Hammami: “Le dictateur s’est enfui mais la dictature est encore là!”

Longtemps dans la clandestinité, le « Parti communiste des ouvriers de Tunisie » (PCOT et non POCT) , vient lui aussi, à la faveur de la révolte, retrouver, relativement, sa liberté de mouvement. Banni des médias jusqu’au 13 janvier, son porte-parole, et très probablement son futur Secrétaire général, nous raconte comment son parti a vécu cette révolution, nous explique pourquoi il est contre le gouvernement d’Union nationale et pour la constitution d’un Front du Gauche, le « Front du 14 janvier »…

Le Temps : Pour commencer, comment avez-vous  vécu cette Révolution ?

 

M. Hamma Hammami : au niveau du Parti, nous prévoyions déjà, dès 2008, l’entrée de la Tunisie dans une période de lutte  et de contestation sociale. On avait même évoqué l’éventualité d’une « Intifadha » surtout après les évènements du « bassin minier » qui exprimaient un malaise social général et une aspiration au changement. 

Depuis, il y a eu des mouvements de protestations à Skhira, Feryana, Jbenyana et il y a eu surtout, durant l’été 2010, la révolte des habitants de Ben Guerdène. A la suite de laquelle, et conscients de l’évolution sociale et politique dans le pays, nous étions convaincus qu’une révolte était en gestation. Bien sûr, nous étions dans l’impossibilité de prévoir quand elle éclatera, où et qu’elle sera la première étincelle, mais nous avons pris des mesures idéologiques, politiques et organisationnelles, pour s’adapter à une telle éventualité. D’ailleurs nous étions présents sur le terrain dès les premiers signes à Sidi Bouzid. Comme plusieurs  mouvements démocratiques et syndicaux,  nous étions présents dans toutes les régions où les mouvements de contestations ont eu lieu. Plusieurs de non militants ont été arrêtés

Nous avions eu la conviction que cette révolution serait cette fois-ci la bonne le jour où  elle s’est propagée à la capitale et plus précisément dans  les quartiers populaires de Tunis. Ainsi et lorsque les habitants de la cité Ettadhamen et cité El Intilaka ont occupé les rues le soir du 10 janvier dernier, nous avons, le lendemain, le 11 janvier, lancé le slogan «Ben Ali doit partir». Nous étions, en effet, conscients que la volonté du peuple d’en finir avec ce dictateur était irréversible et ce contrairement à certaines forces politiques réformatrices pour qui cet objectif n’était pas réaliste et qui étaient partisanes d’une réforme politique dans le système Ben Ali.

Seulement Ben Ali s’est enfui trois jours après…

 

– Ben Ali s’est enfui, pourtant, dans certaines de vos déclarations vos affirmez que la Révolution n’a pas encore abouti !

En effet, nous estimons au PCOT que nous sommes encore à mi-chemin. Le dictateur s’est enfui mais la dictature existe encore. Nous sommes convaincus que l’actuel gouvernement d’Union nationale, malgré les concessions faites, les réformes engagées et la présence de quelques partis de l’opposition, n’est, en fait, qu’un prolongement de l’ancien régime.

Il faut d’abord partir d’un fait, sur lequel nous sommes tous d’accord : les Tunisiens se sont révoltés parce qu’ils voulaient en finir avec ce régime de dictature. Or un régime ce n’est pas une personne, ce n’est pas uniquement Ben Ali, c’est aussi une constitution,  des lois, des institutions et des appareils, en l’occurrence l’appareil policier, pilier principal de la dictature. Le constat aujourd’hui est que toutes ces composantes sont toujours en place. Ce qu’on veut dire par cela, c’est qu’il ne faut pas réduire cette révolution à un train de mesures et de réformes mais à un changement total du système. Une révolution est une rupture avec le passé, et non une continuation. Dans cette rupture, c’est le peuple lui-même qui doit forger  son avenir et non une gouvernement illégitime et des commission qu’il a nommées.

A ce propos, nous avons proposé, au sein du Front du 14 janvier, la constitution d’un gouvernement provisoire composé de personnalités intègres n’ayant eu aucun rapport avec l’ancien régime et qui seront choisies suite à un congrès national qui verra  la participation de toutes les forces vives du pays dont, principalement, les représentants de toutes les régions qui ont été derrière cette révolution.

Nous avons proposé, par ailleurs, l’élection d’une assemblée constituante, selon une base proportionnelle, pour la mise en place d’une nouvelle constitution.  On parle aujourd’hui d’élection présidentielle dans les six prochains mois, mais qui a dit que le peuple tunisien voudrait encore d’un régime présidentiel. Il y a aujourd’hui beaucoup de voix qui appellent à un régime parlementaire.

Et puis et pour conclure sur ce chapitre, est-il normal, est-ce raisonnable de faire voter les nouvelles réformes promises par le gouvernement actuel par un parlement qui, comme nous le savons tous, n’a pas  été élu par le peuple mais désigné. Un parlement qui n’est pas représentatif et qui n’a aucune légitimité et qui est composé dans sa majorité absolue de représentants du RCD dont tout le peuple connait les dérives et qui est accusé aujourd’hui d’avoir lâché ses milices pour terroriser la population en connivence avec la police  politique et certains hommes d’affaires. En un mot c’est au peuple de décider  du régime politique qu’il voudrait. Cela ne pourrait se faire que par une assemblée constituante.

 

– Etre aujourd’hui contre ce gouvernement, ne craignez-vous pas d’être taxé de nihiliste, de celui qui refuse toujours tout ?

