Entre Bolkestein et Constitution : la schizophrénie du 'oui'

Jacques Chirac et Gerhard Schröder tentent de déminer le terrain, mais il leur sera difficile de convaincre que la directive Bolkestein et le projet de Constitution ne sont pas fondés sur la même logique d’une Europe ultra-libérale.

José-Manuel Barroso, président de la Commission et farouche défenseur de la directive, s’est empressé de rappeler que la France et l’Allemagne la critiquent bien tardivement et que le « principe du pays d’origine » n’avait jusqu’à présent pas suscité de réaction . Toute discussion sur la directive au Parlement européen est du coup mise en sommeil jusqu’au 29 mai, mais les Français ont désormais compris qu’à terme, dans un mouvement irréversible de dérégulation économique, sociale et fiscale, une entreprise de l’un des États-membres pourra s’installer partout en Europe en gardant le bénéfice de la législation de son pays d’origine.

Penser que la directive Bolkestein se cantonne aux entreprises de « service », ou qu’elle ne concernerait pas les salariés, est une erreur profonde. Certes, les services et les professions de l’artisanat et du commerce sont en première ligne face à cette offensive ultra-libérale , mais par le biais des agences de travail intérimaire, l’ensemble des activités économiques serait au bout du compte impliqué. Ainsi, quid d’une entreprise industrielle en France faisant appel à des intérimaires proposés par une agence de l’un des dix nouveaux pays entrants, afin de bénéficier des conditions salariales du pays d’origine ? La directive, si on la lit bien, lui permettra d’embaucher ces intérimaires pour dix-huit mois maximum, contrainte bénigne, d’autant que le contrôle de conformité sera confié aux instances du pays d’origine… Des cas spectaculaires laissent déjà augurer du pire, comme cette école construite en Suède par des ouvriers lettons rémunérés aux salaires en vigueur en Lettonie, soit moins du tiers des salaires suédois, ou encore cet orchestre symphonique allemand utilisant des musiciens tchèques rémunérés trente euros par jour en liquide, l’employeur se vantant qui plus est d’anticiper la directive Bolkestein….

Les arguments employés par Jacques Chirac dans son réquisitoire contre la directive sont pour le moins contradictoires. Ainsi, à quoi bon s’ériger contre le risque de concurrence sauvage, alors que la Constitution ne cesse de rabâcher le principe de la «concurrence libre et non faussée », dans des termes dignes de l’idéologie économique de la fin du XIXe siècle qui voulait faire obstacle au progrès social en élaborant la théorie de « l’équilibre général » et du « chômage volontaire ». Comment aussi prétendre lutter contre la directive Bolkestein, alors que la « liberté d’établissement » des entreprises est sacralisée dans la Constitution sans aucun garde-fou contre le dumping social et fiscal ? Comment refuser la directive au nom de la défense des services publics, alors que le terme n’apparaît nulle part dans la Constitution, au profit des « services économiques d’intérêt général » (SIEG) soumis eux-aussi au principe de «concurrence libre et non faussée » et, sous condition de rentabilité, délégués au secteur privé ? Que penser, Monsieur le Président, de la réponse adressée par Danuta Hübner, commissaire européenne à la politique régionale, après une première réaction française fin janvier : « Prévenir les délocalisations, les stopper par des règles artificielles travaillerait contre la compétitivité des entreprises. Ce que nous devons faire au contraire, c’est faciliter les délocalisations à l’intérieur de l’Europe » (La Tribune, 8 février) ?

Parmi toutes les raisons de voter Non, je n’en évoquerai que deux. On le sait, la Constitution européenne s’imposera aux textes nationaux (art.I-6 : "La Constitution et le droit européen priment sur le droit des Etats membres "). Qui est prêt à voir rangé au musée le Préambule de notre Constitution française, notamment : « tout citoyen…dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence », « toute personne a droit à la sécurité sociale en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, veuvage, vieillesse et dans les autres cas de perte de ses moyens de subsister», et surtout « toute personne a droit au travail » ? La Constitution européenne se contente d’une laconique « liberté de chercher un emploi et de travailler » (art. II.75. 2). L’article II.94, Sécurité sociale et aide sociale, même s’il fait allusion à des prestations sociales, vide de sa substance notre système de protection sociale. Faute de proposer une harmonisation par le haut, le maintien suggéré des « législations et pratiques nationales » sera inféodé à l’ultra-libéralisme, comme le prouve l’ensemble des « réformes » récentes : retraites, système de santé, indemnisation du chômage… Prétendre alors, de l’UMP au Parti socialiste en passant par l’UDF, que la Charte des droits fondamentaux inscrite dans la Constitution européenne apporterait aux Français une quelconque avancée sociale procède ou d’un fieffé mensonge, ou bien d’une mauvaise lecture du texte.

Concernant la politique extérieure, l’atlantisme affirmé du texte (art. I.;41.7) ruine toute possibilité de faire entendre sa différence, notamment par les pouvoirs donnés au futur ministre européen des Affaires étrangères. Ceci n’éclaire-t-il pas les efforts diplomatiques déployés par l’administration Bush ? Alors qu’elle exécrait le seul principe d’une Union européenne, elle espère désormais une Europe à vingt-neuf ou trente suffisamment docile, d’autant que des décisions essentielles n’exigeront que la seule majorité qualifiée (55% des pays membres représentant 65% de la population). Au-delà de ces exemples peu réjouissants, à chaque électeur de lire et de se livrer à l’exercice nécessaire mais compliqué à l’extrême, notamment pour les 321 articles qui aboutissent à juguler toute autonomie des politiques économiques et de politique étrangère…Chacun y trouvera ses raisons de dire Non !

Quels arguments reste-t-il aux partisans du oui ? Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy agitent désormais le chiffon rouge du « chaos » qui accompagnerait le Non de la France. Le langage de Cassandre sied mal quand la régression économique et sociale s’aggrave chaque jour. En outre, les traités en cours continueront de s’appliquer et la construction européenne peut se poursuivre sans plonger dans un délire ultra-libéral. Le parti socialiste ne peut que prendre les décisions nécessaires alors que déjà 60% de ceux qui s’en réclament disent vouloir voter Non ? Peut-on imaginer François Hollande faire campagne pour le oui comme si de rien n’était ? Quant à la Confédération des syndicats européens, doit-elle poursuivre la schizophrénie d’organiser à Bruxelles une manifestation géante contre Bolkestein… tout en invitant à voter oui à la Constitution ?

Nous allons entendre pendant deux mois que le Non serait l’assemblage hétéroclite des mécontents, ou des frileux condamnés au « repli sur soi », ou encore des Français « d’en bas » inaptes à juger des véritables enjeux européens et de la mondialisation économique. Il faudra répondre que le Non de gauche signifie que l’Europe doit être construite sur une extension des droits sociaux et la refondation d’un modèle social européen refusant radicalement le schéma anglo-saxon. C’est l’harmonie entre les peuples qui est garante de paix intérieure et de paix extérieure, alors que la directive Bolkestein et la Constitution européenne entraîneront leur déchirement à coups de dumping social. Le oui propose le sacrifice de nos identités profondes au profit de la déflation salariale et de l’apologie du profit, et appelle l’adhésion à un fonctionnement économique et social dont les Français, majoritairement, ne veulent pas. Certes, cette évidence doit être douloureuse tant aux néo-libéraux qu’aux sociaux-libéraux, mais le bien public exige de confirmer le Non de l’espoir.

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