Irak : la dévastation

La dévastation de l’Irak ? Par où vais-je commencer ? Après avoir travaillé sept des douze derniers mois en Irak, je suis toujours accablé, ne serait-ce déjà que par l’idée de m’y mettre, par les tentatives de description de cette dévastation.

La guerre et l’occupation illégales de l’Irak ont été menées pour trois raisons, s’il faut en croire l’administration Bush. La première, ce sont les armes de destruction massive, qu’on n'a toujours pas trouvées. La seconde, parce que le régime de Saddam Hussein entretenait des liens avec al-Qaïda, ce qui n’a jamais été prouvé, et même M. Bush l’a admis personnellement. La troisième raison, contenue dans le nom donné à l’invasion, "Opération Liberté de l’Irak", résidait dans la volonté de libération du peuple irakien.

Ainsi donc, aujourd’hui, l’Irak est un pays libéré.

L’un dans l’autre, j’ai vécu dans Bagdad libéré et dans ses environs durant douze mois, période pendant laquelle je me suis également trouvé à l’intérieur de Fallujah durant le siège d’avril et, plus d’une fois, des militaires m’ont tiré des coups de semonce par-dessus la tête. J’ai voyagé dans le Sud, dans le Nord et en tous sens dans le centre de l’Irak. Toutefois, ce que j’ai vu au cours des premiers mois de 2004, à l’époque où il était plus facile pour un journaliste étranger de parcourir le pays, offrait une aperçu – souvent prévisible – des horreurs à venir au cours de la suite de l’année (et à coup sûr, en 2005 aussi). Il est intéressant de retourner au premier semestre, désormais oublié, de l’an dernier et de se rappeler à quel point la situation était horrible pour les Irakiens, même dans les premiers temps de notre occupation de leur pays.

Pour les Irakiens, à l’époque, et encore aujourd’hui, notre invasion et notre occupation était une affaire de libération des droits de l’homme (pensez-y : les atrocités commises à Abou Ghraïb ont toujours lieu aujourd’hui, là comme partout ailleurs), de libération d’une infrastructure en état de fonctionnement (pensez-y aussi : aujourd’hui, l’approvisionnement en électricité fonctionne très mal, et cela vaut aussi pour les innombrables kilomètres de conduite de gaz ou d’égouts dans les rues), de libération de la possibilité de vivre dans toute une ville (pensez-y encore : Fallujah, aujourd’hui, dont la majeure partie a été rasée par les bombardements aériens et autres moyens de guerre).

A l’époque, les Irakiens étaient déjà amers, désorientés, et il leur fallait vivre dans une désolation causée par des myriades de promesses non tenues de l’administration Bush. Chaque Irakien libéré, pour ainsi dire, qu’il m’a été donné de rencontrer aux tout premiers jours de mon séjour dans le pays, a soit un parent ou un ami qui a été tué par les soldats américains ou par les effets de la guerre et de l’occupation. Ces derniers comprennent des choses tellement quotidiennes de la vie, tel le fait de ne pas avoir assez d’argent pour se nourrir ou se chauffer, en raison du chômage massif et des prix des combustibles en forte hausse, ou encore la moindre des innombrables autres horreurs provoquées par les faits et opérations déjà mentionnées plus haut. Les promesses rompues, les infrastructures détruites et les villes irakiennes anéanties, tout cela était déjà nettement visible durant les premiers mois de 2004, et le plus triste, c’est que les dévastations que j’ai vues n’ont fait qu’empirer depuis. L’existence que les Irakiens menaient il y a un an, tout horrible qu’elle fût, n’était encore qu’un prélude de ce qui allait venir sous l’occupation américaine. Les signes avant-coureurs d’une résistance violente en devenir étaient bien visibles, depuis la destruction des infrastructures jusqu’à toutes ces tortures.

Les promesses rompues

Il a été très vite évident, même pour un nouveau venu s’adonnant au journalisme et même au cours de ces tout premiers mois de l’an dernier, que la nature réelle de la libération que nous apportions à l’Irak n’avait rien d’un scoop pour les Irakiens. Bien avant que les médias américains décident qu’il était temps de faire état des horreurs qui se perpétraient à l’intérieur de la prison d’Abou Ghraïb, la plupart des Irakiens savaient déjà que les "libérateurs" de leur pays torturaient et humiliaient leurs compatriotes.

