France-Colombie: Álvaro Uribe, un professeur embarrassant

L’Ecole nationale d’ingénieurs de Metz (ENIM) s’est dotée d’un professeur pas tout à fait comme les autres : l’ancien président colombien, Álvaro Uribe (au pouvoir de 2002 à 2010)

« En octobre 2007, à Carthagène des Indes, Álvaro Uribe est fait ingénieur Honoris Causa de l’ENIM. En 2010, il accepte la fonction de professeur des Universités », affichait encore récemment le site de l’institution (1). En mars 2011, surprise, l’Agence France presse (AFP) tente d’en savoir un peu plus. La direction de l’ENIM lui indique qu’elle ne souhaite « apporter aucune précision ». Sans préciser la matière qu’enseignera M. Uribe – ni quand il le fera –, le directeur de l’établissement, M. Pierre Padilla, assure néanmoins que « M. Uribe viendra régulièrement  (2) » à Metz.

 

Selon l’AFP, « les liens entre l’ancien président et l’ENIM sont anciens (3) », M. Uribe ayant confié à l’ENIM la « modernisation des centres de formation colombiens afin de satisfaire les besoins en compétences des bassins industriels du pays ». De son côté, M. Padilla a obtenu la citoyenneté colombienne le 17 mars 2009, pour « services rendus à ce pays et à l’amitié franco-colombienne (4) ».

 

Le 9 mars 2011, quarante parlementaires français et européens condamnent cette nomination : selon eux, elle découle « des contrats juteux passés entre cette institution éducative et l’Etat colombien (5) ». Et puis, rappellent-ils, M. Uribe n’est pas n’importe qui : il « a mis en place une politique controversée dite de "sécurité démocratique" visant officiellement à lutter contre l’insécurité et à renforcer l’Etat de droit. Dans le contexte du conflit armé que connaît la Colombie depuis plus de cinquante ans, celle-ci promet notamment aux soldats, primes et avantages pour chaque guérillero tué au combat ». Parmi les personnes assassinées, on trouve des handicapés mentaux, des indigents et des toxicomanes. L’avocat colombien Alirio Uribe Muñoz (sans lien avec M. Uribe) – qui représente les familles qui ont souffert de crimes de l’Etat – observe qu’à l’heure actuelle, la magistrature a enregistré 3 000 victimes (6).

 

Tout ceci n’a rien de vraiment neuf : on estime qu’au cours des trente dernières années environ 250 000 personnes ont été arrêtées et « disparues » par les forces de sécurité et les paramilitaires. Presque toutes étaient des civils : 40 000, rien que sur les cinq dernières années. Plus de 2 000 d’entre elles ont été enterrées dans la plus grande fosse commune d’Amérique latine, découverte derrière une caserne de l’armée, à deux cents kilomètres au sud de Bogota (7). Plus d’un millier de ces fosses ont été retrouvées dans diverses régions du pays. De plus, comme le dit la lettre des parlementaires, « plusieurs fours crématoires avaient été installés pour faire disparaître les corps des victimes ».

 

En mai 2010, M. Philip Alston, rapporteur spécial de l’Organisation des nations unies (ONU) sur les exécutions extrajudiciaires, estimait que « le taux actuel d’impunité en relation avec les exécutions prétendument commises par les forces de sécurité, qui atteint jusqu’à 98,5 % selon des sources crédibles, est trop élevé (8) ».

 

Après le Soudan, la Colombie est le pays qui compte le plus de personnes déplacées au sein de son territoire : plus de 4 millions. Près de 2 400 000 d’entre elles ont dû abandonner leurs lopins de terre durant le mandat de l’ancien président. Si certaines ont pu fuir les affrontements armés, la plupart ont été expulsées par les paramilitaires de régions livrées aux transnationales, aux grands propriétaires terriens ou aux chefs narco-paramilitaires, alliés du pouvoir.

 

Ce n’est pas tout : le 7 mars 2011 la magistrature a demandé à la Commission d’accusations de la chambre des représentants de mettre en examen l’ancien président pour sa participation présumée à une opération d’espionnage illégale conduite par le Département administratif de sécurité (DAS). En effet, le 17 avril 2010, le quotidien colombien La Semana divulgait un document de la DAS, datant de 2005. Intitulé « Guerre politique », celui-ci expliquait que, dans l’optique de discréditer les opposants au gouverement de M. Uribe, le DAS envisageait « l’utilisation des médias, des enquêtes d’opinion (…), des explosifs, (…) du “chantage et des menaces” ».

 

L’ancien président colombien a par ailleurs été appelé à se présenter devant un tribunal américain dans le cadre du procès de l’entreprise Drummond, accusée d’avoir commandité l’assassinat de syndicalistes colombiens par des paramilitaires.

 

Les parlementaires français et européens exigent que l’ENIM « rompe au plus tôt ce contrat qui lui fait honte ». Ajoutant que M. Uribe doit répondre « devant la justice colombienne, ou à son défaut, devant la Cour pénale internationale » de la longue liste d’accusations qui pèsent contre lui.

 

En 2010, l’Université de Georgetown a nommé M. Uribe professeur invité, avant que la réaction de la communauté universitaire ne la contraigne à revenir sur sa décision (9).

 

 
 
Notes:

(1) La page a été retirée du site de l’ENIM.

(2) Communiqué de l’AFP, 2 mars 2011.

(3) Ibid.

(4) Ibid.

(6) Cité par Hernando Calvo Ospina, « Juan Manuel Santos, de halcón a paloma », Le Monde diplomatique, édition espagnole, Madrid, mars 2011.

(7) Antonio Albiñana, « Aparece en Colombia una fosa común con 2.000 cadáveres », Publico, Madrid, 26 janvier 2010.

(9) « 150 Scholars Call on Georgetown to Fire Álvaro Uribe », North American Congress on Latin America (NACLA), New York, 29 septembre 2010.

Source: Le monde diplomatique

VOIR AUSSI : Assassin, narcotrafiquant et professeur d'Université à Metz

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