L’Italie torture

L’affaire « De Tormentis » et les tortionnaires spéciaux des années 1970 ; la sentence du Tribunal d’Asti qui reconnait les maltraitances sur des détenus, mais n’a pas d’outil adéquat pour les punir ; et la vie perdue de Giuseppe Gulotta, emprisonné durant 22 années et libéré uniquement après qu’un ex-brigadier des carabiniers a raconté comment des faux aveux étaient obtenus. Trois affaires dans un pays où on viole les droits humains.

 
L’interdiction de faire usage de la torture bénéficie en Italie d’une parfaite clarté théorique, mais d’une mise en pratique tout à fait fictive. Lorsqu’en 2005 les Nations Unies décidèrent d’instaurer un Rapporteur Spécial dont la mission serait de protéger les droits humains dans la lutte contre le terrorisme international, les états européens saluèrent positivement ce nouvel outil qui venait se greffer à d’autres outils de contrôle déjà en vigueur à l’époque, plus particulièrement l’activité du Comité de prévention de la torture. Il fut ainsi réaffirmé qu’aucune situation d’exception ne peut faire déroger à l’interdiction absolue de faire usage de la torture, qui est : inacceptable sur le plan de la perception commune de civilité juridique, inadmissible de par le parallélisme qu’elles supposent entre actions de l’état et pratiques d’organisations criminelles, prélude de graves distorsions dans l’action de la justice,  souffrance en tant que force qui détermine l’adhésion à quelque hypothèse de l’accusation.
 
L’interdiction absolue était de toute façon déjà dans les conventions et pactes internationaux sur lesquels les pays démocratiques avaient reconstruit leurs lois après les tragédies de la première moitié du siècle passé. L’Italie, souvent en défaut par rapport à ces engagements, dont par exemple le fait de prévoir une loi contre le crime spécifique de torture, a toujours déclaré sa ferme adhésion aux principes que ceux-ci revendiquaient. Pourtant, rien que lors des quinze derniers jours, pas moins de trois affaires ont refait surface – différentes quand au moment et à la spécificité des corps de forces de l’ordre qui ont agit – ce qui met en évidence cette distance entre la théorie et la pratique.
 
 
Asti, 2012
 
À Asti, le tribunal a émis le 30 juin une sentence dans laquelle, qualifiant les maltraitances infligées par des agents de la police carcérale à deux détenus « d’abus d’autorité contre des détenus », a déclaré la prescription du crime. Le résultat ne surprend pas car ce n’est pas le premier du genre ; il est toutefois frappant de voir avec quelle clarté le juge écrit dans la sentence que « les faits en examen pourraient aisément être qualifiés de torture » (j’épargne aux lecteurs la description détaillée des maltraitances subies par les détenus), mais que le crime n’est pas prévu par le code pénal, et donc le tribunal ne peut que s’appuyer sur d’autres typologies de crime inadéquates. Aucun doute sur la nature des actes commis et prouvés au procès, par ailleurs corroborés par des enregistrements téléphoniques de conversations entre les prévenus. La torture a bien eu lieu à Asti, mais n’est pas punissable de manière adéquate.


Calabre, 1976
 
À l’autre bout de la péninsule, en Calabre, la Court d’Appel a absout il y a trois jours, lors d’une révision de procès, Giuseppe Gulotta après vingt-deux ans de prison, sanction basée sur le témoignage d’un supposé complice, qui avait mené à l’inculpation de deux autres jeunes hommes. Les faits datent d’un lointain mois de janvier 1976, Gulotta avait alors 18 ans, et le procès a été soumis à révision uniquement parce qu’un ex-brigadier des carabiniers, à l’époque en service dans le département antiterrorisme de Naples, a raconté il y a quatre ans que le témoignage avait été obtenu de force sous la torture. Et via la torture, ils avaient obtenu les confessions de Gulotta : le système devait être très convainquant (le brigadier lui-même parle de « méthodes excessives de persuasion ») et avait été rodé en interne par les forces de police lors de la tentative de coincer des membres de la gauche – on parlait alors d’opposition extraparlementaire – au sujet de la mort de deux carabiniers. L’affaire a eu également une autre issue inquiétante : le supposé complice, qui avait ensuite essayé d’innocenter les accusés, fut retrouvé pendu dans sa cellule dans des circonstances pour le moins obscures, et c’est là un euphémisme ; dans le même temps, les deux autres accusés avaient réussi à purger leur peine au Brésil.
 
