L’Union européenne survivra-t-elle au Kosovo ?

Face à la menace de proclamation unilatérale de l’indépendance par les autorités albanaises du Kosovo, l’unité de façade de l’Union européenne est en train de s’effondrer. Entre l’indépendance promise par Washington et les menaces de veto russe, Bruxelles n’a pas trouvé de cap et son engagement dans les Balkans est remis en question.

Bulletin trimestriel du Comité de surveillance OTAN,

Numéro 27, juillet-septembre 2007

Alors que certains n’y voyaient qu’une simple formalité – une pilule amère, une de plus, à faire avaler par la Serbie –, le processus de détermination du statut futur du Kosovo s’est enlisé au plus haut niveau. Après des discussions infructueuses entre Belgrade et Pristina, l’émissaire de l’ONU Martti Ahtisaari a présenté en mars dernier au Conseil de sécurité un rapport prônant l’« indépendance supervisée » de la province serbe, une position qu’il avait d’ailleurs exprimée avant même que les « négociations » ne débutent. Le Kosovo serait doté des attributs d’un Etat indépendant, mais continuerait à être occupé par des troupes de l’OTAN, tandis que l’actuelle mission de l’ONU serait remplacée par une administration de l’Union européenne qui exercerait des « fonctions d’encadrement, de surveillance et de conseil » dans les matières civiles et policières. Après six projets de résolution, tous rejetés par la Russie qui défend le principe d’une solution agréée par toutes les parties – et non imposée à Belgrade comme dans le plan Ahtisaari –, le Conseil de sécurité a délégué la suite du processus à une troïka, composée des Etats-Unis, de la Russie et de l’UE, chargée de relancer d’« ultimes » négociations entre Belgrade et Pristina et de rendre un rapport un Secrétaire général de l’ONU pour le 10 décembre.

Alors que Serbes et Albanais n’ont toujours pas repris leurs pourparlers1 et qu’aucun signe n’indique le moindre assouplissement de leurs positions – tout sauf l’indépendance pour les uns, rien d’autre que l’indépendance pour les autres –, les leaders albanais du Kosovo ont annoncé qu’ils proclameraient l’indépendance du territoire avant la fin de l’année, avec ou sans la caution du Conseil de sécurité. Récusée par l’UE et la Russie, la menace a reçu des encouragements explicites de Washington où un représentant du Département d’Etat a déclaré le 8 septembre que les Etats-Unis reconnaîtraient l’indépendance du Kosovo. Même si, depuis de nombreux mois, les responsables de Washington se sont faits les hérauts de l’indépendance kosovare, jamais ils n’avaient encore aussi clairement annoncé qu’ils étaient prêts à court-circuiter le Conseil de sécurité.

Le cauchemar de Solana

Une proclamation unilatérale d’indépendance suivie de sa reconnaissance par les Etats-Unis provoquerait de grosses fissures, non seulement au Conseil de sécurité, où plusieurs de 15 membres (la Chine, qui dispose aussi du droit de veto, mais également l’Indonésie ou l’Afrique du Sud) partagent l’opposition russe à une indépendance du Kosovo imposée à la Serbie, mais aussi au sein de l’UE. Malgré les craintes d’une « contagion sécessionniste », une certaine unanimité prévalait pour accepter une indépendance reconnue « dans les règles », c’est-à-dire avec l’aval du Conseil de sécurité de l’ONU. Comme cette éventualité devient de plus en plus improbable, la question d’une reconnaissance d’une indépendance autoproclamée divise profondément le club européen, ainsi que celle de l’envoi de la mission civilo-policière devant remplacer celle de l’ONU, en train de plier bagages.

Lors d’un sommet les 7 et 8 septembre à Viana Do Castelo (Portugal), les 27 ministres des Affaires étrangères n’ont pu accorder leurs violons. Si la Grande-Bretagne et, singulièrement, la France se rangent sur la position états-unienne, plusieurs pays ont exprimé de nettes réserves ou leur opposition à une reconnaissance d’indépendance sans accord du Conseil de sécurité. Parmi ces derniers, on trouve l’Espagne, la Slovaquie, la Grèce, Chypre, la Hongrie, la Roumanie et la Bulgarie. Davantage que l’attachement aux principes du droit international ou le désir de ne pas s’aliéner durablement la Serbie, c’est surtout la crainte d’un précédent qui motive la plupart de ces Etats, confrontés aux revendications indépendantistes de leurs propres minorités. Et même au-delà de ces nations, dans divers milieux européens, grandit la crainte que les « indépendances autoproclamées » deviennent la règle, alors que, du Pays Basque au Nagorny Karabakh, le cas du Kosovo est suivi avec intérêt. Mais, au cabinet de notre ministre belge De Gucht, c’est l’allégeance au grand George qui semble prévaloir, bien que l’actuelle « crise institutionnelle » belge devrait plutôt l’inciter à la réflexion.