En décembre 2003, à Bagdad, par exemple, un homme m’a dit, en faisant état des atrocités d’Abou Ghraïb : « Pourquoi recourent-ils à ce genre d’actions ? Même Saddam ne faisait pas ça ! Ce n’est pas un bon comportement. Ils ne sont pas venus pour libérer l’Irak ! » Et, à l’époque, les plaisanteries de très mauvais goût des coalisés commençaient déjà à circuler. Avec cet humour noir qui est devenu si populaire à Bagdad aujourd’hui, un détenu d’Abou Ghraïb récemment libéré m’a déclaré, alors que je l’interviewais : « Les Américains m’ont mis le courant au derrière avant de l’amener à ma maison ! »

Sadiq Zoman est un cas assez typique de ce que j’ai vu. Emmené de chez lui à Kirkuk par les forces américaines, en juillet 2003, il a été détenu dans une installation de détention militaire près de Tikrit avant d’être largué dans le coma à l’hôpital général Salahadin. Alors que le rapport médical qui l’accompagnait, signé par le lieutenant-colonel. Michael Hodges, déclarait que M. Zoman était comateux après une crise cardiaque causée par un coup de chaleur, il ne mentionnait pas qu’on l’avait matraqué à la tête, ni ne parlait des marques de brûlures à l’électricité qui couvraient son pénis et les plantes de ses pieds, ni les nombreuses contusions et marques de flagellation que portait tout son corps.

J’ai rendu visite à son épouse Hashmiya et à ses huit filles dans uen maison presque vide à Baghdad. La majeure partie de leurs biens avaient été vendus afin de pouvoir subsister. Un ventilateur tournait lentement au-dessus du lit de Zoman qui, le regard absent, fixait le plafond. Un petit générateur d’appoint toussotait à l’extérieur puisque, dans ce quartier, comme presque partout à Bagdad, il n’y avait que six heures de courant par jour.

Sa fille, Rheem, qui allait au collège, exprima tous les sentiments de la famille quand elle dit : « Je hais les Américains pour avoir fait ça. Quand ils ont emmené mon père, ils m’ont pris ma vie. Je prie pour qu’on prenne notre revanche sur les Américains, parce qu’ils ont détruit mon père, mon pays et ma vie. »

En pai 2004, quand je me suis rendu chez eux, un procès en cour martiale contre l’un des soldats complices des tortures pratiquées de façon répandue sur les Irakiens à Abou-Ghraïb venait tout juste d’avoir lieu. L’homme avait été condamné à une légère peine de prison, mais cela n’avait fait aucune impression sur les Irakiens. Ils avaient été convaincus une fois de plus – non qu’ils en eussent éprouvé le besoin – que les promesses de l’administration Bush de revoir ses règlements en ce qui concernait la façon de traiter les Irakiens détenus n’étaient pas moins creuses que celles qui leur avaient été faites à propos de l’aide dans la construction d’un Irak sécurisé et prospère.

L’an dernier, les promesses creuses de soumettre à la justice le personnel impliqué dans ces actes de haines, de même que les promesses de rendre la prison d’Abou Ghraïb plus transparente et accessible, sont tombées sur des parents angoissés, attendant aux portes de la prison dans l’espoir d’apercevoir leurs bien-aimés à l’intérieur. Sous un écrasant soleil de mai, je me suis rendu dans la "zone d’attente" poussiéreuse, lugubre, étroitement gardée en entourée de fils coupants, à l’extérieur d’Abou Ghraïb. J’y ai entendu les histoires tout aussi horribles les unes que les autres que racontaient des parents tristes, rassemblés avec obstination sur ce bout de terre battue, espérant encore malgré tout qu’on leur accorderait une visite à l’un des leurs détenu dans cet horrible bâtiment.

