Mixité sociale à l’école, magie ou bla-bla ?

Auteur de “L’enfance sous pression”, Carlos Perez interroge ici le concept de “mixité sociale”. Suffirait-il de mélanger des enfants de différentes classes sociales dans un même panier, secouer le tout et laisser la magie opérer pour relever le niveau des plus faibles? Et si ce discours servait en fait à masquer d’antiques stratégies de domination qui ont infiltré nos écoles ?


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
« La véritable trahison est de suivre le monde comme il va
et d’employer l’esprit à le justifier »

 « Il est impossible que l’âme d’un homme relève absolument du droit d’un autre homme. Personne ne peut transférer à autrui son droit naturel, c'est-à-dire sa faculté de raisonner librement et de juger librement de toutes choses et personne ne peut y être contraint. C’est pourquoi l’on considère qu’un État est violent quand il s’en prend aux âmes » 

Spinoza

 « D’où vient cette étrange pratique et le curieux projet d’enfermer pour redresser ? Qui portent avec eux les codes pénaux de l’époque moderne ? Un vieil héritage des cachots du Moyen Âge ? Plutôt une technologie nouvelle, la mise au point, du XVI siècles au XIX siècles de tous un ensemble de procédure pour quadriller, contrôler, mesurer, dresser les individus, les rendre à la fois “dociles et utiles”. Surveillance, exercices, manœuvres, notations, rangs et places, classements, examens, enregistrements, toute une manière d’assujettir les corps, de maitriser les multiplicités humaines et de manipuler les forces, ceci, développée au cours des siècles classiques, dans les hôpitaux, l’armée, dans les écoles, les collèges ou les ateliers, en deux mots,
la discipline et le contrôle comme outil de domination »  

Michel Foucault


Introduction


L’école n’est pas neutre, elle n’est pas un électron libre en dehors de l’espace économique politique et social. La pensée unique de notre société néolibérale nous impose un carcan de pensée qui nous est présenté comme le seul légitime, alors qu’il est pourtant à l’origine des catastrophes de notre société. Personne n’échappe à l’organisation économique de nos sociétés, à ses inégalités ou aux rapports de production qu’elle impose, pas même l’école.

Dans ce cadre, la compétitivité la concurrence et la productivité sont également au cœur de notre système pédagogique. Ce modèle est pourtant à bout de souffle, mais se perpétue par le biais d’un arsenal d’outils idéologiques sophistiqués pour se maintenir et perpétuer sa domination. « La discipline et le contrôle » font partie de cet arsenal moderne d’exploitation et de domination dans le cadre scolaire. La violence a simplement changé de forme, on n’exploite plus les enfants à l’usine, mais on prépare les processus d’exploitation à l’école pour mieux les exploiter dans l’entreprise. Le new management, la compétence et l’évaluation sont devenus les outils de la domestication, de la sophistication et de la ruse de l’arsenal d’exploitation pour le dressage de l’homme, de son corps et de son esprit. Une réalité incorporée dans tous les secteurs y compris dans l’enseignement.

Cette mise au pas passe par le développement d’un langage disciplinaire, langage qui est devenu l’allié de la trahison en semant le trouble et en augmentant la confusion des esprits. On ne dit plus le rendement, l’hyperproductivité ou la compétitivité. On parle d’économie de la connaissance, de ressources humaines, de capital immatériel, de portefeuille de compétences, de mixité sociale, de discrimination positive… Bref, on détourne le sens des mots pour nous faire accepter la logique de l’idéologie dominante.

Ce perfectionnement du langage du pouvoir paraît au commun des mortels parfaitement légitime puisqu’il  agirait dans «  l’intérêt  » de tous. On ne punit plus, on prétend réadapter, normaliser et autonomiser. À l’école, on repère des difficultés pédagogiques qui deviennent vite des troubles qui se transforment à leur tour en déviances, le tout pouvant passer par la camisole chimique sans que personne n’ait rien à y redire. La violence institutionnelle est intériorisée par des normes contractuelles et des évaluations permanentes, et par un langage qui a la couleur du progrès, mais qui au final, ne l'est pas et sert les valeurs de l’idéologie dominante. On ne parle plus de population qui dérange, on homogénéise ou on hétérogénéise en fonction des besoins,  des quotas et des proportions institutionnels ,dans l’urbain, dans l’éducation et dans l’entreprise.