Si une position commune devait s’imposer, celle de l’Allemagne serait déterminante. Berlin a eu, depuis plus de quinze ans, une influence capitale sur les événements d’ex-Yougoslavie. Rappelons la reconnaissance unilatérale, avec le Vatican, de l’indépendance de la Croatie à la fin 1991, forçant le reste de la Communauté européenne, puis les Etats-Unis, à la suivre sur un chemin qui précipita quelques mois plus tard la Bosnie-Herzégovine dans une guerre sanglante. Dès la paix revenue dans ce pays, les services de renseignement allemands se lançaient dans un programme d’armement et d’entraînement des indépendantistes kosovars de l’Armée de libération du Kosovo. Depuis, aux yeux des Albanais, l’aura américaine a bien supplanté l’attrait exercé par la patrie du Deutsche Mark, mais l’Allemagne n’en garde pas moins des positions clé au Kosovo : avec 2.500 soldats, son contingent est le principal au sein de la KFOR, la force sous commandement OTAN déployée au Kosovo, et, surtout, le représentant européen au sein de la troïka chargée de la reprise des pourparlers serbo-albanais n’est autre que le diplomate allemand Wolfgang Ischinger.

Le tabou de la partition

Or, en 2007, l’Allemagne ne semble plus vouloir jouer le rôle de boutefeu des Balkans, observant une position plutôt réservée dans les déchirements euro-atlantiques et intra-européens. Certains attribuent cette prudence à une autre caractéristique de la politique allemande de ces dernières décennies, la nécessité de ménager un voisin russe qui n’est plus disposé à être le laissé-pour-compte des arrangements entre grandes puissances dans les Balkans. Aussi, tout en maintenant d’étroits liens avec les Etats-Unis, Berlin ne peut ignorer sa dépendance envers les approvisionnements énergétiques russes et doit donc manifester un minimum de compréhension envers la position serbe. Ischinger a provoqué une mini-tempête en déclarant, en août, qu’une partition du Kosovo – le nord (majoritairement serbe) demeurant en Serbie, le reste devenant indépendant – n’était pas exclue par la troïka. Ecartée d’emblée avant le début des négociations2, cette option a été à nouveau rejetée avec véhémence par Washington et le « gouvernement intérimaire » de Pristina. Par contre, la diplomatie russe emboîtait le pas à la proposition d’Ischinger, alors que Belgrade répétait son opposition à toute amputation de la Serbie, que ce soit de l’ensemble ou d’une partie de sa province du Kosovo.

Il n’empêche que la partition du territoire, bien qu’elle entraînerait le sacrifice des enclaves serbes (et de nombre de chefs d’œuvre de l’architecture religieuse byzantine qu’elles recèlent) dans la partie majoritairement albanaise, pourrait être, dans la situation actuelle, la seule possibilité de compromis entre Belgrade et Pristina. Une telle voie entraînerait bien des marchandages et des revendications. Ainsi, les Albanais kosovars exigeraient, en compensation, le rattachement de la vallée de Presevo, une région de Serbie centrale adjacente au Kosovo et majoritairement albanaise. En Macédoine, alors que les réformes des dernières années ont considérablement accru la décentralisation et les droits des Albanais (un tiers de la population, concentrée dans le nord-ouest), certains n’hésiteraient pas à demander un scénario similaire à celui du Kosovo, soit la création d’un troisième Etat albanais dans les Balkans. Ce qui rendrait beaucoup plus crédible le projet de « Grande Albanie », voire d’autres recompositions sur base ethnique dans la région ou au-delà.

Cependant, le scénario d’une partition du Kosovo, pour improbable qu’il soit, serait moins risqué pour la stabilité de l’Europe et du monde que celui de l’indépendance. Pour une simple raison : une solution acceptée par les Etats et les peuples directement concernés est plus durable qu’une solution imposée par les grandes puissances, même avec l’assentiment de l’ONU. Et ensuite parce que, si le principe d’une solution convenant aux deux parties était retenu, cela devrait freiner les ardeurs sécessionnistes de bon nombre de candidats à l’indépendance et favoriser la recherche de compromis.

Empêtrés, divisés et saisis de doutes, les leaders occidentaux sont en train de payer leurs erreurs au Kosovo. D’une part, ils ont laissé le territoire devenir un haut lieu du crime organisé et du nettoyage ethnique, un contre-exemple parfait de la « bonne gouvernance » et des « droits de l’homme » qu’ils prêchent aux quatre coins du globe. D’autre part, ils ont largement sous-estimé à la fois l’opiniâtreté russe, aiguillonnée par le bouclier antimissile des Etats-Unis et l’élargissement continu de l’OTAN, et l’attachement des Serbes au Kosovo, berceau de leur histoire. Les promesses d’adhésion, « carottes » offertes par l’UE et l’OTAN, contre le Kosovo, n’ont pas eu les effets escomptés. Huit ans après les bombardements, l’organisation atlantique est plus impopulaire que jamais à Belgrade. Quant à l’adhésion à l’UE, même le très pro-occidental président Tadic a assuré qu’elle ne servirait pas de lot de consolation pour la perte du Kosovo. Décidément, les mirages de la mondialisation ont perdu beaucoup de leurs vertus anesthésiantes…