Vêtu de sa dishdasha blanche, accroupi à l’écart sur laz crasse durcie, sa coiffe s’agitant mollement dans le vent sec et chaud, Lilu Hammed avait le regard imperturbablement fixé sur les hautes murailles de la prison toute proche, comme s’il tentait d’apercevoir son fils de 32 ans, Abbas, a travers les murs de béton. Quand mon interprète Abou Talat lui demanda s’il voulait nous parler, quelques secondes s’écoulèrent avant que Lilu tourne doucement la tête et dise tout simplement : « Je suis assis ici, sur le sol, et j’attends l’aide de Dieu. »

Son fils, sans avoir jamais été accusé de quoi que ce soit, était à Abou Ghraïb depuis six mois après qu’une descente chez lui n’ait pas permis de trouver la moindre arme. Lilu tenait un billet d’autorisation de visite tout chiffonné qu’il avait obtenu et qui lui promettait de pouvoir visiter son fils… à trois mois de là, le 18 août.

De même que toutes les personnes que j’ai interrogées sur place, Lilu n’avait trouvé de consolation ni dans le récent procès en cour martiale, ni dans la libération de quelques centaines de prisonniers. « Cette cour martiale est une absurdité. Ils disaient que les Irakiens pourraient assister au procès, mais ce n’a pas été le cas. C’était un faux procès. »

A ce moment, un convoi de Humvee remplis de soldats, les armes pointées par les petites ouvertures, passa en grondant par l’entrée principale du complexe pénal, soulevant un épais nuage de poussière qui enveloppa rapidement tout le monde. La parente d’un autre prisonnier, Madame Samir, écartan,t les nuages de poussière, déclara : « Nous espérons que le monde entier pourra voir la situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement ! », avant d’ajouter, de façon plaintive : « Pourquoi nous font-ils ça ? »

L’été dernier, j’interviewais une femme de 55 ans, très gentille, qui travaillait comme professeur d’anglais. Elle avait été emprisonnée quatre mois durant dans de nombreuses prisons… à Samarra, Tikrit, Bagdad et, naturellement, à Abou Ghraïb. On le lui avait jamais permis de dormir une nuit entière. Elle avait été interrogée à plusieurs reprises chaque jour, on ne lui donnait pas assez de nourriture ou d’eau, elle n’avait pas pu voir un avocat, ni sa famille. On lui avait fait subir des outrages verbaux et psychologiques.

Mais là n’était pas le pire, m’avait-elle dit. Loin s’en fallait. Son mari de 70 ans avait également été emprisonné et on l’avait battu sans arrêt. Après sept mois de coups et d’interrogatoires, il était mort en prison, en détention préventive chez les militaires américains.

Elle pleurait en parlant de lui. « Mon mari me manque », sanglotait-elle, et elle se levait, ne nous parlant plus mais s’adressait à la pièce. « Il me manque tellement. » Elle secouait les mains comme si elle voulait en faire tomber des gouttes d’eau… puis elle se tenait la poitrine et se mettait à pleurer de plus belle.

« Pourquoi nous font-ils ça ? » demandait-elle. Elle ne pouvait tout simplement pas comprendre, disait-elle, ce qui se passait parce que deux de ses fils étaient également détenus et sa famille avait été complètement dispersée. « Nous n’avons rien fait de mal ! » murmurait-elle.

Une fois l’interview terminée, nous regagnions notre voiture quand nous réalisâmes tous ensemble qu’il était 10 heures du soir, et qu’il était déjà très tard pour être dehors, dans les rues de Bagdad, très dangereuses. Elle nous demanda avec insistance si, au lieu, nous ne voulions pas rester pour dîner, tout en me remerciant d’avoir écouté son horrible histoire, de lui avoir consacré mon temps et d’écrire là-dessus. J’en demeurai sans voix.

« Non, merci, il faut que nous rentrions, maintenant », dit Abou Talat. A ce moment-là, nous étions tous en train de pleurer.

La voiture avait emprunté une autoroute de Bagdad et, tout en fonçant tout droit sur la pleine lune, nous restions silencieux, Abou et moi. Finalement, il me demanda : « Tu ne pourrais pas dire quelques mots ? Tu ne dis rien ? »

Je ne pouvais rien dire. Rien du tout.