C’est dans ce cadre, et dans cette conception de l’école qu’on nous propose aujourd’hui l’idée selon laquelle la mixité sociale devrait alors diluer les conflits de classe dans l’urbain et dans les écoles. Elle sert alors essentiellement à donner l’illusion de mettre tout le monde sur le même pied d’égalité. Le crime n’est plus mis à nu comme lors des prétendues « guerres chirurgicales », il avance masqué, il devient ingérence humanitaire ou inégalité juste, il se cache derrière des catégories des genres ou de la diversité et détourne le sens des mots pour perpétuer sa macabre besogne. La servitude passe aujourd’hui par le management participatif ou l’autonomisation, par l’autoévaluation comportementale contrainte ou les contrats disciplinaires. Le sadisme est devenu plus policé, plus gentleman. Une violence  des mots implicite qui ne se voit pas et dont on ne parle pas, qui change de forme, de caractère et d’habit pour mieux  perpétuer les valeurs culturelles de l’idéologie dominante, ce qui lui donne même un visage avouable et présentable. Personne n’a alors le droit de remettre en cause cette ambigüité et cette manipulation  du langage qui a presque les couleurs du progrès.

Tout cet arsenal politicojuridique du langage est imposé du haut, à coup d’expertises, de décrets et de circulaires sensés nous formater pour notre plus grand bonheur et nous placer dans ce que le capitalisme a de mieux à nous offrir: la norme méritocratique ; chacun doit mériter sa place. Le dressage et le cadrage intériorisés et acceptés sont sensés nous apporter bonheur et prospérité dans le système des normes et valeurs de l’idéologie dominante, tout ceci enfin doit permettre à chacun d’aspirer à la place qu’on a désignée pour lui et ne doit souffrir de contradiction, la place qu’on vous assigne dans l’échelle de relégation de tri et de sélection est un darwinisme naturel. Chacun est mis à la place qui lui revient. La sélection est intériorisée, banalisée, vulgarisée. Ceci ne doit souffrir d’aucune contestation puisqu’une égalité virtuelle vous a été proposée.

Malheur à celui qui n’accepte pas sa place ! On le fera passer pour fou ou malade et toute une batterie de nouvelles injonctions s’abattra sur lui et sa famille. PMS, contrat disciplinaire, conseils de classe… Les parents seront présentés comme démissionnaires ou inciviques et les enfants hyperactifs ou « dys » quelque chose. L’idée est simple ; les gens sont la cause des problèmes et non l’organisation de la société elle-même. On externalise les problèmes pour en faire supporter le poids aux individus. La ruse des médias et des intellectuels sont devenus les alliés objectifs de cette manipulation du langage à grande échelle et de cette répression soft qui s’abat sur chacun de nous.

Le monde éducatif est la première des institutions qui participe à ce darwinisme social. Il doit dès l’enfance faire accepter à chacun le fait de devoir mériter sa place, celle qu’on a prévue pour lui. Cette mise à l’écart par paliers successifs et à tous les échelons, dès le plus jeune âge, crée malgré tout beaucoup de tension et de résistance, voir, participe au chaos que notre modèle éducatif a de plus en plus de difficulté à masquer. L’institution pour se perpétuer doit à chaque fois trouver de nouvelles parades pour faire accepter à chacun que les gens sont inégaux.

Dans le monde éducatif, le mot tendance ou à la mode est « mixité sociale ». Pour sauver du naufrage l’école qui se dilate et se fracture de toutes parts, le sauvetage viendrait du prêtre ou du missionnaire en somme, de l’homme blanc. Mélanger les riches et les pauvres fera que de façon magique et automatique, par la grâce de Dieu, tout le monde sera sur le même pied d’égalité et de façon toujours aussi surnaturelle, relèvera le niveau des plus faibles. Bref au contact du blanc, l’homme noir devient meilleur. Ou, au contact du riche, le pauvre devient moins pauvre. À coup de statistiques et d’expertises, tout le monde doit adhérer à la nouvelle doxa, une panacée universelle sensée nous guérir du mal qui nous habite. Tout comme Pasteur et la pénicilline, on aurait trouvé un antibiotique naturel, le contacte physique de personne « saine », culturellement sur les populations moins « saines », agirait comme la pénicilline, par contagion profitable.

