La revanche du monde juif

Enquête. Pris au dépourvu à Durban en 2001, les lobbies pro-israéliens ont pesé de tout leur poids sur la conférence de Genève. Plongée dans la galaxie de ces groupes de pression.


NOTE DE LA REDACTION :
Bien que cet article entretienne une confusion entre “monde juif” et lobby sioniste”, nous avons estimé qu’il apportait des faits peu connus et utiles à notre information. Mais, pour nous, il est clair que de nombreux juifs combattent le sionisme et la politique agressive de l’Etat d’Israël.
Investig’Action


La conférence de Genève devait faire le point sur les progrès de la lutte contre le racisme depuis Durban I, en évitant ses dérives antisémites passées. Elle a pris l’allure d’un match retour et d’un succès pour les groupes de pression juifs.



Depuis près de huit ans, ces derniers sont préparés à ce rendez-vous, dont le jour d’inauguration, le 20 avril, coïncidait de surcroît avec la commémoration de la Shoah. Les préparatifs de cette contre-attaque ont débuté dès le lendemain de Durban I. Arrivé du Canada à Genève, le professeur d’histoire Gil Troy se rappelle du retour d’Afrique du Sud de son collègue Irwin Cotler en 2001 «traumatisé, le visage défait avec un sentiment de colère et de trahison. Depuis lors, les communautés juives se sont dit: “Plus jamais ça.”»



«J’ai immédiatement pensé qu’il fallait agir», se souvient, lui aussi, Gerald Steinberg, professeur en Israël: «Durban I nous est tombé dessus par surprise. Nous n’étions pas préparés, nous dormions.» Des ONG jugées antisémites avaient pris le pouvoir à Durban? C’est sur ce même terrain qu’il fallait contre-attaquer. Gerald Steinberg fonde alors NGO Monitor, une organisation basée à Jérusalem qui se propose de fournir aux milieux intéressés et au grand public «des analyses critiques de la production des ONG internationales» sur Israël. Autrement dit, de saper leur crédibilité, à commencer par Human Rights Watch et Amnesty International. «Notre premier succès a été de pousser la fondation Ford à ne pas soutenir les organisations participant à Durban II.»



Gerald Steinberg identifie d’abord chez ses adversaires ce qu’il appelle la «stratégie Durban». Selon lui, les critiques des ONG contre Israël depuis 2001, y compris sur le mur en Palestine ou la guerre à Gaza, feraient partie d’un plan antisémite décidé à Durban. Pour le subvertir, NGO Monitor n’hésite pas à utiliser parfois les moyens qu’il dénonce, en jetant l’anathème sur des organisations au moyen d’informations manipulées.



La campagne qui se met dès lors en place au niveau mondial puise dans un argumentaire très ciblé et souvent tronqué. Deux exemples. La Déclaration finale de la Conférence de Durban est épinglée comme «haineuse». Eye on the UN, organisation américaine radicalement proi-sraélienne dénonce le fait qu’«Israël est la seule nation critiquée nommément dans la déclaration, qui affirme que les Palestiniens sont victimes du racisme israélien». Ces assertions se sont répandues sur la toile, même si elles sont fausses.



A la lire de près, pourtant, la déclaration s’inquiète du sort des Palestiniens «sous occupation étrangère», tout en reconnaissant le droit à la sécurité pour «tous les Etats de la région, y compris Israël». Le problème? Cet article 63 est situé sous le chapitre Victimes de racisme et de discrimination raciale. Assez, selon certains, pour faire resurgir le spectre du slogan «sionisme = racisme».


 


Les méthodes de l’adversaire. Autre exemple: Durban II a été vilipendé par les organisations juives dès le début, parce que, disent-elles, son comité préparatoire était «présidé par la Libye et coprésidé par l’Iran». Cuba et le Pakistan sont aussi cités. Bernard Henry-Lévy, de passage à Genève pour commémorer le souvenir de la Shoah lundi dernier, a lui aussi insisté sur ces pays dans une interview au Matin Dimanche. Pourtant, le site de la conférence indique que le comité comprenait une vingtaine de vice-présidents, dont la Norvège, la Grèce ou la Belgique.



Sur le plan opérationnel, Gerald Steinberg en témoigne, des contacts se sont très vite noués avec des groupes de pression et des communautés, notamment en Europe et aux Etats-Unis. Comme deux Juifs égalent trois opinions, selon le dicton, impossible d’imaginer une planification au niveau international. Mais cela n’exclut pas la concertation, qui s’est intensifiée au fil du temps. Tzipi Livni, encore ministre israélienne des Affaires étrangères, a rencontré une trentaine d’organisations juives du monde entier à Jérusalem, le 26 février 2008, «afin de coordonner les efforts pour éviter que la conférence [Durban II] (…) ne devienne une fête de la haine anti-israélienne et antisémite», selon le Jerusalem Post. Andy David, porte-parole du Ministère des affaires étrangères israélien préfère, lui, parler d’information. «Les organisations juives n’ont pas besoin de l’Etat d’Israël pour se mobiliser», résume-t-il.