La destruction des infrastructures

Tout en Irak, se passe dans un contexte d’infrastructures démantelées et d’absence presque complète de reconstruction. Ce que les Américains font encore de mieux, une fois de plus, ce sont des promesses – et leur propagande. Durant la période où l’Autorité provisoire de la Coalition dirigeait l’Irak à partir de la Zone Verte de Bagdad, leurs tracts étaient souvent rédigés comme celui-ci, sorti le 21 mai 2004 : « L’Autorité provisoire de la Coalition a récemment distribué des centaines de ballons de football [américain] aux enfants irakiens de Ramadi, Kerbala et Hilla. Les femmes irakiennes de Hilla ont cousu les ballons, ornés de la phrase ‘Tous, nous participons au nouvel Irak’. »

Et pourtant, quand on en est venu aux bases de ce nouvel Irak, le chômage était de 50% et en hausse, les meilleurs quartiers de Bagdad disposaient de 6 heures d’électricité par jour et il n’y avait de sécurité nulle part. Même en remontant aussi loin que janvier 2004, avant que la situation de la sécurité paralyse presque complètement la plupart des projets de reconstruction actuels, et neuf mois après la fin officielle de la guerre en Irak, la situation frisait déjà la catastrophe. Par exemple, la pénurie d’eau potable était devenue normale dans la quasi totalité de l’Irak du centre et du Sud.

A l’époque, je travaillais sur un rapport qui essayait de montrer exactement ce qui avait été reconstruit dans le secteur de l’eau – un secteur dont Bechtel était en grande partie responsable. Cette société géante s’était vu accorder un contrat hors offre, en coulisse, de 680 millions de dollars le 17 avril 2003, montant qui, en septembre, fut porté à 1,03 milliard de dollars. Ensuite, Bechtel décrocha un contrat supplémentaire de 1,8 milliard de dollars pour étendre son programme jusque décembre 2005.

A l’époque, lorsqu’il était beaucoup plus facile de voyager pour les journalistes occidentaux, je m’arrêtai en cours de route dans plusieurs villages au sud de Bagdad, dans ce que les Américains appellent aujourd’hui "le triangle de la mort", dans la direction de Hilla, Najaf et Diwaniyah, histoire de vérifier la situation de l’eau potable de ces gens. A proximité de Hilla, un vieillard aux traits burinés me montra sa pompe à eau à l’arrêt, flanquée d’un réservoir vide : il n’y avait pas d’électricité. L’eau dont disposait son village était chargée de sel se déversant dans la conduite d’eau parce que Bechtel n’avait pas honoré ses obligations contractuelles consistant à remettre en état un centre de traitement de l’eau tout proche. Un autre village du coin n’avait pas ce problème de sel, mais les cas de nausée, de diarrhée, de pierres au reins, de crampes et même des cas de choléra étaient de plus en plus fréquents. Ceci allait être une tendance constante dans les villages que je visitai.

Le reste de ce périple entraîna une tournée frénétique des villages. Aucun n’avait d’eau potable, à proximité ou dans les limites urbaines de Hilla, Najaf et Diwaniya. Hilla, proche de l’ancienne Babylone, dispose d’un nouveau site de traitement de l’eau et un centre de distribution dirigé par l’ingénieur en chef Salmam Hassan Kadel. M. Kadel me déclara que la plupart des villages sous sa compétence n’avaient pas d’eau potable et qu’il ne disposait pas de la tuyauterie nécessaire pour réparer leurs systèmes à eau complètement détruits, pas plus qu’il n’avait de contacts avec Bechtel ou ses sous-traitants.

Il me parla des nombres importants de personnes s’amenant avec la liste habituelle des maladies. « Bechtel », me dit-il, « dépense tout son argent sans faire la moindre étude. Bechtel repeint des bâtiments mais n’apporte pas d’eau potable aux gens qui sont morts d’avoir bu de l’eau contaminée. Au lieu de repeindre des bâtiments, nous leur demandons de nous donner une seule pompe à eau et nous l’utiliserons pour apporter l’eau à plus de monde. Plus rien n’a changé depuis que les Américains sont ici. Nous savons que Bechtel gaspille de l’argent, mais nous ne pouvons pas le prouver. »

Dans un autre petit village entre Hilla et Najaf, 1500 personnes buvaient l’eau d’un ruisseau sale coulant lentement à proximité de leurs foyers. Toute le monde souffrait de dysenterie, beaucoup avaient des pierres aux reins et un nombre étonnant souffrait du choléra. Un villageois, me montrant un enfant malade, me dit : « C’était beaucoup mieux avant l’invasion. Nous avions vingt-quatre heures d’eau courante, à l’époque. Maintenant, nous buvons cette saleté, parce que c’est tout ce que nous avons. »