Ce que les statistiques ne nous disent jamais, c’est comment le miracle se produit ? Quels sont les paramètres implicites qui rendent la chose possible ?

Cela se produit… Un point c’est tout ?

 
La mixité sociale  comme outil de diffusion de la méritocratie



Les questions indiscrètes concernant la mixité sociale  ne sont généralement pas les bienvenues. Personne ne doit remettre en cause le politiquement correct, une forme de religion de l’idéal au détriment du réel. Le miracle est pourtant obscur. La majorité de la littérature sur la mixité sociale parle du sujet comme panacée miraculeuse pour l’homme, jamais du contenu de ce qui se cache derrière. Pourtant, si véritablement quelque chose se produit, c’est qu’il doit bien y avoir une explication.

En parcourant la minorité des lectures qui abordent le sujet de façon moins dogmatique et un peu plus scientifique, on y apprend malgré tout des choses très intéressantes, que la magie n’en est pas une et que si la chose se produit, elle le fait de manière très pragmatique et en utilisant des recettes déjà existantes. De fait, pour obliger tous les enfants à rentrer dans le moule, «  la discipline et la contrainte » sont toujours d’actualité y compris dans les politiques de « mixité sociale » ou schools mix. Seule l’approche a changé, la démonstration n’a plus la couleur de la discipline ou de la contrainte directe comme le furent les notes, les rangs, les examens ou la sanction communément admise comme outil acceptable de la domination des masses dans le cadre éducatif, l’aliénation est devenue indirecte. Pour incorporer  les minorités toujours incontrôlables, « l’exemple ou le tokens » doit servir le mimétisme volontaire comme outil de contrôle pour intégrer les masses toujours insoumises.

Regardez comment se comportent les classes moyennes. Elles sont dociles, bien éduquées et ont incorporé, voire intériorisé, les valeurs du système dominant. Mélangez-vous, mixez-vous à cette population et prenez exemple sur elle, elles est docile. Contrôlées et contrôlables, les classes moyennes ont parfaitement intériorisé les normes institutionnelles. Aussi, votre salut viendra de ce mélange. Voila indirectement ce que nous propose la mixité sociale: la soumission aux règles pédagogiques du passé. En guise de nouvelle pédagogie on réintroduit l’ancienne sous une forme plus policée.

Voici quelques fragments de textes qui nous permettent de comprendre comment fonctionne le schools mix. Les vielles méthodes de domination, loin de disparaitre, sont réintroduites pour les populations moins contrôlables :
« Nous savons depuis le fameux rapport Coleman (publié en 1966) que tous les élèves, notamment les plus faibles, “gagnent” à fréquenter une école aux publics plutôt favorisés. Ce type de résultat a été retrouvé en France, à la fois les progressions et les orientations des élèves de collège apparaissent plus favorables dans les collèges fréquentés par des élèves de classe moyenne ou aisée. Des études qualitatives (cf. par exemple Thrupp, 1999 ; Meuret, 1995) éclairent les voies par lesquelles se joue cet effet de la tonalité sociale du public (désigné par le terme school mix dans la littérature anglo-saxonne). Dans les écoles favorisées, la culture des élèves serait majoritairement favorable aux études, les normes de conduite seraient plus proches des exigences du métier d’élève, les enseignants auraient un niveau d’exigence plus élevé, les programmes seraient mieux couverts, etc. Une partie de l’efficacité des écoles est donc en quelque sorte “apportée” par les élèves, en tout cas largement dépendante du school mix.

Mais les facteurs pédagogiques propres à l’école sont tout aussi importants ; ceux qui s’avèrent associés à une bonne efficacité (cf. Grisay, 1997) sont assez conformes, en France, à ce qu’on observe dans la plupart des autres pays. Il faut citer en premier lieu une forte “exposition à l’apprentissage”, passant par une utilisation optimale du temps scolaire, avec peu de temps perdu, notamment pour la gestion de la discipline. Sont également en jeu des attentes élevées de la part des enseignants, avec à la clé un souci constant d’évaluation. Jouent également positivement la qualité des relations entre enseignants et élèves, ou de la vie au collège, la clarté des règles, l’existence de droits et de responsabilités pour les élèves, un climat paisible. On trouve donc, dans cet ensemble de facteurs “favorables” à la fois certaines caractéristiques d’une pédagogie plutôt “traditionnelle” valorisant le travail et la discipline. Par contre, certains facteurs présentés comme le fer de lance d’un certain “modernisme” pédagogique, tels que la concertation ou l’innovation, sont dépourvus d’effets significatifs en matière d’efficacité. »[1]