 


Accords et désaccords. «Le même sentiment était partagé dans tous les pays, il n’y a pas eu besoin de coordination», confirme Hillel Neuer, le très actif directeur de UN Watch à Genève. Côté lobbying, personne n’a chômé. Publication d’un manifeste d’une page dans quatre quotidiens américains, signé par 25 personnalités, dont Elie Wiesel; appel du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) à se rendre à Genève; rencontres du Congrès juif mondial avec les ambassadeurs européens à l’ONU; pétition, dite de Pascal Bruckner, sur l’internet; campagne du Centre de documentation sur Israël en Hollande pour le boycott «depuis le début».



Toutes les grandes organisations n’ont pas pour autant marché du même pas. Ainsi, le puissant American Jewish Committee a participé à la mission exploratoire que Barack Obama avait envoyée à Genève en mars dernier. Ce qui a valu à son président, David Harris, les foudres de la passionaria de Eye on the UN, Anne Bayefsky, qui l’accusa d’ignorer «les appels répétés de Tzipi Livni» pour un boycott!



Entre 2001 et 2009, les défenseurs du sionisme ont aussi bénéficié d’un allié paradoxal: les pays musulmans. En insistant pour introduire la diffamation des religions, l’islamophobie et la limitation de la liberté d’expression dans les textes onusiens, ils ont permis aux défenseurs d’Israël de rallier à eux une large palette de critiques de la conférence.


 


A défaut de réelle coordination, nombre d’associations américaines de soutien à Israël qui ont élevé la voix contre Durban II pêchent dans les mêmes eaux: celles des néoconservateurs et de la droite dure. Eye on the UN, déjà citée, créée par le Hudson Institute et le Touro Institute, ne cache pas son aversion pour les Nations Unies. Anne Bayefsky signe des textes dans les revues de droite Weekly Standard et National Rewiew. On retrouve sa signature au Jerusalem Center for Public Affairs (JCPA), lequel a aussi financé NGO Monitor à son lancement. Ce dernier annonce le soutien de la fondation familiale Wechsler, dont la référence sur l’internet redirige sur le JCPA. Une autre donatrice de NGO Monitor est Nina Rosenwald, philanthrope et héritière de la chaîne de magasins Sears. Son nom apparaît dans une myriade d’associations conservatrices. Elle est au comité du lobby pro-israélien AIPAC, vice-présidente du Jewish Institute for National Security Affairs, groupe néoconservateur où elle côtoie John Bolton, Richard Perle ou encore l’ex-vice-président Dick Cheney. Elle est aussi membre du comité directeur du… Hudson Institute. On peut continuer l’exercice à l’envi. John Bolton, ex-ambassadeur du gouvernement Bush aux Nations Unies à New York, fut membre du bureau international de UN Watch, lobby pro-israélien à l’ONU. Et Jeane Kirkpatrick, décédée en 2006, occupa le même poste à la fois aux Nations Unies et à UN Watch.



Les résultats de cette impressionnante mobilisation ont pu se mesurer cette semaine par une occupation serrée du terrain. Les Nations Unies ont interdit tout événement lié à la situation israélo-palestinienne dans leurs murs, ce qui n’a pas empêché des petits groupes de jeunes activistes juifs, qui avaient réussi à pénétrer dans la salle, de tenter de perturber le discours d’Ahmadinejad; le bureau du Congrès juif mondial à Genève a annoncé, lundi, la venue d’une quinzaine de groupes représentant plus d’une centaine d’organisations juives, surtout américaines et européennes.


 


Victoire à la Pyrrhus. Habilement, UN Watch a organisé, le 19 avril, un «Sommet pour les droits de l’homme» qui a regroupé une trentaine d’ONG, donnant la parole à des victimes d’abus en Egypte, Iran, Rwanda, Libye, entre autres et, le 20 avril, la commémoration de la Shoah sur la place des Nations a rarement réuni tant de monde au moment où, à l’ONU, le président iranien accaparait la parole. Le lendemain, une autre commémoration de la Shoah se tenait au Palais des Nations, organisée par le Touro Institute. Au programme aussi, le 22, un Rallye Israël pour la paix prévu pour rassembler un millier de personnes.



Et maintenant? «Tout le monde retournera à ses activités normales», répond Gerald Steinberg, souriant en faisant référence aux groupes qui se sont mobilisés contre Durban II. Seule certitude à la fin de cette semaine: entre une victoire à la Pyrrus et la débacle onusienne, la lutte contre le racisme, le dialogue des civilisations et les progrès dans la défense des droits de l’homme affichent un recul inquiétant.


 


Source:  www.hebdo.ch

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