« La société civile algérienne est en colère mais épuisée. Ses élites ont été décapitées.»

A l’heure où les médias français titrent sur la “contagion tunisienne” en Algérie, la Mission Agrobiosciencesa choisi de recueillir le point de vue de Omar Bessaoud, enseignant-chercheur à l’Institut Agronomique Méditerranéen de Montpellier dans le domaine des « Sociétés rurales et ingénierie du développement. Né à Tlemcen, travaillant régulièrement en Algérie où il est d’ailleurs membre du Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culture, il en connaît parfaitement les rouages économiques, culturels et politiques. A travers ses propos très libres, si l’on comprend qu’il y a certes un terreau commun à la Tunisie et à l’Algérie sur lequel lève la colère – corruption, autoritarisme, inégalités…-, on appréhende aussi le poids des différences. Où l’islamisme, la stratégie des Etats-Unis et les hydrocarbures dessinent un contexte singulier qui rend difficilement transposable telle quelle une révolution à la tunisienne.

 

Intervenu cet été à l’invitation de la Mission Agrobiosciences pour évoquer les fractures qui parcourent les pays du pourtour méditerranéen, Omar Bessaoud revient, ici, sur l’actualité tunisienne et algérienne. Un entretien dans le fil de celui que nous avons mené, le 17 janvier dernier, avec Mohamed Elloumi, pour éclairer les racines rurales de la révolution tunisienne (Pourquoi tout a commencé à Sidi Bouzid).

La Mission Agrobiosciences : A propos de la révolution tunisienne, on parle d’une "contagion" possible dans les autres pays du monde arabe, ce qui laisse entendre que les situations sont similaires et qu’Alger pourrait basculer à son tour. Quel est votre point de vue à ce propos ?

Omar Bessaoud : Il y a effectivement des points qui rassemblent la Tunisie, l’Algérie et même l’Egypte. J’ai le sentiment qu’ils connaissent une sorte de maturation de tous les problèmes résultant des politiques d’ajustement structurel imposées à ces pays par le FMI et la Banque Mondiale dans les années 80 et 90. Ils ont alors subis des réformes de leur système au regard de leur endettement et ont adopté les mêmes politiques libérales pour passer à l’économie de marché. Les conséquences sociales ont été très lourdes, avec un désengagement de l’Etat, un accroissement de la pauvreté et des inégalités. La répartition des richesses a été alors beaucoup plus favorable aux détenteurs de capitaux qui ont bénéficié du transfert d’actifs du secteur public démantelé. Même si les effets de la crise ont été plus limités en Algérie , il y a eu énormément de perte d’emplois, notamment dans l’industrie hors hydrocarbure. Celle-ci n’ occupe plus que 7% du PIB et 5% des emplois ! Quant aux entreprises agroalimentaires, qui se sont redéployées après la dissolution des entreprises publiques, c’est le secteur le plus actif mais il reste très fragile, car basé sur la transformation de produits importés.

De fait, c’est le secteur agricole et rural qui a été le premier touché par cette restructuration d’inspiration libérale…

O.B : Oui, et ce en Algérie comme en Tunisie. Les inégalités territoriales se sont creusées, les réformes agraires ont été abandonnées au profit d’un modèle capitalistique tourné vers les exportations. On a redonné le pouvoir aux grands propriétaires et les premières victimes ont été les petits paysans qui ont alimenté l’exode vers les villes : ce sont ceux-là qui sont demandeurs de logements, d’emplois et qui, faute de réponse, manifestent violemment. Cela s’est encore aggravé à la fin des années 2000, avec la flambée du cours mondial des matières premières agricoles, suivie de la crise économique et financière. Les approvisionnements alimentaires ont été très perturbés et le pouvoir d’achat d’une bonne partie de la population s’est érodé. Dans un contexte de dérégulation, l’emprise des clans et des familles sur l’économie s’est renforcée et, tandis que la scolarisation et la démographie poursuivent leur dynamique, les débouchés disparaissent. La seule solution pour les jeunes consiste à partir ou à accepter des petits boulots.

"La société civile algérienne n’a que l’émeute pour s’exprimer"

D’ailleurs, les revendications de la société civile algérienne, notamment les jeunes, sont les mêmes qu’en Tunisie.

O.B : Ces pays connaissent un point de frustration énorme en raison de la corruption et d’un mode de gouvernance très centralisé et très autoritaire, en dépit des avancées qui ont eu lieu, en Algérie, après 1988 (1). Dans ce pays, la colère est très forte et depuis longtemps. N’oublions pas que l’état d’urgence est déclaré depuis 1992, ce qui n’a pas empêché les révoltes sporadiques de se multiplier. Car l’absence de médiation par un syndicat et un parti constitué fait que la société civile n’a que l’émeute pour s’exprimer. Hormis celle de la volonté de changement, aucune revendication construite ne suit. Nous n’avons pas l’équivalent de l’UGTT : La centrale syndicale algérienne est complètement inféodée au pouvoir. Et le parti d’opposition, le Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD) ne pèse pas lourd. C’est plus un mouvement culturel qui a joué un rôle – aux côtés d’autres forces nationales – dans la prise en charge de la reconnaissance de l’identité berbère. Les mouvements politiques constitués après 1988 ont apporté un soutien au virage libéral de l’Algérie et ont, de ce fait, été disqualifiés par les travailleurs et la jeunesse exclue de la vie économique : ces forces vives se sont retrouvées seules à réclamer un système économique autorisant un meilleur partage des richesses. Il y a aujourd’hui divergence entre les dynamiques des luttes sociales et économiques et les dynamiques de lutte à caractère politique.

