Contre-Manuel de statistiques pour citoyens militants

« 60 à 70 % des délinquants sont issus de l’immigration ». Tel était le titre accrocheur d’un article que l’hebdomadaire Le Point consacrait, en juin 2004, à la « surreprésentation des Français d’origine étrangère dans la délinquance ». Tout en se démarquant des « conclusions absurdes sur un caractère culturel de la criminalité », le journaliste du Point estimait cependant que ces faits témoignaient de « l’échec de l’intégration ». Cet exemple illustre toutes les manipulations qu’un usage douteux des statistiques permet. Les médias s’appuient souvent sur des chiffres, des sondages, pour tenter de démontrer le caractère objectif voir scientifique de leurs propos : « les statistiques du chômage sont en baisse », « hausse de X % de la criminalité », etc. Or souvent il n’en est rien.

Ce livre a pour but de donner les outils de base qui permettront de démonter toutes les manipulations de chiffres dont nous abreuvent les médias.

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Introduction du livre qui vient de sortir

Déchiffrer le monde – Contre-Manuel de statistiques pour citoyens militants

de Nico Hirtt

“On peut faire dire aux statistiques tout ce qu’on veut”. Jamais, adage populaire n’aura été aussi éloigné de la réalité. Car les bonnes statistiques ne mentent jamais, si ce n’est par omission. En revanche, ceux qui les utilisent ou qui les produisent peuvent cacher, camoufler, déformer ce que disent les chiffres. Et ceux qui les lisent peuvent être, parfois, bien crédules.

La statistique est souvent le premier et parfois le seul moyen d’appréhender scientifiquement une réalité complexe. Dans l’étude des phénomènes sociaux ou économiques par exemple, nous ne pouvons nous fier à l’étude de quelques cas, forcément particuliers, forcément isolés. Chacun “connaît un médecin qui ne parvient pas à nouer les deux bouts en fin de mois”, cela ne prouve pas que tous les médecins vivraient comme des prolétaires. On peut pareillement avoir rencontré un enfant de maçon ayant accompli de brillantes études universitaires, sans que cela infirme la détermination sociale des résultat scolaires. Seule la science statistique permet de juger de la pertinence de ces observations partielles, de leur caractère significatif ou exceptionnel.

C’est pourquoi les statistiques sont aujourd’hui omniprésentes dans la vie politique et sociale. Il n’est pas de débat sur l’emploi, sur l’éducation, sur le budget de l’Etat, sur la fiscalité, sur la criminalité, sur les services publics, sur le coût de la vie… sans références statistiques. Et pourtant, mon expérience de militant — dans le secteur de l’éducation, dans le mouvement syndical, dans le mouvement altermondialiste ou au sein de la gauche anticapitaliste — m’a souvent révélé à quel point les sympathisants, les activistes et même les responsables des ces mouvements peuvent être mal préparés quand il s’agit d’interpréter correctement le sens d’une moyenne, de lire un graphique ou de comprendre un tableau de nombres. Ne parlons pas d’affronter des quartiles, des écarts-types et autres coefficients de corrélation.

Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas de constater que la production de matériel statistique original est largement abandonnée aux institutions et pouvoirs en place, voire à “l’ennemi”. A l’exception de quelques grandes organisations syndicales, qui disposent de leurs propres services d’étude, la plupart des associations militantes en sont réduites à utiliser le matériel statistique que veulent bien leur fournir les ministères, institutions internationales, organisations patronales, services d’étude privés, centres de recherche universitaire (eux aussi de plus en plus souvent financés par le secteur privé) et autres sociétés de marketing.

Sans doute cela s’explique-t-il en partie par des facteurs d’inertie et de tradition. Jusqu’à il y a peu, l’exploitation des méthodes de la statistique nécessitait un investissement en temps (jusque dans les années 60) ou en matériel informatique (à partir des années 70) qui la rendait largement inabordable pour le commun des mortels. Mais ces temps-là sont révolus. Aujourd’hui, un ordinateur à moins de 1000 euros, capable d’effectuer les centaines de millions de calculs par seconde qu’exigera de lui le plus navrant jeu de simulation guerrière, sera forcément aussi capable de traiter sans problème une base de données statistique même très lourde. Quant aux logiciels nécessaires, ils sont disponibles gratuitement, par simple téléchargement sur internet.