 
L’affaire « De Tormentis », 1978
 
Mercredi passé, la recherche sur des enquêtes non résolues, menée lors de l’émission télévisée « Chi l’ha visto ? » a porté dans la soirée de quiétude des familles l’affaire dramatique et trouble des forces spéciales qui conduisaient des interrogatoires fin des années 70, sur des membres ou sympathisants de la lutte armée. Enrico Triaca a raconté son histoire et les tortures subies en mai 1978, après son arrestation dans une papeterie romaine pour soutien aux Brigades Rouges : les tortures furent infligées non pas par un policier agité qui perd le contrôle de la situation, mais par un petit groupe préposé à cette tâche, coordonné par cet homme des ténèbres qui était surnommé « De Tormentis », obscène comme son mode opératoire.
 
Triaca, « disparu » durant les 20 jours qui suivirent son arrestation, avait immédiatement dénoncé les tortures endurées, mais le lendemain de sa plainte, il reçut un mandat d’arrêt pour calomnie – le chef du bureau d’instruction en poste à ce moment était très rapide – et la conséquente condamnation. La réouverture du procès pour calomnie serait intéressante maintenant que nous savons qui se cache derrière le pseudonyme « De Tormentis ». On sait que cet homme se définit comme un noble serviteur de l’état, qui ne nie pas, mais insert le tout dans une sorte d’exigence du contexte. Lui qui, malgré quelques pas de côté, confirme. Tout comme il y a quelques années un autre super policier, Salvatore Genova, dans une interview au « Secolo XIX », avait confirmé que des tortures avaient bien été infligées à des personnes arrêtées dans le cadre de l’enquête sur l’enlèvement Dozier, opéré en Vénétie par les Brigades Rouges quelques années plus tard. Genova fut alors indiqué comme cible de calomnie, et quelqu’un (le Parti Social-démocrate, dont le nom parait bien étrange) lui avait alors concédé l’immédiate « salvacondotto » (sorte d’immunité) pour la candidature au Parlement, et ce malgré le fait que dans ce cas précis, une enquête avait, une fois n’est pas coutume, avéré les faits et responsabilités, mais personne n’avait été puni. De toute évidence parce que le crime de torture, qui n’existe toujours pas à l’heure actuelle, n’existait pas non plus à l’époque. Mais tout ceci fut rapporté comme un cas isolé, une bavure dans un contexte dans lequel il était sans cesse affirmé et répété que la lutte armée avait été combattue et vaincue sans jamais dérailler du chemin du respect rigoureux de la légalité.
 
Le fait de retourner en arrière de quelques années, de l’affaire Dozier à l’affaire Moro, et de retrouver les mêmes pratiques, les mêmes noms, un petit groupe préposé à cette tâche – « prêté » au besoin par Naples au nord du pays – bien connu de ceux qui avaient alors des hautes responsabilités, donne une autre lumière au tout.
 
 
La torture est une pratique « systémique »
 
Par ailleurs, les trois faits rapportés, de par leurs différentes provenances aussi bien territoriales que temporelles, des corps de police ayant opéré, fournissent un panorama assez inquiétant de l’attitude que notre pays a vis-à-vis de la torture : ceux qui ont la pratique de la recherche scientifique ou sociale sait que l’ampleur de plusieurs paramètres fait passer l’évaluation de ce qui a été observé jusqu’ici de « épisodique » à « systémique » et change donc la modalité avec laquelle évaluer ce phénomène. Ceci porte par exemple à l’interrogation, dans ce cas, sur les cultures formatrices de ceux qui opèrent au nom de l’état, sur la couverture dont ils bénéficient, et enfin sur l’absence de la part des forces politiques et culturelles du pays, d’une réflexion plus ample sur le côté révélateur que ces faits revêtent, en tant qu’indicateur sur la qualité de la démocratie.
 