La société civile algérienne est en colère, mais épuisée, aussi, dites-vous.

O.B : Oui. Epuisée moralement, physiquement et économiquement. Il y a là une grande différence avec la Tunisie. En Algérie, la "décennie noire" (2) a fait des milliers de morts. Les élites anciennes, intellectuelles et entrepreneuriales ont été décapitées par cette guerre qui leur a été menée pendant dix ans par les islamistes. Contraintes également par le pouvoir, elles ont dû s’exiler.
D’autre part, la puissance de l’islamisme y est telle que l’armée et le pouvoir ont dû composer avec lui. Une alliance qui s’est traduite par ce qu’on a appelé la réconciliation nationale(3) menée par Bouteflika. Cela a à peu près fonctionné parce que progressivement, l’Algérie a toléré et même fait participer des fractions islamistes au pouvoir. Avec cette conséquence : par l’école, par les mosquées, par diverses associations, l’islamisme est devenu l’idéologie dominante, y compris parce qu’elle cristallise le rejet du pouvoir actuel, et la société est devenue conservatrice. Il règne un certain fatalisme, également : le paradis est ailleurs.

Alors, finalement, la stratégie de Bouteflika qui consiste à baisser le prix des denrées et à acheter des milliers de tonnes de blé, peut-elle suffire à "calmer les choses " ?

O.B : Oui et non. Dans un premier temps, cela a éteint le feu qui s’est allumé partout, début janvier, en raison des hausses du prix du sucre et de l’huile. Sur ce problème du pouvoir d’achat et de l’accès à l’alimentation, le pouvoir a effectivement une marge de manoeuvre. Mais là où il n’en a pas, c’est sur l’atteinte à la dignité des personnes. Ce qu’on appelle chez nous la "Hogra". Il n’en pas, non plus, sur la montée des inégalités, l’émergence d’une bourgeoisie parasitaire et ostentatoire, la corruption massive… Ce qui est le plus révoltant, c’est que le pays engrange 60 à 80 milliards de dollars par an de recettes liées aux hydrocarbures, et qu’il n’y a pas de croissance, pas de développement, pas d’emplois, pas de perspectives.

"C’est l’Egypte qui donnera le "la"

Dans cette région, du Maghreb au Proche-Orient, quels sont les pays qui risquent le plus de basculer ?

O.B : L’Algérie est le pays où il y a le plus de luttes et où le champ politique est encore à peu près ouvert, avec une presse assez vivante. Elle peut aller plus loin qu’elle ne l’a fait en 1988. Elle a cette capacité à modifier l’ordre des choses, mais cela ne prendra pas les mêmes formes qu’en Tunisie. Ce sont des coups de boutoir, des luttes au sommet, des facteurs internationaux qui peuvent se combiner à un moment donné pour modifier l’état des choses. Ainsi, les Etats-Unis ont une place importante : ces 20 dernières années, ils ont gagné une place économique en Algérie, et notamment dans le contrôle des hydrocarbures… Toute leur stratégie mondiale étant guidée par le contrôle des ressources énergétiques, ils ne verront pas du tout du même oeil une possible révolution algérienne ! Même chose en Egypte, où il s’agit de l’équilibre géopolitique de la région moyen-orientale.

Qu’en est-il de la situation égyptienne, justement. Peut-elle évoluer vers un soulèvement ?

O.B : Pour donner un avis personnel, j’ai toujours été attentif à l’évolution de la situation de ce pays, car quand l’Egypte bouge, le monde arabe change. Tant qu’elle ne bouge pas, je ne vois pas de bouleversement majeur dans la région. C’est elle qui donnera le "la". C’est vrai historiquement, ça l’est du point de vue des idées aussi. C’est la première à avoir basculé avec Sadate. Et c’est elle qui a tracé la matrice des politiques libérales. La société civile a envie de changement mais l’armée, le contexte international, le contrôle des hydrocarbures et le rôle des islamistes n’ont rien à gagner d’un changement révolutionnaire à la tunisienne… Ce qui est certain, en revanche, c’est que nous sommes entrés dans une nouvelle ère par rapport à la mondialisation, dont on ne peut plus être le chantre comme auparavant. Cela prendra peut-être du temps, mais j’ai la certitude que cela changera dans le court ou le moyen terme.

entretien mené le 24 janvier par Valérie Péan, Mission Agrobiosciences

(1) le 5 octobre 1988, dans un contexte de pénurie de produits de première nécessité, une série de manifestations se propage dans la plupart des grandes villes algériennes, visant notamment les locaux du FLN, les magasins d’Etat et les édifices publics. Il y aurait eu entre 169 à 500 morts parmi les manifestants, victimes des tirs de l’armée.Ces événements ont toutefois conduit le régime à instaurer le multipartisme.

(2) la décennie noire désigne la guerre qui a sévi en Algérie de 1992 à 2001 : attentats terroristes et massacres de la population civile par des groupes islamistes armés. Principale mouvance, le front Islamique du salut a été dissous en 2002.

(3)Le 29 septembre 2005, Abdelaziz Bouteflika proposait aux Algériens une « Charte pour la paix et la réconciliation nationale », censée parachever son projet politique entamé, en 1999, par « la loi sur la concorde civile ».

 

Source: http://mondilisation.ca

 

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