Mais la technologie ne suffit pas. Encore faut-il avoir la volonté d’y recourir et, pour cela, avoir la conviction de l’utilité des statistiques dans notre engagement politique, social ou syndical. A cet égard, l’exemple vient d’en haut. Lorsqu’au milieu du 19è siècle le statisticien belge Adolphe Quételet fut le premier à proposer l’usage des statistiques dans l’étude du comportement humain et de la société, un homme lui apporta son soutien, en dépit des vives critiques des autres contemporains. Cet homme s’appelait Karl Marx.

Quételet estimait que le niveau de développement d’une science pouvait se mesurer à son degré de mathématisation (on retrouvera cette thèse dans les ouvrages philosophiques de Marx et d’Engels). Il avait donc commencé à appliquer les statistiques à l’étude de la criminalité. Dans un ouvrage publié en 1835, “Sur l’homme et sur le développement de ses facultés, ou Essai de physique Sociale”, il explique pourquoi les statistiques l’ont amené à considérer que les conditions sociales jouent un rôle prépondérant dans le devenir de l’homme. Selon lui, c’est la société et non l’individu qui est responsable de la criminalité : “La société prépare le crime et les coupables ne sont que les instruments de son exécution (…) Ce crime est le résultat des circonstances où il s’est trouvé placé”. L’expression de “physique sociale”, qui figure dans le sous-titre de son ouvrage, suggère l’idée que l’observation statistique d’un large groupe d’individus serait similaire à l’observation de certaines lois physiques, comme celles de la thermodynamique. Selon Quételet, cette physique sociale — qu’Auguste Compte rebaptisera “sociologie” quelques années plus tard — devrait selon lui “proposer des lois aussi admirables que celles de la mécanique des objets inanimés”.

Karl Marx, qui découvrit l’oeuvre de Quételet par sa traduction anglaise de 1842, en fut fortement influencé. Au coeur du développement de sa théorie économique, pour définir la valeur comme le temps de travail social moyen incorporé dans une marchandise, il utilisa le concept de “producteur moyen”, application directe de la notion d’ “homme moyen” imaginée par Quételet. Dans Le Capital, Marx fit d’ailleurs explicitement référence au statisticien belge

Le présent ouvrage est une invitation à se saisir de l’outil des statistiques. A en faire une arme dans nos combats contre toutes les formes d’exploitation et d’injustice, contre la domination des puissances impérialistes, contre la destruction de l’environnement, pour le droit au travail digne, au revenu, au logement, à la santé, à l’éducation, aux services collectifs de base et à l’expression. Pour changer le monde, il faut le comprendre; et pour le comprendre, il faut commencer par le connaître. A défaut de pouvoir faire nôtres toutes les expériences de milliards d’être humains, nous devons nous servir de la statistique pour en découvrir les tendances et les déterminants principaux. En gardant toutefois en mémoire que la science statistique ne peut que décrire la réalité; elle ne suffira jamais à comprendre et à interpréter cette réalité. En 1869, dans une lettre à Ludwig Kugelmann, Marx écrivait: “Quételet a rendu d’éminents services en démontrant que même les incidents apparemment aléatoires de la vie sociale possèdent une nécessité interne de par leur récurrence périodique et leur incidence moyenne”. “En revanche”, ajoute Marx dans le même courrier, “il n’a jamais été en mesure d’interpréter cette nécessité. Il n’a pas progressé sur ce point, se contentant de développer le matériel qui lui permettait d’améliorer ses observations et ses calculs”.

Le fondateur du socialisme scientifique aurait donc fort bien pu se paraphraser lui-même et conclure : “les statistiques ne font que décrire le monde de diverses manières ; mais ce qui importe, c’est de le transformer”.

L’auteur

Nico Hirtt enseigne les mathématiques et la physique. Auteur de nombreux articles sur l’enseignement, il a notamment publié L’École sacrifiée (EPO, 1996), Tableau noir (avec Gérard de Selys, EPO, 1998) et Les Nouveaux Maîtres de l’école (Aden, 2005)

Le livre

144 pages – ISBN : 9782930402291 – 14 euros (ttc)

Dans toutes les bonnes librairies ou bien :

Editions ADEN

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