Voila comment se passe le miracle du school mix, dans les écoles bourgeoises. La discipline et le respect des règles sont le fer de lance des « bonnes écoles », la  responsabilisation individuelle  devient le comportement adéquat de l’élève à l’école, la connaissance par chacun des limites de ses droits, les cadences, les rythmes et la production demandée est mieux respectée par l’élève. Très peu de déchets, tout se passe dans le calme, personne ne bronche, le temps de production est devenu aussi efficace que celui de l’ouvrier en entreprise comme le stipule bien la note concernant le « métier de l’élève ». Bref, les normes de conduite seraient plus proches du « métier d’élève », c’est-à-dire des valeurs voulues par l’institution. En gros, les comportements sont mieux cadrés, moulés, formatés.
Rien de nouveau sous le soleil, juste les bonnes vielles méthodes disciplinaires. « Surveiller et punir », pas une once de soutien à l’élève dans la nouvelle doxa ou de pédagogie active inspiré par Célestin Freinet, Paolo Freire ou Decroly à l’horizon. Elles seraient même, parait-il, inefficaces pour les populations insoumises. Elles seraient dépourvues d’effets significatifs en matière d’efficacité sur nos retardés scolaires. Seuls comptent les bonnes vielles méthodes de dressage revues et corrigées. Par mimétisme, chacun doit adopter le comportement et les attitudes demandées, la contrainte et la discipline sont les outils qui conviennent le mieux à ces populations rebelles. Bref, mélanger un quota d’indisciplinés à une population bien disciplinée va produire un effet de vases communicants et tirer de façon vertueuse tout le monde vers le respect des règles et des codes disciplinaires de l’institution. Pour faire rentrer tout le monde dans le même moule, et devenir responsable, une seul théorie, le contrôle et la discipline, le forceps, accompagné du mensonge quand celui-ci n'a pas prise directe. En résumé, les bonnes vielles techniques disciplinaires tintées d’un vernis de progrès néolibéral. Pour mieux perpétuer son pouvoir et sa domination, l’objectif néolibéral  est toujours identique, malgré que les procédés changent de parure. La maison est la même, seul la décoration change.

Contre toute forme de mixité ?
 