Leur attitude de négation ou de marginalisation est de fait complice du fait que ces pratiques se perpétuent et sont implicitement l’affirmation d’un principe autoritaire en tant que ciment de l’agrégat social, et ce au détriment total de l’état de droit.
Pour ces raisons, la sempiternelle affirmation de certains politiciens et procureurs comme quoi l’Italie, même lors d’années dramatiques, n’a jamais opéré, sans l’ombre d’un doute, quelque infraction de la légalité que ce soit, doit être refusée. Pour ces raisons, déjà 30 ans auparavant, certains d’entre nous – je pense à l’expérience de la revue Antigone qui sortit comme supplément de ce journal – initièrent une soirée critique de la logique et de la culture, et non seulement aux pratiques, de ce qui était alors définit « législation d’urgence ».
 
 
Spataro, Battisti et la magistrature
 
Tout aussi récemment, –il y a exactement un an, le 10 février, à l’occasion du débat sur la possibilité d’extrader Battisti – le procureur Spataro se chargea de réaffirmer dans ces pages que « L’Italie n’a connu aucune dérive antidémocratique dans la lutte contre le terrorisme » et que « il est faux de dire que l’Italie et son système judiciaire n’aient pas été en mesure de garantir les droits des personnes accusées de terrorisme durant les années de plomb ». Aujourd’hui, je crois que de telles déclarations, filles de la négation du côté politique du phénomène d’alors, doivent être revues.
 
Parce qu’il n’est pas possible que ce qui se passait et se passe encore dans le secret ne soit pas connu de ceux qui ensuite interrogent un détenu ou le visite dans sa cellule. Ce n’était pas possible à l’époque et ce n’est toujours pas possibles dans les cas de maltraitances d’aujourd’hui. Le tribunal d’Asti, par exemple, est sévère avec le directeur de cette prison, dont les déclarations sont parfois qualifiées d’ « invraisemblables ». Et le magistrat qui recueillit les témoignages accusant Gulotta, comment enquêta-t’il sur les modalités avec lesquelles ils furent obtenus ? Tout comme les magistrats qui virent Triaca et écoutèrent ses affirmations, à peine sorti de jours obscures, quelles actions entreprirent-ils pour en comprendre le fondement ?

La responsabilité, tout du moins au sens large, n’est pas uniquement imputable à celui qui opère, mais également à celui qui ne voit pas, et encore davantage à celui qui ne veut pas voir. Parce que la négation de l’existence d’un problème n’aide certainement pas à effacer ce qui l’a déterminé, et ouvre par ailleurs les portes à la mise au jour sous une lumière sinistre d’autres opérations, même celles de personnes qui – heureusement une large majorité – ont agit et agissent tout à fait correctement.
 
Dans un article paru hier dans Repubblica, Adriano Sofri rappelait le fait que beaucoup de ces histoires étaient connues, tout du moins en feuilletant par exemple les rapports d’Amnesty ou également les dénonciations même, parvenues au Parlement. C’est vrai, mais je crois qu’entre un « je sais » dit selon la mémoire pasolinienne et une déclaration publique de la part de ceux qui ont opéré de la sorte, il y a une distinction essentielle : une distinction telle que cela rend inacceptable le silence ou la perduration dans une logique où rien ne s’est passé et rien ne se passe.

Aujourd’hui, la négation continuelle de ce problème n’aide pas à refermer le passé d’une manière politiquement et éthiquement acceptable et utile, ni à comprendre quels antidotes il faut assimiler pour que ça n’arrive plus.

 

 

Source: Il Manifesto

 

Traduit de l'italien par Fabrice Lambert pour Investig'Action


Source: investigaction.net

Les opinions exprimées dans les articles publiés sur le site d’Investig’Action n’engagent que le ou les auteurs. Les articles publiés par Investig’Action et dont la source indiquée est « Investig’Action » peuvent être reproduits en mentionnant la source avec un lien hypertexte renvoyant vers le site original. Attention toutefois, les photos ne portant pas la mention CC (creative commons) ne sont pas libres de droit.


Vous avez aimé cet article ?

L’info indépendante a un prix.
Aidez-nous à poursuivre le combat !

Pourquoi faire un don ?

Laisser un commentaire

Qui sommes-nous ?

Ceux qui exploitent les travailleurs et profitent des guerres financent également les grands médias. C’est pourquoi depuis 2004, Investig’Action est engagé dans la bataille de l’info pour un monde de paix et une répartition équitable des richesses.