Georges Berghezan

1 La nouvelle série de négociations devait commencer le 28 septembre à New York, dans le cadre de l’Assemblée générale de l’ONU

2 Les 3 « ni » d’Ahtisaari : ni retour à la situation d’avant 1999, ni rattachement (à un autre pays), ni partition

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L’opposition à l’OTAN grandit à Belgrade

Comme dans la plupart des pays d’Europe centrale et orientale, le sentiment prévalait en Serbie que l’adhésion à l’OTAN représentait une étape de l’« intégration euro-atlantique », un préalable d’une adhésion à l’UE, donc un pas vers la relative prospérité dont jouit l’ouest du continent. Evidemment, la Serbie a la particularité d’avoir subi, pendant près de dix ans, de sévères sanctions économiques de la part de l’Occident et d’avoir été bombardée pendant 78 jours par l’aviation de l’OTAN. Ces souvenirs sont encore vivaces dans la population.

Néanmoins, depuis le renversement de Milosevic en 2000, les divers gouvernements successifs ont tous ardemment défendu l’adhésion à l’OTAN et à l’UE auprès de leur population. Dans ce but, ils ont cédé à la plupart des exigences de l’Occident, privatisant de larges pans de leur économie et livrant au Tribunal de La Haye la plupart des inculpés pour crimes de guerre réfugiés en Serbie. En récompense, le pays a accédé fin 2006 au Partenariat pour la Paix, programme de coopération militaire considéré comme une antichambre de l’OTAN. Avec une profonde restructuration de son armée en cours et le développement d’une coopération étroite avec les Etats-Unis (en particulier avec la Garde nationale d’Ohio), la Serbie semblait bien placée pour une adhésion accélérée à l’OTAN. Seul caillou dans la chaussure, le cas du général Mladic, toujours en liberté, peut-être en Serbie.

Notons qu’un processus similaire est en cours dans les relations avec l’UE. Après une année d’interruption pour cause de mauvaise coopération avec le Tribunal de La Haye, Bruxelles et Belgrade ont repris leurs pourparlers et sont sur le point de conclure un Accord de stabilisation et d’association, préalable à une candidature officielle à l’Union. Entre-temps, Carla Del Ponte, procureure du Tribunal de La Haye, avait remis des rapports – enfin positifs – sur la coopération serbe avec son institution. Il est clair que tout cela visait d’abord à amadouer Belgrade et à l’amener à adoucir son refus de concéder l’indépendance au Kosovo. En vain, car la position serbe ne s’est pas infléchie et semble même plus ferme que jamais.

En outre, l’objectif de l’adhésion à l’OTAN ne fait plus l’unanimité dans la coalition gouvernementale. A partir du mois d’août, les ministres du Parti démocratique serbe (DSS), puis le Premier ministre Kostunica, ont fortement critiqué le soutien de l’OTAN au plan Ahtisaari et, en particulier, l’annexe 11 du plan prévoyant privilèges et immunité aux troupes de l’OTAN. Certains ministres y ont vu la volonté de créer, autour de la méga-base de Camp Bondsteel, un « Etat-OTAN », un « Etat fantoche militarisé ». Les bombardements « illégaux » et « impitoyables » de 1999 ont été rappelés et, finalement, le DSS décidait le 15 septembre de s’opposer à l’adhésion du pays à l’OTAN et se contenter du Partenariat pour la Paix. Dix jours plus tôt, le gouvernement avait retiré l’adhésion à l’organisation euro-atlantique de la liste de ses objectifs dans le cadre de ce programme. Un geste qui n’a pas la portée de celui de De Gaulle en 1966, mais qui n’en demeure pas moins une première parmi les Etats candidats.

Les deux autres partis gouvernementaux, nettement plus pro-occidentaux, ont dénoncé la « rhétorique anti-OTAN » du DSS et certaines rumeurs évoquent une coalition de rechange entre ce dernier et la principale force de l’opposition, le Parti radical (SRS), dont le chef croupit à La Haye, accusé d’avoir organisé des milices pendant les guerres de Croatie et de Bosnie.

Si les motivations politiciennes sont loin d’être absentes et si l’annexe 11 apparaît comme un prétexte (le DSS a commencé à protester près de cinq mois après la publication du rapport d’Ahtisaari qui, concernant la force de l’OTAN, ne faisait que confirmer les conditions en vigueur depuis le début de l’occupation), l’impopularité de l’OTAN est plus perceptible que jamais en Serbie. Pour expliquer le choix de son parti, Kostunica a souligné l’importance de la neutralité militaire et assuré que son pays ne participerait jamais aux aventures de l’OTAN en Irak et Afghanistan. Mais, avant tout, c’est le rôle néfaste joué par cette organisation au Kosovo qui a été rappelé. Après tant d’humiliations, une telle réaction peut apparaître bien naturelle. Mais elle laisse aussi présager que la « bataille du Kosovo » est loin d’être terminée et qu’elle marquera, quoi qu’il advienne, de profondes empreintes sur l’avenir de l’Europe.

Georges Berghezan

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