Le matin suivant me trouva dans un village dans les faubourgs de Najaf et qui était sous la responsabilité du centre des eaux de cette même ville. Une large fosse avait été creusée dans le sol où les villageois siphonnaient de l’eau dans des conduites déjà existantes. Le trou sale se remplit durant la nuit, quand on eut fini de collecter de l’eau. Ce matin, des enfants désœuvrés entouraient le trou tandis que les femmes vidaient les restes d’eau sale qui se trouvaient au fond. Tout le monde, semblait-il souffrait de quelque maladie provoquée par l’eau et plusieurs enfants, me dirent les villageois, avaient été tués en tentant de traverser une grand-route fort fréquentée menant à une usine où, en fait, on pouvait trouver de l’eau potable.

En juin, six mois plus tard, je visitais l’hôpital Chuwader qui, à l’époque, traitait 3.000 patients par jour à Sadr City, le gigantesque quartier pauvre de Bagdad. Le Dr Qasim al-Nuwesri, directeur principal de l’endroit, se mit bien vite à décrire les combats menés par son hôpital sous l’occupation. « Nous manquons de chaque médicament », dit-il, en faisant remarquer que la chose avait été très rare avant l’invasion. « C’est interdit, mais parfois, il nous faut réutiliser les intraveineuses, même les aiguilles. Nous n’avons pas le choix. »

Et puis, naturellement, à l’instar des autres médecins à qui j’ai parlé, il a amené sur le tapis leur cruel problème de l’eau, l’indisponibilité d’eau non polluée partout dans la région. « Bien sûr, nous avons la typhoïde, le choléra, les calculs rénaux », dit-il prosaïquement, mais nous avons même désormais la très rare hépatite de type E (…) qui est même devenue commune dans notre secteur. »

En quittant les rues remplies d’eaux usées et parsemées d’immondices de Sadr City, nous franchîmes un mur sur lequel on avait peint à la bombe "Vietnam Street". Juste en dessous, il y avait la phrase suivante, destinée sans aucun doute aux libérateurs américains, « Nous creuserons vos tombes en cet endroit. »

Aujourd’hui, en termes d’effondrement des infrastructures, d’autres zones de Bagdad commencent à souffrir de la même façon que Sadr City a souffert à l’époque (et souffre toujours aujourd’hui). Alors que les projets de reconstruction prévus pour Sadr City se sont vu allouer davantage de fonds, la plupart du temps, il n’y a guère de signe montrant que l’on travaille et c’est le cas de la majeure partie de Bagdad.

Alors qu’avec le prolongement de la crise du carburant, on trouve des gens qui attendent deux jours durant pour remplir leur réservoir aux pompes à essence, l’ensemble de la ville fonctionne la plupart du temps sur des générateurs et maintes zones moins favorisées, comme Sadr City, par exemple, ne disposent que de quatre heures de courant par jour.

Des villes anéanties

La tactique aux mains lourdes des forces d’occupation est devenue un fait habituel, dans la vie en Irak. J’ai interviewé des personnes qui dorment régulièrement tout habillées du fait que les raids aériens sont désormais la norme. Très souvent, quand des patrouilles militaires sont attaquées par les combattants de la résistance dans les villes de l’Irak, les soldats ouvrent simplement le feu en tous sens et sur tout ce qui bouge. Plus communément, les lourdes de pertes civiles sont imputables aux raids aériens des forces d’occupation. Ces circonstances horribles ont provoqué plus de 100.000 pertes en vies humaines civiles chez les Irakiens en moins de deux années d’occupation.

Puis il y a Fallujah, une ville dont les trois quarts aujourd’hui ont subi des bombardements ou sont réduits en ruines, une ville dont les ruines sont toujours le cadre de combats même si la plupart des résidents attendent encore l’autorisation de rentrer chez eux (dont un grand nombre n’existent plus). Les atrocités commises en cette ville, ces derniers temps, sont pour une bonne part similaires à celles observées durant le siège avorté de la ville par les marines américains, en avril dernier, quoique sur une plus grande échelle. En outre, cette fois, des rapports des familles de l’intérieur de la ville, de même que des preuves photographiques, semblent prouver que l’armée américaine s’est servie d’armes chimiques et au phosphore, ainsi que de bombes à fragmentation. Les quelques résidents qui ont été autorisés à rentrer chez eux au cours de la dernière semaine de 2004 se sont vu refiler des prospectus produits par l’armée leur enjoignant de ne consommer aucune nourriture provenant de la ville ni d’en boire la moindre eau.

