de l'Académie Nationale de Guerre US. (Carte sous Copyright 2006 du Lieutenant-Colonel Ralph Peters) – Source: Mahdi Darius NAZEMROAYA, Le projet d'un «Nouveau Moyen-Orient». Plans de refonte du Moyen-Orient,  in Mondialisation.ca, 11 décembre 2006

 


1er avril 2012
 
Paul DELMOTTE
Professeur de Politique internationale à l’IHECS

 
 
Source: Investig'Action investigaction.net


[1] L’Azerbaïdjan, le terrain d’atterrissage secret d’Israël (http://www.slate.fr/story/52415/israel-iran-azerbaidjan-guerre)

[2] Provinces d’Azerbaïdjan occidental et oriental, d’Ardabil, de Zanjan et, partiellement, celles d’Hamadan et de Qazvin

[3] Velléités séparatistes que l’on a cru voir se réveiller avec les manifestations survenues en 2006, e. a. à
Nagadesh

[4] Selon I.SALAMI, in Palestine Chronicle, 28.10.11

[5]L’on appelle poétiquement «stratégie du collier de perles» les efforts de la Chine en vue de s’assurer une série de bases navales pour mieux assurer ses approvisionnements énergétiques moyen-orientaux. À part Gwadar, les autres perles sont Chittagong (Bangla-Desh), Sittwe, Coco, Hiangyi, Khaukpyu, Mergui, Zadetkui Kyun (Myanmar), des bases en Thaïlande et au Cambodge, Hanbatota (Sri-Lanka). Depuis l’an dernier, un accord avec les Seychelles envisage la construction d’installations de réapprovisionnement de la marine chinoise.

[6] Comme en octobre 2009 (42 morts)

[7] Comme à Zahedan, en mai 2009 (25 morts) ou en juillet 2010 (26 morts)

[8] Comme à Chabahar en décembre 2010

[9] Auteur de La région alaouite et le pouvoir syrien (Karthala, 2006) et de l’Atlas du Proche-Orient arabe (PUPS-RFI, 2012), F.Balanche a également collaboré au volumineux et incontournable ouvrage dirigé e. a. par notre compatriote Baudouin Dupret, La Syrie au présent. Reflets d’une société, Sindbad/Actes Sud, 2007

[10] Courrier International, 22-28 mars 2012

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