C’est vrai que certains nous accusent d’être des «nihilistes», des «éternel opposants», des partisans «du vide politique » … C’est un mensonge. Ceux là même qui lancent ces accusations, nous ont traités, dans le passé, d’être des « extrémistes » lorsque nous avons exigé le départ de Ben Ali. Ils le soutenaient, et lui demandaient juste de « réformer » le système. Lorsque Ben Ali est tombé, ils ont commencé à le taxer de dictateur et ont pris place au nouveau gouvernement.

Je suis sûr que si ce gouvernement tombe, ils le traiteront de tous les noms et se montreraient  des révolutionnaires de la première heure.

Nous ne sommes pas des nihilistes, nous sommes réalistes. Ce gouvernement ne représente pas les aspirations du peuple. Le peuple tunisien appelle à un vrai changement. Nous essayons d’être à son écoute et de lui montrer, en tant que force politique, le chemin.

 

– Vous venez d’évoquer le Front du 14 janvier. En quoi consiste exactement ce front et quels sont ses objectifs ?

Le Front du 14 janvier est né suite à une prise de conscience de l’importance, à ce stade, de la présence d’une force démocratique et progressiste unie. Toutes les composantes de ce Front ont milité, chacun à sa manière pour faire aboutir cette révolution, mais nos forces étaient éparpillées. Nous avons donc décidé d’unir nos forces dans le but de réaliser ensemble les aspirations de la révolution et de faire face à la contre-révolution.

Il est utile de noter à ce propos, que le Front du 14 janvier n’est qu’une partie de l’opposition et non toute l’opposition. Cela veut dire qu’il reste ouvert à toutes les autres forces qui croient en cette révolution et qui continuent à lutter pour qu’elle aboutisse.

Et là il faut préciser un point : le peuple tunisien a réussi cette révolution par ses propres moyens, sans aucun appui extérieur. La preuve, tout au long des péripéties de la révolution nous n’avons entendu aucun slogan partisan, religieux ou autre. Et c’est, sans aucun doute, l’un des points forts de cette révolution. Mais il y a aussi des points faibles. Une révolution ne peut aboutir en l’absence d’une direction politique et d’une organisation centrale. Une absence qui se fait de plus en plus sentir notamment dans les régions intérieures qui n’arrivent pas, encore, à faire entendre leurs voix. Nous devons dépasser cette carence, si nous voulons que la révolution continue et dans une unité remarquable.

 

  Le Front du 14 janvier  ouvert à toutes les forces politiques. Peut-on comprendre que vous êtes ouverts à une alliance avec Ennahdha ?

Précisément, nous sommes en train d’en discuter au sein du Front. Cela concerne le mouvement Ennahdha, mais aussi les partis qui sont aujourd’hui au sein du gouvernement d’Union nationale ou en dehors de lui mais qui n’adhèrent pas au Front.

En ce qui concerne notre parti, le PCOT, notre position vis-à-vis d’Ennahdha dépendra toujours de sa position de la révolution et de ses objectifs. Nous considérons au PCOT qu’Ennahdha fait partie des composantes de l’opposition en Tunisie. Nous avons travaillé avec elle au sein du « Collectif du 18 octobre pour les droits et les libertés ». Nous avons élaboré une plate-forme commune. Un minima que nous considérons comme inaliénable à savoir : les droits de la femme, la liberté de  pensée et du culte et la nature de l’Etat démocratique, etc… Un tel minima est nécessaire pour une coexistence dans le cadre d’un régime démocratique.

Par ailleurs, nous pensons, qu’à ce stade, entrer en conflit avec des forces de l’opposition ne peut que faire l’affaire de ceux qui veulent aujourd’hui faire avorter cette révolution. Ceux-là mêmes qui font planer le spectre de l’islamisme et de l’intégrisme, du « chaos », ou d’un coup d’Etat militaire. Nous devons préserver l’unité du peuple dans la lutte contre la dictature et aller de l’avant pour réaliser ses objectifs.

Bien sûr, une fois que les dernières poches de la dictature seront anéanties et qu’une vraie démocratie sera mise en place, chacun défendra et argumentera ses principes, qui ne seront pas forcément les mêmes et il reviendra au peuple de faire son choix.

 

– Après des années de clandestinité, ne pensez-vous pas qu’il est temps, que le PCOT sorte au grand jour ?  

Ce sera fait très bientôt.

Et puisque nous y sommes, j’ajouterais que notre premier bureau ouvrira à Jbeniana  dès la semaine prochaine.

 

– Et concernant votre support médiatique «El Badil» ?

Il sera dans les kiosques dès que possible.

 

-Enfin, un petit mot sur la situation internationale et plus précisément sur l’Egypte…

En ce qui concerne l’Egypte il faut d’abord préciser que c’est un soulèvement et pas encore une révolution. Il ne reste pas moins vrai que ces évènements auront des retombées régionales internationales vu son poids géostratégique et géopolitique en relation avec les intérêts américains et sionistes dans la région.

La révolution tunisienne, qui ne représentait pas vraiment en ce sens une échauffourée, a inquiété les Américains qui ont vite dépêché un émissaire à Tunis, que dire alors de l’Egypte ?

Filtman était là, en Tunisie pour « encadrer » le nouveau gouvernement. Les Américains, les Français, et autres gouvernements occidentaux, ne veulent pas que cette révolution  dépasse un certain plafond : une simple libéralisation du régime dans le cadre de la dépendance vis-à-vis de l’Occident.

 

Interview réalisée par Mohamed Ali BEN REJEB

 

 

Source: Le Temps

 

 

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