En mai dernier, à l’hôpital général de Fallujah, des médecins m’ont parlé du genre d’atrocités qui se sont produites durant le premier siège d’un mois de la ville. Le Dr Abdul Jabbar, un chirurgien orthopédiste, m’a déclaré qu’il était malaisé de garder des traces du nombre de personnes qu’ils avaient traités, de même que du nombre de morts, vu l’absence de documentation à ce propos. Tout cela a été causé en premier lieu par le fait que le principal hôpital, situé sur la rive opposée de l’Euphrate, a été isolé par les marines durant la plus grande partie du mois d’avril, comme il allait d’ailleurs encore l’être en novembre 2004.

Il estimait qu’au moins 700 personnes avaient été tuées à Fallujah au cours de ce mois d’avril. « J’ai travaillé dans cinq des centres [cliniques communautaires de santé] moi-même, et si nous rassemblons les chiffres de ces différents endroits, ça vous fait ce nombre », dit-il. « Et tenez également compte du fait que de nombreuses personnes ont été enterrées avant que les autres n’arrivent à nos centres. »

Quand le vent s’est mis à souffler depuis le quartier tout proche de Julan, l’odeur putride des corps en décomposition (une puanteur évidemment typique de la ville, une fois de plus) ne fit que confirmer cette déclaration. Même à ce moment, le Dr Jabbar insistait sur le fait que les avions américains avaient largué des bombes à fragmentation sur la ville. « Des tas de gens ont été blessés ou tués par ces bombes à fragmentation. Mais c’est bien sûr, qu’ils ont utilisé des bombes à fragmentation. Nous les avons entendues aussi bien que les personnes que nous avons traités et qui avaient été touchées par elles ! »

Le Dr Rashid, un autre chirurgien orthopédiste, déclara : « Pas moins de soixante pour-cent des morts étaient des femmes et des enfants. Vous pouvez aller voir les tombes vous-même. » J’avais déjà visité le cimetière des Martyrs et j’avais en effet observé les nombreuses tombes minuscules qui, manifestement, avaient été creusées pour des enfants. Il était d’accord avec le Dr Jabbar à propos de l’emploi des bombes à fragmentation et il ajouta : « J’ai vu ces bombes à fragmentation de mes propres yeux. Nous n’avons aucunement besoin de preuves. La plupart de ces bombes sont tombées sur les personnes que nous avons traitées à ce moment-là. »

Evoquant la crise médicale que son hôpital avait dû affronter, il fit remarquer que durant les dix premiers jours des combats, les militaires américains ne permirent absolument aucune évacuation de Fallujah vers Bagdad. Il ajouta : « Même transférer des patients dans la ville était impossible. Vous pouvez voir nos ambulances dehors. Leurs tireurs embusqués ont également tiré dans les portes principales d’un de nos centres. » Et, en effet, plusieurs ambulances étaient dans le parking de l’hôpital, et deux d’entre elles avaient des impacts de balles dans le pare-brise.

Les deux docteurs déclarèrent qu’ils n’avaient pas été contactés par les militaires américains et que l’armée ne leur avait pas fourni la moindre aide. Le Dr Rashid résuma la situation de la façon suivante : « Ils n’envoient que des bombes, mais pas de médicaments. »

Comme je me rendais à notre voiture, à un endroit de ce qui était déjà la désolation de Fallujah, un homme me heurta le bras et me cria : « Les Américains sont des cow-boys ! ceci est leur histoire ! Voyez ce qu’ils ont fait aux Indiens ! Le Vietnam ! L’Afghanistan ! Et maintenant, l’Irak ! Cela ne nous surprend pas ! »

Et cela, naturellement, se passait bien avant que ne débute le siège total de la ville, en novembre 2004. La campagne d’avril à Fallujah, qui résultat en une intensification de la résistance, s’est avérée – l’instar de beaucoup de choses qui se sont passées au cours des premiers mois de 2004 – n’être qu’un échantillon des faits qui allaient se produire à une bien plus grande échelle. Alors que le but du dernier siège avait été de faire patauger la résistance et d’offrir une plus grande sécurité aux élections prévues pour le 30 janvier, le résultat, comme en avril, avait été n’importe quoi, sauf un accroissement de la sécurité.

