Indépendants, ces journalistes ? Témoignages de pigistes surexploités

L’Association des journalistes professionnels de Belgique lance une campagne pour faire connaître et améliorer la dramatique situation des journalistes dits "indépendants" et en réalité surexploités

Voir le site où vous pouvez exprimer vos commentaires . Elle publie aussi un livre.

"On me paie 2,5 centimes par signe. Mes articles, limités à 2.000 signes par le chef de service, me rapportent donc 10 euros brut de l’heure."

"La rédaction d’un magazine a gardé mon reportage pendant six mois avant de me dire que, finalement, elle ne le publiait pas".

"Je devais parfois écrire 5, 6 voire 7 articles sur une journée. Il fallait bien vivre. Je n’oserais même pas les relire aujourd’hui tellement c’était mauvais."

Ces témoignages ne viennent pas de quelques journalistes isolés et grincheux. Ils reflètent la précarité dans laquelle vivent la grande majorité des pigistes belges. L’AJP les a recueillis, en 2005 et 2006, au fil des réunions dans ses sections régionales, par courriel suite à un appel à tous ses affiliés et lors d’interviews réalisées pour la rédaction du Livre Noir.

Tous les journalistes ont témoigné à visage découvert. Mais beaucoup ont demandé à l’AJP de préserver leur anonymat en cas de publication. Cette demande est aussi un témoignage en soi : elle souligne le sentiment de fragilité et de dépendance – quel paradoxe !– des freelances face à l’employeur, dès lors qu’ils brisent la loi du silence. L’AJP a donc appliqué la règle de l’anonymat à l’ensemble des témoins, présentés sous un prénom d’emprunt.

Leurs témoignages

1. Je dépéris

2. Hors agence, pas de salut

3. Ce n'est pas une vie…

4. 13 années de fidèle instabilité

5. Une hiérarchie de fait

Je dépéris

"Au début, je pensais être utile aux gens en abordant des sujets de droit qui pouvaient les aider. Mais on me demande de plus en plus de ne parler que d’argent, épargne, placements. Je ne vois plus de sens à faire ça. Il faut ‘pisser’ de la copie sans arrêt, sans contact avec une équipe. Je travaille tout le temps seule, chez moi. C’est très lourd et j’en ai vraiment marre. Une copine journaliste avait le projet de louer à plusieurs un appartement et d’y établir nos bureaux. Mais la situation des indépendants peut changer du jour au lendemain, donc s’engager à payer un loyer au risque de se retrouver ensuite dans une situation inextricable n’était pas envisageable. Pourtant je suis correctement payée – je gagne entre 2.500 et 3.000 euros brut par mois – mais là, je remets sans cesse en question mon choix professionnel. Je postule comme salariée parce que je voudrais m’inscrire dans un vrai projet, y apporter mes idées, trouver une équipe et une stabilité psychologique. En attendant, je dépéris." (Annick, indépendante depuis 5 ans).

Hors agence, pas de salut

Photographe indépendant depuis 1998, agréé journaliste professionnel, Ludovic n’est plus certain de vivre encore longtemps dans son coin de Wallonie. Ses conditions de travail se sont dégradées à tel point qu’il envisage de partir à l’étranger. Pourtant, la carrière avait vraiment bien commencé…

"Les cinq premières années de métier ont été géniales. Je travaillais pour tous les quotidiens francophones et plusieurs journaux flamands, en couvrant toute la Wallonie. Et puis, à partir de 2003-2004, les choses sont vraiment devenues plus dures. Des quotidiens flamands ont partagé leurs pages régionales, donc je ne leur vendais plus qu’une seule photo qui passait dans toutes les éditions. Et quand je confirmais que je travaillais au tarif Sofam, j’étais écarté. Côté francophone, les correspondants ont été de plus en plus forcés de prendre des photos eux-mêmes pendant que mes frais augmentaient à toute allure. La DH me payait un forfait mensuel de 1.240 euros pour fournir chaque jour trois clichés pour les pages régionales de Namur-Luxembourg. Puis elle m’a demandé de plus en plus d’interventions, mais au même forfait. Conclusion : on est moins disponible pour les autres médias et les frais de déplacement. Je pense que c’est ma dernière année comme photographe de presse. Je gagne en moyenne 2.000 à 2.500 euros brut par mois. Comment rester indépendant, hors agence, quand Belga fait de telles conditions avantageuses aux journaux que ceux-ci n’ont évidemment plus intérêt à acheter ailleurs. Ou quand les accréditations ne se répartissent plus qu’entre agences. Il faudrait exiger que seuls les photographes professionnels prennent des photos. Mais on n’arrive pas à avoir entre nous des combats solidaires, pour déposer ensemble nos boîtiers en signe de protestation…"

Ce n'est pas une vie

Elle a décroché – brillamment – sa licence en journalisme à l’université voici un an. A l’aise dans l’écrit comme dans l’audiovisuel, elle a placé des piges dans divers médias, puis travaillé comme salariée dans un quotidien pendant quatre mois, le temps d’un remplacement. Elle vient d’être "engagée" dans un autre journal. Comme "fausse indépendante". Un an seulement de journalisme, et déjà une immense désillusion…

"Je ne m’attendais pas à de telles difficultés. Tant qu’on n’est pas connue et en position de fixer ses tarifs, on est seule, sans cesse sur un siège éjectable – on nous le rappelle quotidiennement – et toujours jugée sur notre dernière production, sans accès aux dépêches et communiqués de presse. Je pensais que c’était plus humain, mais je découvre qu’en réalité, nous sommes très dépendants, obligés de nous soumettre pour vivre. Je ne m’en sortirais pas seule avec ce que je gagne, alors je vis chez mes parents. Plusieurs de mes amis d’université ont craqué après quelques mois pour aller travailler ailleurs, dans une banque… Moi, je veux m’accrocher, parce que je ne sais faire que ça, et ne veux faire que ça. Mais je veux être salariée, parce que là, ce n’est pas une vie…" (Barbara).

13 années de fidèle instabilité

L’instabilité des relations de travail avec des collaborateurs réguliers ne touche pas seulement les débutants.

Témoignage de Jean-Pierre, correspondant permanent à l’étranger pour un quotidien depuis 1993.

"En dépit de mes nombreuses sollicitations, je n’ai pas réussi à établir un rapport stable avec l’éditeur. Il continue à traiter chacun de mes papiers comme une opération commerciale particulière tout en exigeant tacitement mon entière disponibilité six jours sur sept, et l’exploitation, à titre gracieux, de mes archives personnelles, dont les coûts de mise à jour sont loin d’être négligeables. Ma contribution éditoriale est rangée dans la catégorie des collaborations externes privées de droits. L’éditeur conserve jalousement la faculté de renoncer à mes services sans contrepartie et sans préavis."

Une hiérarchie de fait

"Globalement, il y a une hiérarchie de fait entre indépendants et salariés. Ceux-ci estiment avoir plus de droits, voire des chasses gardées. J’ai couvert des événements d’actualité à la demande du journal… qui décommandait le sujet quelques heures plus tard parce qu’une salariée de la rédaction avait décidé de s’en occuper elle-même. Le même scénario s’est répété une autre fois alors que j’avais déjà remis ma copie, jamais publiée." (Simon).

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