Notre critique ne doit cependant pas être mal interprétée. La réelle mixité sociale dans les écoles serait la bienvenue. Qui penserait sérieusement le contraire ? Le problème c’est que cette vision idéale de la mixité, n’est absolument pas possible dans une école antidémocratique ou la vision est méritocratique et utilitariste servant au final les intérêts de l’économie néolibérale.
Hormis quelques exceptions, qui seront présentées comme des exemples, cette mixité n’est décrétée que sur le papier.  Dans la réalité, rien n’a fondamentalement changé au cœur du système pédagogique. En réalité, c’est en travaillant sur le cœur des pratiques par lesquelles nous transmettons les savoirs qu’il faut développer une véritable hétérogénéité.
L’école a aujourd’hui toujours tout un arsenal d’outils discriminants qui étouffent dans l’œuf toutes les velléités d’hétérogénéité à l’intérieur des classes et dans les écoles. Ces outils éliminent en réalité toutes les possibilités de diversité sociale réelle. Et ce, depuis la maternelle, en passant par le fondamental le général, et jusqu’à l’université. C’est toute la pyramide scolaire qui organise à l’intérieur de ces murs l’homogénéité et la ségrégation sociale.
Par classes de niveau, par des filières d’excellence, par des notes sanctionnant, par des évaluations sélectives, par des sélections précoces, par des contrats disciplinaires, par des conseils de classe qui s’organisent plutôt en conseil d’orientation, par des paliers de sélections, par des écoles spéciales, par des classes-passerelles de technique de qualification, technique de transition, par des filière dévalorisées par de la relégation permanente, du tri et du redoublement… Bref, avec tout un arsenal répressif interne qui doit mettre au pas les élèves en éliminant sur l’ensemble du parcours scolaire le bon grain de l’ivraie.
On en est toujours à penser dans cette admirable institution que pour faire avancer l’esclave il faut le faire fouet  à la main. Ce qui se confirme notamment  par des méthodes sécuritaires de plus en plus invasives dans l’école: agents de sécurité, fouilles à l’entrée de l’école, portails de sécurité, caméras de surveillance, portail biométrique, retrait d’allocations familiales en cas de conflit, renvoi de l’élève considéré comme élève libre si trop d’absences, poursuites judiciaires…Tout un arsenal d’outils de contention sont alors mis en place à l’école pour que l’enfant et sa famille rentrent dans les rangs et acceptent la discipline imposée. C’est précisément cette domestication des corps et des esprits qui permet au système de se perpétuer.    
Or il semble clair qu’aujourd’hui, le tri et la sélection à l’école n’ont pas été remplacés par de la coopération, de la formation non sélective et des évaluations non sanctionnant. Pourtant, pour la C.G.E.[2] « l’apprentissage de la démocratie ne peut se faire que si la démocratie est vécue et exercée à l’école. Il est donc fondamental de vivre l’école et la classe comme une microsociété dont les multiples citoyens (élèves, professeurs, personnel auxiliaire, parents…) chacun selon son statut, construisent un projet commun… Chacun a le droit de participer aux décisions…[3]
À quel moment la démocratie participative et la coopération entrent-elles en jeu à l’école pour permettre d’établir les conditions d’une véritable mixité sociale ? Malgré des chartes et des décrets sur les droits de l’apprenant, sa liberté et ses droits sont strictement cadrés, balisés et limités. À aucun moment la coopération n’est une valeur déterminante à l’école d’aujourd’hui. C’est tout le contraire, chaque enfant sera seul responsable de ses échecs et il devra en assumer seul la responsabilité. Absolument tout à l’école est fait pour cloisonner, séparer, diviser. Tout est organisé de façon à ce que l’apprenant soit seul responsable de son destin, dans des classes qui fonctionnent en circuit fermé et où les cours se donnent de façon magistrale, où la communication entre élèves est interdite sous peine de sanctions, où chaque élève doit se débrouiller seul sur son pupitre… L’école n’est plus depuis bien longtemps mutualiste et l’organisation des cours, du temps et des programmes cloisonnent plus qu’elle ne favorise l’échange. 
À quelle moment le miracle de la mixité sociale pourrait-il entrer  en action dans une école ou l’échange est impossible ? Sans échange, cette mixité est factice.

Et les professeurs là dedans ?

On peut effectivement et légitimement  comprendre  le recul et le la méfiance des professeurs face à cette nouvelle mesure de school mix imposée  du haut par la hiérarchie sans véritable concertation et qui va leur donner encore plus de travail dans la gestion de la classe, plus d’évaluations et de contrôles, c’est-à-dire des contraintes supplémentaires.

“D’une part, nous avons constaté que les enseignants, pourtant acteurs centraux de l’institution scolaire, sont la plupart du temps oubliés de la réflexion sur la mixité scolaire, en tant qu’acteurs ayant un angle de vue privilégié. Dans les nombreuses études récentes, comme dans les dernières mesures politiques, les enseignants se voient le plus souvent réduits à un rôle d’exécutants, ce qui contribue au sentiment de bon nombre d’entre eux de ne pas être entendus ni considérés ou reconnus comme des acteurs à part entière. S’ils sont aujourd’hui en première ligne pour l’exécution de la politique de mixité, les enseignants ont globalement été peu partie prenante de l’élaboration de cette politique. Beaucoup perçoivent ainsi les différents décrets comme quelque chose qui leur est imposé “par le haut”, sans tenir compte de la réalité du terrain. »3

Contrôler et discipliner une classe hétérogène est beaucoup plus compliqué nous disent les professeurs. « Avoir des élèves de niveaux différents n’est vraiment pas du tout facile à gérer, si on veut suivre correctement les programmes » commente l’un d’eux.
 
Depuis l’introduction des méthodes de rationalisation empruntées à l’industrie et incorporées dans notre modèle éducatif, les choses se sont fortement compliquées pour les professeurs. De réforme en réforme, de circulaire en décret, boucler le programme est devenu une mission de plus en plus difficile pour les enseignants. 
 