Dans le sillage de la destruction de Fallujah, les combats se sont tout simplement étendus et intensifiés partout. Des familles fuient aujourd’hui Mossoul, la troisième plus grande ville de l’Irak, en raison de la mise en garde contre une prochaine campagne aérienne lancée contre les combattants de la résistance. Une voiture piégée au moins par jour, telle est la norme dans la capitale. Des explosions se font entendre avec une régularité mortelle partout dans Bagdad de même que dans les villes comme Ramadi, Samarra, Baquba et Balad.

L’intensification se rencontre dans les deux camps. Avec chaque surenchère de la violence, la tactique des militaires américains ne fait que se durcir et, quand ils le font, la résistance irakienne, de son côté, s’accroît tout simplement en ampleur et en efficacité. Toute forme de "siège" contre Mossoul ne fera qu’intensifier cette dynamique.

Malgré un black-out des médias dans le sillage du récent assaut contre Fallujah, des histoires de chiens dévorant des cadavres dans les rues de la ville et de mosquées détruites se sont répandues à travers l’Irak comme une traînée de poudre et des rapports de ce genre ne font que souligner ce que la plupart des gens en Irak croient aujourd’hui – que les libérateurs sont devenus ni plus ni moins que les brutaux occupants impérialistes de leur pays. Et alors, la résistance ne fait que s’intensifier encore.

Pourtant, parmi les Irakiens, il y a longtemps qu’on avait prédit ce durcissement de la résistance. Un moment révélateur pour moi vint en juin dernier avec les voiture suicides quotidiennes à Bagdad. Alors que les séquences montrant des voitures aux vitres brisées et aux impacts de balles dans leur carrosserie apparaissaient sur les écrans de télévision, mon traducteur Hamid, un homme d’un certain âge qui s’était déjà lassé de toute cette violence, me dit doucement : « Ca a commencé. Ce n’est que le début, et ils ne s’arrêteront pas. Même après le 30 juin. » Le 30 juin, bien sûr, était la date de la passation de "souveraineté", promise depuis longtemps, à un nouveau gouvernement irakien, après quoi, prédisaient avec ferveur les hauts responsables américains, la violence dans le pays allait commencer à décliner. Le même schéma de prédiction et de réalité contraire peut se voir aujourd’hui en ce qui concerne l’approche des élections.

Il y a trois semaines, un de mes amis, un cheikh de Baquba m’a rendu visite à Bagdad et nous avons pris le lunch avec Abdullah, un professeur âgé qui est l’un de ses amis. Comme nous mangions, Abdullah exprima un sentiment qu’on entend très souvent, aujourd’hui : « Les moudjahidin », dit-il, « combattent pour leur pays contre les Américains. Cette résistance est acceptable, à nos yeux. »

Récemment, l’administration a accru ses effectifs en Irak, les portant de 138.000 hommes à 150.000 – afin, disent les fonctionnaires, d’assurer une plus grande sécurité lors des élections prochaines. De telles augmentations d’effectifs ont également eu lieu au Vietnam. A l’époque, on appelait ça de l’escalade.

Ce que je me demande, c’est si j’écrirai un article en janvier prochain, intitulé « Irak : la dévastation », dans lequel ces terribles derniers mois de 2004 (et dont le premier semestre de l’année n’était qu’un pâle avant-goût) ne s’avéreront à leur tour qu’être une prévision de nouvelles horreurs à venir ? Et que se passera-t-il alors en 2006 et 2007 ?

Dahr Jamail est un journaliste indépendant d’Anchorage, en Alaska. Il a passé sept des douze derniers mois à faire des reportages à partir de l’Irak occupé. Ses articles ont été publiés dans The Sunday Herald, Inter Press Service, sur le website de Nation Magazine, et sur le site d’infos internet de New Standardpour le compte duquel il était correspondant en Irak. Il est également le correspondant spécial en Irak de la radio Flashpoints et on l’a également vu à la BBC dans Democracy Now!, Free Speech Radio News et Radio South Africa.

Traduit par Jean-Marie Flémal pour Stop.USA

http://www.stopusa.be/scripts/texte.php?section=&id=23430&langue=1

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