C’est une réalité, l’enseignant doit aujourd’hui appliquer des directives structurelles de plus en plus contraignantes : exigences administratives, application de programmes devenus très “techniques”, nouvelles règles concernant le passage des élèves d’une année à l’autre (au premier degré), inspections plus fréquentes, nouvelles exigences en termes de formation initiale et continuée, etc.. Depuis le décret “Missions”, on a ainsi vu se développer de multiples outils pédagogiques auxquels les enseignants doivent se référer, et apparaître de nouveaux agents de supervision et de conseil, afin de “faciliter” l’application du décret pour les praticiens. Sur le terrain, cette incursion d’une “knowledge elite” dans le travail de l’enseignant a engendré un contrôle grandissant de ses pratiques pédagogiques et une formalisation de plus en plus grande des tâches qui lui sont assignées. »[4]

La charge et les contraintes imposées sont de plus en plus pénibles à supporter pour les professeurs, et le plus souvent ne correspondent pas à leurs attentes. Leurs propositions et recommandations, souvent bien plus proches de la réalité du terrain, sont tout simplement occultées et passés sous silence.

“Pour l’enseignant, la question n’est donc pas avant tout financière, pas plus qu’il n’y a d’emblée une opposition à tout changement. Ce qu’ils mettent en lumière, c’est surtout ce sentiment d’impuissance face à la complexification et au renouvellement constant des tâches demandées dans un système qui, lui, se caractérise par une extrême rigidité. Pour la mise en œuvre d’un vrai changement, les propositions ne manquent pas :

Former les profs en gestion mentale, PNL [programmation neuro-linguistique]… Diminuer radicalement le nombre d’élèves par classe, ne doubler que les branches en échec. Enlever les systèmes [de filières] et permettre une formation à la carte pour chacun et définir un certain niveau à atteindre pour l’obtention du CESS [certificat d’enseignement secondaire supérieur] et d’une qualification.’ – Q9.
 
Si ces pistes émanant des enseignants eux-mêmes ne sont d’emblée pas entendues, le risque est que le législateur engendre ce qu’il voudrait éviter : une crispation des acteurs de terrain face à la politique de mixité, perçue comme allant de pair avec de nouvelles contraintes imposées par le ‘système’ et complexifiant leur travail au quotidien.” »[5]

En gros la panacée universelle de la mixité sociale à l’école comme outil de transformation  n’a aucune des vertus qu’on lui prête. Elle renforce les crispations, les contraintes et les divisions entre profs, parents et élèves. Elle ne change rien au système pédagogique, ni au code disciplinaire de l’institution, sa force c’est d’avancer masquée tout en utilisant les outils de la domination. Le but de la manœuvre est de faire adhérer tout le monde, c'est-à-dire de tromper tout le monde, y compris les plus réfractaires, à l’aliénation demandée par l’institution scolaire.


La question est de savoir pourquoi on veut à tout prix nous y faire adhérer ? Nous faire adhérer à un système qui ne nous veut pas que du bien, qui a introduit la hiérarchie, la division et la soumission comme pierre angulaire de ses mécanismes pour perpétuer sa domination. Pourquoi autant d’énergie, de textes et d’ouvrages pour nous faire accepter les codes disciplinaires de l’institution.


La réponse est la suivante :

« La discipline a à résoudre un certain nombre de problèmes pour lesquels l’ancienne économie du pouvoir n’était pas assez armée. Elle peut faire décroitre la “désutilité” des phénomènes de masse : réduire ce qui, dans une multiplicité, fait qu’elle est beaucoup moins maniable qu’une unité ; réduire ce qui s’oppose à l’utilisation de chacun de ses éléments et de leur somme ; réduire tout ce qui en elle, risque d’annuler les avantages du nombre ; c’est pourquoi la discipline fixe, immobilise ou règle les mouvements ; elle résout les confusions, les répartitions calculées. Elle doit aussi maitriser toutes les forces qui se forment à partir de la constitution même d’une multiplicité organisée, elle doit neutraliser les effets de contre-pouvoir qui en naissent et qui forment résistance, agitations, révoltes, organisations spontanées, coalitions.
D’un mot, les disciplines sont l’ensemble des minuscules inventions techniques qui ont permis de faire croitre la grandeur utile des multiplicités en faisant décroitre les inconvénients du pouvoir qui pour les rendre justement utiles, doit les régir. Une multiplicité, que ce soit un atelier ou une nation, une armée ou une école, atteint le seuil de la discipline lorsque le rapport de l’un à l’autre devient favorable. »[6]

Les idéologies dominantes sont les idéologies des classes dominantes, le rapport à la discipline dans ce système n’a qu’un but, celui de perpétuer sa domination. Dans ce cadre, l’utilisation du school mix n’a pas pour objectif une quelconque émancipation des classes populaires dans les écoles, tout au contraire, c’est un outil puissant pour embrigader les masses réfractaires et les faire participer de leur plein gré à l’idéologie dominante de la méritocratie. Cette idéologie de la servitude volontaire, celle qui rend les dominés contents et consentants à leur domination.

« La Boétie rappelle combien l’habitude de la servitude fait perdre de vue la condition même de la servitude. Non pas que les hommes “oublieraient” d’en être malheureux, mais parce qu’ils endurent ce malheur comme un fatum qu’ils n’auraient pas d’autres choix que de souffrir, voir comme une simple manière de vivre à laquelle on finit toujours par se faire. Les asservissements réussis sont ceux qui parviennent à couper dans l’imagination des asservis les affects tristement de l’asservissement de l’idée même de l’asservissement, elle est toujours susceptible, quand elle se présente clairement à la conscience, de faire renaître des projets de révolte. Il faut avoir cet avertissement laboétien en tête pour se mettre en devoir de retourner au noyau dur de la servitude capitaliste, et mesurer sa profondeur d’incrustation ». 

Mixité sociale artificielle et limitée contre hétérogénéité vivante et permanente ?
 Ce discours sur la mixité sociale dans l’urbain ou dans l’école est idéologique. Il véhicule ainsi une vision pathologique des classes populaires et une vision éducatrice et moraliste de celles-ci, qui ne pourraient s’en sortir que si elles sont en contact d’autres couches sociales sensées leur donner l’exemple, les tirer vers le haut, les sauver. Pour ce faire, les couches populaires doivent incorporer par mimétisme dans un espace bien quadrillé et contrôlé    les codes et les normes de la domination, c'est-à-dire de l’idéologie dominante avec comme condition inavouée de rendre ces  populations dociles, utiles et prêtes a l’emploi. La réalité objective et vivante sur la question du school mix, y compris chez les sociologues de l’urbain et de l’éducation, est que cette reflexion est largement surévaluée et idéalisée et ne correspond pas dans les faits à la réalité. Les exemples dans l’urbain et dans l’éducation viennent de plus en plus infirmer cette théorie. La ruse sur cette question est de faire accepter par tous le contrat et les conditions d’exploitation implicitement imposés pour qu'au final, rien d’essentiel ne change, dans notre modèle éducatif. Les rapports de classe incorporent dans notre école le tri, la hiérarchisation, la relégation, la sélection, la méritocratie, l’utilitarisme, la compétitivité. 
Aujourd’hui, le slogan ne serait plus pour nos progressistes: "Prolétaires d’une ville où d’un quartier, unissez-vous!" mais "Prolétaires d’une ville, d’un quartier ou d’une école,  dispersez- vous!" La morale révolutionnaire est bien dispersée me semble-t-il. 

Carlos Perez     .
 



[1] Duru-Bellat, Marie Effets maîtres, effets établissements: quelle responsabilité pour l’école? PEDOCS page 326 Schweizerische Zeitschrift für Bildungswissenschaften 23 (2001) 2, S. 321-337

[2] Confédération Générale des Enseignants, 22 rue du Méridien, 1030 BRUXELLES

[3] Manifeste, , février 1995

[4] (L’enseignant et la politique de mixitésociale en communautéfrançaise de Belgique, réflexion sur l’engagement de l’enseignant dans la mixitésociale àl’école, étude 2009 Centre Avec)

[5] (L’enseignant et la politique de mixitésociale en communautéfrançaise de Belgique, réflexion sur l’engagement de l’enseignant dans la mixitésociale àl’école, étude 2009 Centre Avec ).

[6] (Michel Foucault surveiller et punir Gallimard p255 )

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